En 1968, un jeune auteur-compositeur appelé Gérard Manset bouscule le Landernau de la chanson française avec La Mort d’Orion, album symphonique aux innovations tordues, petit diamant bricolé sans complexes, sans retenue. Dans les décennies qui ont suivi, le jeune homme un peu dandy est devenu la figure libre que l’on sait, retranché derrière une discrétion naturelle qui l’a rangé malgré lui dans la catégorie fumeuse des « artistes culte ».
Ni mythique ni marginal, Manset est assurément un honnête homme, pétri de grandes intentions, perfectionniste jusqu’au bout des ongles, et donc réfractaire au devoir de médiocrité de l’époque. Rééditant enfin La Mort d’Orion, longtemps resté dans l’ombre de sa discographie officielle, il revient aujourd’hui sur ce qui a fondé brique par brique son art et sa démarche de bâtisseur : la découverte ébouriffante de l’écriture musicale, la solitude faute de mieux, la recherche effrénée du juste milieu.
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Vous vous dites autodidacte. Comment avez-vous découvert la musique ?
Aaaaaaaaaaa Ça a commencé par des zéros en musique, évidemment, dans tous les lycées, et notamment à Claude-Bernard. Ça précédait des renvois systématiques de trois jours. On écoutait un peu de musique classique. Il y avait le Tepaz, on devait avoir droit à Beethoven, Rachmaninov et des trucs un peu plus tartes genre Le Carnaval des animaux… Ce qui est amusant, c’est que j’ai vécu jusqu’à l’âge de 20 ans sans écrire la moindre note, sans rien connaître de la musique sinon l’apparence, comme beaucoup de gens qui écouteraient et entendraient une masse sonore, mais sans savoir ce qu’il y a dedans.
De l’école à la pratique personnelle, comment s’est opéré le passage ?
Simplement, par l’intermédiaire d’instruments. D’abord une guitare sèche, comme tout le monde. J’ai joué les quatre accords, étonné que ce soit si simple, si rapide. C’était plutôt Baden-Powell, hein, feu de camp… C’était aussi l’époque Beatles, Shadows, on était presque obligés… Et puis je ne sais pas, j’avais besoin de commencer à m’exprimer. J’ai écrit toutes mes premières chansons à ce moment-là. Je ne les ai pas gardées, c’était un peu fumeux. Après, il y a eu la batterie. Et puis le piano… J’ai dit à mes parents de le faire apprendre à ma petite s’ur. C’était un peu pervers, à double détente. C’était peut-être inconscient : je ne pensais pas que j’allais moi-même me lancer. Voyant que ma s’ur s’y mettait tous les 36 du mois et que le prof passait pour rien, je me suis assis derrière le piano et j’ai fait les leçons. J’ai pris La Méthode rose, peut-être pour que ça ne soit pas inutile. Et j’ai tout de suite été attrapé par le truc.
Ça a libéré quelque chose ?
Oh ! oui… Enfin… Pour moi, tout ce qui n’est pas concret et immédiat est inutile. Alors, avec un piano et une méthode, c’est simple : t’appuies là où on te dit d’appuyer, et ça fait du bruit comme il faut. C’est pas des machins de salle de classe où t’as qu’une envie : te tirer et aller à la sortie de La Fontaine le lycée de filles. Le piano, c’est l’instrument majestueux par excellence, le roi. C’est la cathédrale musicale, la nef. Quand on regarde le clavier, on voit une partie musicale verticale avec toutes les clés. Ça, c’est un truc qui m’a toujours semblé bizarre : pourquoi une clé d’ut, une clé de fa, une clé de sol ? Voilà une question à laquelle on ne répond jamais. La réponse est simple : il existe un truc qui s’appelle la portée universelle, où il y a une trentaine de lignes et qui, de bas en haut, va de la clé de fa à la clé de sol. Si on commence par ça, immédiatement on comprend tout. Après, on a plus ou moins de mal à travailler, mais au moins on a saisi le principe, ça paraît logique. Moi, je faisais partie des pragmatiques, des concrets, des nets et carrés.
C’était important de découvrir ça seul ?
Tant que tu n’as pas une heure à toi, sans que personne ne vienne, un matin où tout est clair dans ta tête, où t’as rien à demander, rien à perdre, rien à gagner… T’as ton putain de cahier sur le piano, tu regardes, tu frappes le do, puis le mi, puis le sol. Tu fais do-mi, puis la tierce, puis la quinte. Et là, t’entends ce que c’est que l’harmonie. Après, tu fais mi bémol et tu entends ce qu’est la tierce mineure. Aaaah ! Tu deviens fou ! Enfin moi, je suis devenu fou. Tellement j’avais le sentiment d’avoir découvert toute la clé du truc. Tellement tout d’un coup, c’était parfait, ça résumait tout, ça évacuait tous les millions de discours. Voilà. A partir de là, tu peux pas revenir en arrière. T’es piégé, c’est parti. Si j’avais fait le conservatoire, si j’avais été au piano depuis l’âge de 5 ans, je n’aurais jamais pu ressentir ces choses-là, avec cette intensité-là. J’aurais trop eu le nez dedans. Alors que là, ça a multiplié par cent le shoot, la décharge, c’est l’adrénaline en folie. Sans ça, tu passes forcément au-dessus, à côté. Si on t’a tout montré, tout dit, tout mâchouillé, si tu l’as su trop tôt, trop vite, trop bien. Pour moi, ça a été révélateur.
Sans ce point de départ, rien n’aurait été possible ?
C’est-à-dire que j’ai un mode d’esprit qui marche d’une certaine façon il doit y avoir un mot pour ça … Disons que pour comprendre l’ensemble, j’ai besoin de comprendre le premier maillon. Après, ça va en général très vite. C’est la fission de l’atome, pan ! ça pète tout seul. Ça génère une apothéose, quand tu sais que tu commences par le bon bout. Pour moi, ça s’est passé comme ça pour tout. Dans ces histoires d’enseignement et de scolarité, ça a trop souvent été le cas : si on saute une étape, c’est mort. Tu peux toujours t’acharner, essayer de comprendre, être attentif. Et personne n’a le courage de revenir en arrière, personne ne veut retourner en CE1.
Vous vous présentez souvent comme un piètre instrumentiste.
Il y a des gens, comme ça, qui ont un sens. Ils prennent un manche, ils ne savent pas comment s’appellent les cordes, ils jouent, ça sonne toujours. Moi, j’ai pu apprendre quarante fois des trucs, et toujours me planter, faire un pain au bout de deux mesures… C’est comme un jeu électronique : tu es dans ton vaisseau spatial, il y a des fusées et des astronefs qui passent dans tous les sens, ça pète de partout, faut tirer plus vite que les autres, se planquer… Tu en as qui sont là-dedans comme un poisson dans l’eau : ils passent à travers tout. Et moi, je fais un mètre cinquante et je suis descendu. C’est terrible, la maladresse…
Pourquoi s’être mis au chant ? La musique instrumentale ne suffisait pas ?
C’est l’inverse : j’ai fait de l’instrumental pour habiller… Toute ma vie, les choses ont été faites comme ça, par défaut… C’est parce que je ne trouvais pas chaussure à mon pied que j’ai été obligé de faire la chaussure. Par exemple, c’est parce que je ne trouvais pas d’arrangeur que je m’y suis mis. J’allais dire que tous ces gens-là en savaient moins… Ils avaient une formation, mais ça n’était pas l’essentiel.
On a du mal à croire qu’un an seulement sépare votre découverte de l’écriture musicale et l’enregistrement de La Mort d’Orion.
En quelques mois, j’en savais suffisamment pour pouvoir acheter les partitions orchestre de pièces musicales que je connaissais pour les avoir écoutées plus jeune. De temps en temps, je prenais un quart de page, ou une ligne de hautbois ou de cor anglais. Et là, c’est extraordinaire. C’est comme les jeux d’arcane d’aujourd’hui : tu ouvres une porte, tu entres dans un autre univers, puis un autre, puis un autre… C’est sans fin. Quitte à rester une semaine sur une mesure, c’est pas le problème. C’est déjà d’une richesse à se flinguer… Du moment qu’on tient le premier maillon… Je me souviens d’une anecdote à ce propos. C’était il y a très longtemps, je me posais déjà sûrement des questions. Je devais être en quatrième : un jour, je suis parti en Allemagne, certainement pour un séjour linguistique. Là-bas, il s’est trouvé que je me suis engagé comme terrassier. J’ai participé à la construction d’un garage. Là, déjà, tout gosse, j’ai donc fait une dalle de béton, avec tout ce que ça représente : brouettées de merde, de graviers, piquets dans le sol pour qu’il y ait le niveau. On coule, on lisse, et après on peut commencer à balancer quelques parpaings dans le bon sens. Et là, je me revois, allongé pendant la pause, une demi-heure au soleil : je planais com-plè-te-ment d’avoir participé comme terrassier lambda à trois mètres carrés de fondation. Au moins, après, quand tu rentres dans ta baraque, que tu gares ta bagnole, tu sais comment c’est fait ! Ça tient pas sur du vide, t’as pesé le truc, tu sais combien de temps ça a pris pour sécher. Je ne sais pas si c’est très sain, comme fonctionnement. Mais ça a conditionné le reste, je n’ai fait que reproduire ça. C’est devenu systématique, que je le veuille ou non… Enfin, c’est où le point de départ, là ? Faut tout arrêter : on en est où ?
D’une certaine manière, Orion, ce n’est pas une fondation ?
Voilà, justement ! Ça fait vingt ans que je fais des disques, on sort un coffret de cinq CD, et il y avait pas de début ! J’ai maintenu le suspense aussi longtemps que je pouvais… L’équilibriste sans fil… C’est vrai que c’est assez solide comme début. Quand on réécoute, ça fait froid dans le dos. C’est surprenant. Même moi, je me suis dit « C’est quoi, ça, de quoi c’est fait, d’où ça vient » voilà la question. Je l’ai déjà dit : je ne me suis ni drogué ni shooté à quoi que ce soit. Je ne peux même pas boire un fond de gin sans avoir mal à la tête huit jours. Je ne peux pas boire de café, je ne bois pas de bière. Je me shoote à l’accord parfait : do-mi-sol.
Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de rééditer Orion ?
C’était une question de timing. En moi, il y a toujours une dualité entre l’artiste et le producteur. L’artiste fait ce qu’il a à faire, comme il l’entend, dans le secret ou pas, dans la solitude ou pas, dans la musique ou le silence. Et puis il y a le producteur, qui est d’ailleurs beaucoup plus souvent là que l’autre… Il fallait qu’un jour les premiers albums soient réactualisés. Je reportais l’échéance pour des raisons d’ordre technique. Je n’avais réécouté Orion qu’une seule fois, il y a cinq ans, quand j’ai sorti le coffret Entrez dans le rêve. Ça m’avait paru… je ne vais pas dire mauvais, parce que je me souviens du choc : j’ai été submergé par le nombre d’éléments positifs de créativité, par le déferlement d’innovations, de spécificités. Mais parallèlement, j’estimais ne pas avoir la moyenne concernant la partie vocale. Voix trop en avant, phénomène de l’époque. Il suffit de très peu de choses pour faire capoter une histoire. Trois plans de trop, ça fout un film en l’air. Une chanson, c’est pareil : il suffit d’une phrase, d’une coda trop longue, d’une mauvaise balance… J’étais censé pouvoir remettre la bande sur la console. Là, ça paraissait insoluble. Le disque a été enregistré en 68 aux studios CBE avec Bernard Estardy, un endroit légendaire s’il en fut, où j’avais déjà fait Animal on est mal. Il y avait là-bas un 8-pistes bricolé par l’ingénieur de service, un Allemand qui fabrique le matériel de Bernard pas vraiment dans les normes. Alors, récupérer ça trente ans après… Et puis Orion, c’était des bouts, une telle complexité…
Vous avez fait volte-face. Comment l’expliquez-vous ?
Difficile à comprendre, mais… il fallait absolument que je retrouve quelqu’un qui avait vécu cette histoire. Prenons une image : pour les férus de mécanique, les garagistes en herbe, c’est comme si à l’époque on avait construit une bagnole de toutes pièces. Elle roulait bien, et puis on l’a longtemps laissée dans un garage. Trente ans après, il faut la remettre au goût du jour. Les types en costard, avec leurs rendez-vous, leur téléphone portable, ils vont m’envoyer balader. Le truc, c’est de retourner au petit garagiste d’origine. On ressort le fer à souder, on bricole, et teuf-teuf, elle arrive flambant neuve ! Pendant longtemps, il ne m’était pas venu à l’idée de recontacter Bernard. J’ai quand même donné un coup de fil. Le miracle s’est produit. Avec des détails qui touchent presque au surnaturel… Le numéro du studio n’a pas changé. Je le compose et là, c’est le même mec qui répond… Avec les mêmes « foutre » et « fichtre », tout à fait truculent, géant de deux mètres de haut, pas de calvitie, pas de surdité, ni de son côté ni du mien. Il me dit « C’est tout simple, prends ta bande, viens, on va bricoler. » Parce qu’Orion, c’était l’Aéropostale de l’enregistrement… Avec Bernard, j’étais susceptible d’entreprendre n’importe quoi, à la limite avec un tournevis et un marteau, pour mixer ou récupérer cette bande… Alors qu’on pouvait toujours courir pour me traîner dans n’importe quel studio huppé, cossu, avec des tonnes de matériel sophistiqué, où je savais bien qu’on n’en aurait rien tiré. Chez Bernard, on l’a fait. On a remixé les bouts qui semblaient défaillants, on a viré un mot ou deux, on a rendu tout ça cohérent et j’ai ressorti Orion sans en réenregistrer la moindre mesure. Il s’est produit ce miracle : faire exactement la même chose dans les mêmes conditions, comme si on avait gommé toutes ces années d’un trait. Avec le même plaisir, la même envie de découverte. Comme s’il y avait des toiles d’araignée et de la poussière sur ce pauvre Bernard la Belle au bois dormant , que je soufflais sur tout ça et que ça repartait. Tragique, et en même temps pas si désagréable. J’ai souvent dit qu’à CBE j’ai découvert et inventé. Sur Paradis terrestre, j’ai innové en compressant l’ensemble du mix sur une seule piste. Sur Elégie funèbre, j’ai écrit et dirigé les cordes à l’envers… Autant de choses qui paraissaient simples, évidentes, à moi qui les imaginais et les voulais immédiatement réalisées. Il fallait encore que j’aie la chance de tomber sur un marginal de l’enregistrement. C’était de l’infantilisme génial, le facteur Cheval. Après, je n’ai fait que m’enfoncer dans des rapports presque dégradants avec tout ce qui a concerné la « confrérie » musicale de ce métier. J’ai bien eu mes cinq ou sept années au studio de Milan, conçu comme je l’entendais, et qui fonctionnait simplement, sur l’exemple de Bernard, mais dès que je l’ai abandonné pour raisons personnelles assez de toutes ces conneries de gérant , je suis entré dans l’enfer.
Vous étiez conscient de votre chance à l’époque ?
J’avais 20, 22 ans. Ceux qui ont cet âge aujourd’hui savent bien l’état d’esprit dans lequel j’étais : on s’en fout, tout va vite, on fait feu de tout bois, qu’on dorme, qu’on boive, qu’on bouffe ou pas. C’est un âge excessivement dynamique. Je ne me rendais pas compte que Bernard avait autant de panache, que c’était le Depardieu de l’enregistrement. A la moindre suggestion, il plongeait, là où tout le monde aurait ricané, tourné le dos. Il fait partie de ces quelques personnes exceptionnellement rares, involontairement formatrices. C’est tellement rare, pour ceux qui sont à l’affût, qui attendent un coup de main, de croiser quelqu’un dont ça peut venir. Je suis encore le tenant, comme quelques autres, de cet enseignement quasiment physique, tactile, qui vaut plus que tout ce qui est livresque. Ce sont des moments positivement traumatisants, qui peuvent créer des vocations. C’est grâce à lui que j’ai fait Milan. Avant, je ne pensais même pas qu’on pouvait avoir cette forme, non pas d’arrogance, mais de marginalité telle que, sans formation, on se permette de construire son bazar… Je pensais en croiser d’autres comme Bernard. Que le monde allait s’ouvrir avec des personnages qui seraient des espèces de Don Quichotte… Mais il n’y en a pas eu d’autres. Des gens fades, oui, sans couleurs…
Depuis, vous n’avez jamais eu de rencontres aussi déterminantes ?
Malheureusement pas sur le plan pictural, en tout cas. Parce que moi, je me destinais à la peinture. Ma vie aurait été tout autre. Peut-être que je me fais des illusions. Mais si, à la même époque, j’avais croisé quelqu’un avec qui j’aurais pu déconner, un type bourré de talents que j’aurais pu estimer et qui aurait pu résoudre tous les problèmes… Au niveau de la peinture à l’huile, notamment. Parce que ça, des farfelus, j’en ai croisé. Des parleurs avec qui il ne se passe rien. Je ne voulais même pas des artistes, non. Des types qui respirent l’intelligence, et qui en même temps sont simples, et qui arrivent à avoir un écart. Des copains, des bons vivants avec lesquels la solution tombe naturellement, toute cuite. Comme à la chasse, paf, on tire et le gibier, comme dans les dessins animés, tombe déjà ficelé et cuit…
Cette soif de rencontres tranche avec votre image de solitaire forcené.
Là, on parle uniquement de l’artistique. Parce que sur le plan amical ou social, je ne fréquente et n’ai jamais gardé comme amis que des gens que j’estime vraiment. J’ai pas de problèmes de ce côté-là. Ce désert, cette solitude, c’est quand on s’adresse à l’artiste. Je suis très gêné sur ce sujet-là, parce que ce n’est pas une question d’humilité ni de prétention. J’ai juste l’impression que c’est un décalage. Alors, en même temps, c’est rassurant quand une rencontre comme celle-là se fait. D’un seul coup, c’est comme si on touchait le jackpot. Pendant des années, on a mis ses pièces de cinq balles, le blé part, et puis paf ! tout d’un coup, ça pète par tous les bouts, les lumières clignotent, le patron du casino vient avec son chèque. Mais le lendemain matin, on est dégrisé. On sort du casino, y’a le jour qui se lève et on est certain qu’il va falloir attendre des années avant que ça se reproduise. C’est pas légion. Ou alors c’est moi qui suis excessivement exigeant… Tous ces jeunes, par exemple, je les trouve très gentils. Assez fins. Pas mal ont de l’humour ce qui est une grande qualité , sont un peu légers. Mais c’est rarissime, encore plus que quand j’avais 20 ans, que se détache du lot un être un peu plus perspicace, qui gobe un peu moins tout. Avec une forme de marginalité et d’hermétisme. Clairvoyant, voilà le mot. Une clairvoyance un peu ironique, un peu cynique, du genre dandy.
La Mort d’Orion frappe par le parti pris de ses arrangements, de ses parties de cordes.
Bernard, en réécoutant cette bande, m’a dit « T’avais une carrière d’arrangeur, d’orchestrateur. » Depuis, je n’ai plus écrit de trucs comme ça, à tendance plus ou moins symphonique. J’ai toujours fait des séances de cordes, jusqu’à La Vallée de la paix, où j’ai dû renoncer pour des problèmes syndicaux et, comme tout le monde, prendre des synthés. Depuis deux, trois ans, on ne fait plus de cordes en France, sauf en contrebandier, en flibustier. Renoncer à ces séances de La Vallée de la paix, ça a été une de mes grandes souffrances. Le seul truc qui m’éclate, dans ce métier, c’est d’écrire des parties de cordes. Voir les types arriver dans le studio, qui discutent, qui font leur tiercé entre les titres… Je me souviens, Roger tapait sur le micro : « Bon, allez, quand même, faudrait y aller… », il voyait ma tronche de l’autre côté de la vitre… Avec les musiciens, le courant ne passait jamais. Mais je m’en fous, c’est pas grave. Ils m’ont toujours pris pour un farceur, un rigolo. C’est vrai qu’avant j’entendais pas une différence d’un quart de ton, j’aurais même pas remarqué un pain. Maintenant, je discerne tout parfaitement. Mais ça n’aurait pas changé le problème : ils voyaient bien que je ne faisais pas partie de la famille.
Vous en avez nourri des complexes ?
Pas à 20 ans justement parce que j’avais 20 ans. Mais après Orion, oui. J’ai enregistré l’album suivant, Long long chemin, aux studios EMI. Et là, ça n’a été que sarcasmes. Vraiment le mépris, la rigolade. Ça m’a gêné. De toute façon, avant ça, je m’étais toujours senti une âme de… on va pas dire de martyr ni de persécuté, ça n’a pas ce côté parano mais… Là, ça relève de la psychanalyse, pas de la musique : depuis tout jeune, les premières années de la vie, j’avais ressenti ce côté canard boiteux et mouton noir. Pourtant, dans ma famille, je n’ai jamais subi la moindre réprimande. Mais je sais pas… Les profs, l’école, les copains. Ou alors c’est moi qui me suis fabriqué cet imaginaire. Toujours est-il que j’ai très tôt été blindé contre ce genre de mépris que j’ai toujours trouvé omniprésent.
Comment avez-vous accueilli les critiques dithyrambiques qui, à l’époque, ont suivi la sortie d’Orion ?
Je savais très bien comment je l’avais façonné, ce bazar. Je connais les moindres coups de ciseaux des vingt minutes du morceau-titre La Mort d’Orion. Alors devant les réactions de la presse, je me suis dit « Pincez-moi. » En tant que critique, j’aurais dit « Phénoménal, inconcevable, d’où sort-il tout ça, magicien… » Mais j’aurais ajouté « Quand même, je ricane, parce qu’à travers tout ça je vois bien, non pas un artifice, non pas seulement l’autodidacte ça n’est pas une critique mais le bricoleur. » Ça m’aurait rassuré qu’on dise ça. Je n’ai eu que le commentaire de surface : oratorio sublime, machin… Je n’aime pas le malentendu. J’aurais aimé qu’on prenne ça en martien, tombé sur la table. On ne sait pas par quel bout le prendre, il est bubble-gum, vaselineux, dégoulinant, et en même temps il est superbe, on croit qu’on a rêvé. Bien entendu il ne relève en rien de critères classiques, bien qu’il ait enfilé le costard. Dans Animal on est mal, le premier album, j’avais même pas réfléchi, c’était l’inspiration tous azimuts, ça cavalait vite. D’ailleurs, quand je l’ai réécouté, j’ai été surpris par la nouveauté du truc. Ce sont des chansons qui déglinguent. Malheureusement assez indigestes. Moi, j’aime pas. C’est malsain même, il y a une sorte de mise à nu qu’on ne comprend pas. C’est pour ça aussi que je ne l’ai pas remis en circulation, celui-là. Ça relève plus de la médecine que d’autre chose. C’est monstrueux. C’est pas à mettre entre toutes les mains, comme ça, sans mode d’emploi, sans rien en amont. C’est pour ça que j’ai tout retiré. Qu’on réinstalle d’abord le portrait de l’artiste, stalinien. Et puis après, on balance des trucs comme Orion, qui sont peut-être des excroissances un peu tordues.
Mais plus tard, dans votre discographie, il y a d’autres chansons qu’on peut trouver semblablement monstrueuses.
Ça s’est amélioré. Même Orion, ce n’est qu’une monstruosité camouflée. Aujourd’hui, ça peut décoiffer quand on l’écoute, c’est Independence Day. Seulement, si les monstres sont hideux, la soucoupe est quand même belle. C’est vrai que j’ai mal vécu après avoir écrit une chanson comme Elégie funèbre. C’est sorti à un moment où j’étais à cheval entre la jeunesse et autre chose. Là, on commence à basculer vers des trucs qu’on ne fait pas impunément. Dans Vivent les hommes aussi, il y avait un décalage. J’ai d’ailleurs toujours dit que je ressortirais Orion à un moment où, ayant pris de l’âge, ça n’aurait plus d’importance. Mais à 20 piges, une chanson comme ça, c’est absolument en décalage, c’est absurde. Que Léo Ferré, à 70 ans, chante ça, oui. C’est un truc de vieux barge, torturé cérébralement. Mais un type de 20 ans en pleine santé, c’est inconcevable… Je vivais quand même dans le calme, j’étais pas à la rue, j’avais pas été battu pendant toute mon enfance, non, j’étais un type normal. Comment on fait ça, alors ? Après ça, je suis entré dans une ère de pureté absolue, et dans un processus différent mariage, vie de famille. Je revenais du feu. D’un front personnel, évidemment, de marasme dans la tête. Déjà, l’album qui suit, Long long chemin, c’est plus serein, on a gommé les excès. Là, il n’y a rien de monstrueux. Ou alors du monstre fréquentable, normal, avec lequel on vit tous les jours, tout à fait sain. C’est le Quasimodo de service. A la limite, si monstre il y a, il est beaucoup plus attristant, touchant. Parce qu’il est nu à 100 %.
Et Matrice, ce n’est pas un disque monstrueux, effrayant ?
Si, même le titre… Je ne me suis pas rendu compte. Maintenant, quand tu vois ce que les autres sortent comme torchons, ordures… Là, c’est parfaitement nickel à tous les points de vue. Mais ça peut déglinguer. Je ne me suis pas policé, il fallait que ça sorte. Ça faisait un certain temps… « Dans un monde à vomir/L’histoire dira ce qu’il faut retenir », eh ben ça y est, on y était. Parce que c’est absolument innommable, les conditions sociales et politiques dans lesquelles les gens vivent. Non pas parce qu’ils n’ont pas à bouffer ou pas de travail. Moi, je parle de cette emprise des cerveaux, de ce lavage de crânes quotidien qui rend les gens malheureux. Enfin merde, j’avais découvert tous les coins du monde, que ce soit l’Indonésie, Cuba, la Thaïlande, les Philippines, toute l’Amérique centrale, latine… Dans tous les coins d’Afrique, les gens sont gais, ils sourient. Bien sûr, ils ont les dents qui tombent, des maladies. Ils ont le palu, ils crèvent de faim, ils crèvent tout court, et jeunes. Mais au moins, jusqu’au moment où ils crèvent, ils pètent la joie de vivre, ils sont amoureux toutes les cinq minutes. Ici, tu vois les mecs exsangues, ils marchent dans la rue, blêmes, ils vont à l’Anpe, regardent la télé et voient la blondasse, là, Dumas, parlez-moi, et Pradel, ils ont que ça ! Alors à un moment ça pète et ça donne une chanson comme Camion bâché.
La Vallée de la paix, votre dernier album, c’était une manière de rompre avec cette image ?
J’avais pas envie de passer pour un maître en pleurnicheries. Comme le chien qui pleure, là, le cocker… Reggiani ! T’as envie de lui filer vingt balles… On a beau pas me le dire je n’ai pas de publiciste dans mon entourage mais avec ce disque-là, je ne voulais pas verser là-dedans, j’ai essayé de faire du po-si-tif… Ce qui ne m’était jamais arrivé. Parce que c’est quand même moi qui chante : et j’ai beau essayer d’éviter les trémolos, les mouilleries… Alors La Vallée de la paix, c’est la voie royale, enfin le juste milieu. Même s’il y a encore la signature. « On croit toucher du doigt le paradis/On en sort abîmé, on en sort sali »… Le mec n’est pas mort, le cadavre bouge encore.
Vous disiez vous shooter à l’accord parfait. Et aux mots ?
J’ai toujours écrit. Beaucoup. Poèmes, pièces en vers, tout un trafic. J’écrivais par un besoin naturel d’évacuer tout et n’importe quoi. Ça a commencé très tôt. En fait, j’ai toujours voulu construire. Je suis un bâtisseur. Quelquefois c’était fumeux, en général c’était pas très bien écrit. En vers, ça tenait la route, mais en prose jamais. J’avais beaucoup de facilité avec la rime, la rythmique. Bizarrement, tous les textes de mes chansons ne me sont venus qu’en chantant. Je n’ai jamais écrit un texte que j’aurais ensuite mis en musique. Mais après, quand je couche sur papier toute cette expression, disons, musicalement orale, je trouve que c’est parfaitement recevable sur le plan poétique.
L’écriture, ça avait un rapport avec le fait de se sentir canard boiteux ?
Pas du tout. Ça, c’était plutôt l’arriviste, le dandy de l’époque. Le côté Drugstore, boums, xvie arrondissement. Je pense que c’était plus de la frime qu’autre chose, mais pas vis-à-vis des autres : je ne montrais à personne ce que j’écrivais. C’était plutôt pour une sorte de jubilation juvénile et… d’omniprésence. Comme si le monde devenait mon royaume. Une espèce de prise de possession par l’écriture bonne ou mauvaise, on s’en fout. Après, je suis entré dans une ère introvertie, ça a changé. Forcément, on entrait dans les dures réalités de… Bon.
Qu’est-ce que vous entendez par « dures réalités » ?
De mon point de vue, je crois que c’était surtout la déception de ne pas rencontrer d’alter ego. C’est aussi simple que ça. Déjà marginal à 20 ans : pourquoi ? Je me souviens d’une époque où je parlais beaucoup. Au café, en première je crois, on parlait des heures, ou du moins j’étais tout seul à parler… et pas de politique ! J’ai jamais compris quoi que ce soit à la politique, alors je sais pas de quoi je parlais… Peut-être d’histoires comme ça, de choses que j’aurais aimé voir. J’étais clairvoyant sur beaucoup de choses. Je n’admettais pas des lieux communs, des conneries, des trucs non dits, non finis. Je n’ai pas vraiment trouvé d’interlocuteur. Peut-être que si j’avais été littéraire… Ou militant, allant déjà dans quelques réunions de parti…
La politique, donc, ne vous intéressait pas.
Ça, c’est un grand regret de ma vie : ne pas avoir connu la politique que je trouve pourtant inintéressante et lamentable en soi mais qui, à 20 ans, est un bon véhicule pour évacuer tout ce qu’on peut évacuer à cet âge-là. Je ressens comme une amputation le fait de ne pas avoir participé à tous ces mouvements. Ça aurait été plutôt marxiste, extrémiste de gauche. A la limite, je suis devenu anarchiste quoique je ne sache pas tellement ce que ça recouvre. Plutôt asocial… A l’époque, je n’étais pas asocial. Venant d’un milieu bourgeois, très rigoureux sur l’éducation, la pérennité des valeurs, l’institution, la famille, tout ça, j’avais des idées qu’on pourrait taxer de droite. Et en même temps je n’aurais pas pu concevoir un monde autre que le partage. Ce que j’énonce là, c’est le bon sens élémentaire. Tout le monde est pour l’ordre, la famille ; et tout le monde est pour le partage. Bizarrement, aucun groupement politique ne revendique ça… Enfin bref, quand tu es jeune, tu prends le micro, tu gueules plus fort que tout le monde, tu as des potes, tu fais des tracts… Et moi, j’ai pas fait tout ça.
Vous ne pensez pas que vous avez passé au moins une partie de cette énergie par un autre canal ?
Non, c’est comme une sorte de goitre qui enfle et qu’on garde, et qui ne s’évacue pas. En 68, mes potes renversaient les bagnoles, foutaient le feu à tout. Il m’est arrivé d’aller voir au Quartier latin, malgré les séances d’enregistrement, mais… C’est très bizarre, cet obscurantisme que je pouvais avoir, j’y ai souvent réfléchi depuis… Je côtoyais tout ça, je le voyais, l’entendais, le touchais. Je ne me posais même pas la question de savoir si je comprenais ou pas. C’était même pas là, même pas ça. Il y avait même pas de discussion possible puisque dès le départ, j’étais déconnecté. Je m’en foutais. Enfin, je m’en suis moins foutu quand j’ai vu comment tout ça avait été saboté… Déjà les manipulations… C’est ma grande déception, aujourd’hui, à deux niveaux : d’abord constater combien le monde est manipulé. Je ne pense pas l’être encore, mais c’est peut-être illusoire. Ensuite, et c’est plus grave, se rendre compte qu’être autodidacte, ça ne sert pas à grand-chose pour réagir contre ça. Avec mon art pragmatique, efficace, j’aurais aimé écrire pour contester tout ce charabia avec lequel on manipule les gens. Mais les compétences culturelles, les références, le cursus, je ne les ai pas. Je me sens assez inutile de ce côté-là.
Rien de tout ça ne pourrait passer par les chansons ?
Oh ! moi, c’est comme si j’étais auteur-compositeur à Reykjavik… Avec les pingouins. Remarque, eux, ils applaudissent aussi… La littérature a des moyens de s’immiscer, d’être traduite. Márquez ou Mishima sont traduits dans toutes les langues. Tandis que les chanteurs… Tu imagines Mishima auteur-compositeur ? Bonjour le CD… Aujourd’hui, la langue française, et a fortiori par le véhicule de la chanson, ça n’aura évidemment pas le poids de l’Instant karma de Lennon, par exemple.
Par votre démarche artistique, vous ne pensez pas imposer une autre manière de vivre, une autre vision des choses ?
C’est simplement une démarche d’honnête homme. Le bon sens élémentaire de ne pas faire n’importe quoi sans prendre sa décision en son âme et conscience. Et quand on est guidé par ça, on ne fait plus grand-chose. On ne va pas ouvrir le chapitre bouddhiste, mais c’est quand même le juste milieu. Quel intérêt d’aller participer à un plateau de télé où il va y avoir un prof d’université, la boulangère ou le plombier du coin et un mec comme moi ? Ça me gêne, ce mélange, cette dilution… La télé, ça sera toujours le problème du poster par rapport à une photo de Brassaï. Sur le poster, tu as tout : le moindre grain de sable, le ciel immaculément bleu, le palmier avec toutes ses feuilles. Seulement, t’as plus envie de partir en voyant ça : t’as envie de vomir sur la plage ! Tellement on t’a contraint, on t’a réduit les possibilités de rêver. A l’époque pattes d’eph’, j’ai sauté du train en marche quand on a commencé à voir de quoi était faite cette drôle d’image. Tout est lié à cette bulle dans laquelle il est nécessaire de vivre, qui à la fois protège de l’extérieur et permet d’y faire des allers et retours. Pour la maturation d’un individu, pour son accès à l’autonomie, pour son passage au monde tout simplement, il faut que cette bulle avance petit à petit, comme une étoile de mer, avec ses pseudopodes farfelus, à l’aveuglette, qui touche et se rétracte, qui se brûle ou se pique, ou qui se fait marcher dessus. Et la meilleure condition pour que ça mûrisse, c’est le grand silence. Comme dans ce grand océan, dans ces abysses où règnent le plancton, les trucs transparents, les fils phosphorescents et tout ce que tu veux, par dix mille mètres de profondeur. Le silence. Pas le bruit, le Walkman, la télé, les revendications, la rue, les bagnoles. Le silence, le retour sur soi.
Ça n’est pas désespérant de voir que ce que vous appelez l' »honnêteté » a fait de vous un artiste jugé insolite, mystérieux ?
Faisons abstraction d’attitudes personnelles qui peuvent relever du divan ça, c’est autre chose. De toute façon, je pourrais être totalement différent sur le plan de l’intellect, des sensations, de l’ego, du surmoi, de tous ces machins-là, ça ne changerait rien au problème : aujourd’hui, je pense que tout être sensé ne va pas faire ces émissions de télé. Ou alors on lui donne un chèque, et il a besoin d’argent. Les artistes, c’est différent. Ils ont toujours l’impression qu’ils ont du talent, qu’ils doivent faire écouter leur truc à tout le monde. Ça, c’est l’héritage du tout-culturel, merci Malraux. On va aider tout le monde, et tout le monde a du talent. Et maintenant tout le monde a un synthé, un ordinateur, pond des romans, expose. On devrait expliquer une bonne fois pour toutes à ceux qui écrivent, peignent ou chantent, qu’on n’en a rien à foutre de ce qu’ils font. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, de l’armée des sous-Modiano, de la cohorte des quasi-Combas ? L’un des maux de l’époque, c’est ce dévoiement, ce détournement par lequel on fait croire à beaucoup qu’il y a de la place alors que c’est faux.
Vous-même, en tant que musicien, vous vous demandez parfois à quoi vous servez ?
Pas vraiment. Mais je suis obligé de constater que quand j’écoute Orion, y’a rien à dire : là, t’es bouche bée. Ça ne veut pas dire que j’aime forcément l’album. Je ne l’achèterais pas plus aujourd’hui qu’il y a trente ans. Mais c’est vrai que dans ma chambre de bonne, j’écouterais peut-être Orion. Et là, je planerais. J’ai toujours été atteint par le syndrome « chambre de bonne ». Je pense qu’il n’y a que là qu’on peut vivre de grandes histoires d’amour. Bon, c’est pas non plus Les Bronzés font du ski… Ça peut être une cabane, un abri. Un lieu pour embarquer, où on pourrait planer comme dans les années 70, en écoutant des albums anglo-saxons à tomber raide.
C’est l’ambition ultime, ça, « embarquer » ?
Ah ben oui, quand même… Ce sont les seules lettres de noblesse de tout ce qui est produit artistique. Fidelio, ça embarque. Alors que West Side story, c’est de la carambouille, ça voyage pas. C’est un truc de Prisunic : c’était la mode, gominé, machin, ça tape dans les zinzins, dans les cymbales, ça joue du cuivre, ça fait des claquettes, toutes les conneries américaines. Ça fait tellement de bruit, ça remue tellement de couleurs que ça peut donner l’illusion d’embarquer. Mais c’est de l’esbroufe… L’important, c’est juste embarquer les autres. M’embarquer moi, je m’en fous : je ne lis pas, je n’écoute pas la moindre note de musique, je vais très rarement au cinéma. En fait, comme j’ai tendance à trop embarquer, que ça me fait trop, je n’écoute plus rien. Je reste l’être froid qu’on connaît de réputation. Je sais que j’ai suffisamment pour embarquer quand je veux, mais je ne le fais pas. Je ne peux plus. Je m’y refuse. De toute façon, je suis un être du refus. Du refus et de l’échec. Et puis tout ça est aussi une question de sauvegarde. Parce que c’est trop violent. Si je mets La Sonate à Kreutzer maintenant, c’est trop fort. Déjà quand j’avais 20 ans… Il faut limiter les dégâts, ça pourrait inciter à être suicidaire. Quand on est trop en connexion avec ces trucs-là… D’abord parce que tu mesures ton incapacité de fourmi face à d’autres. Celui qui a pondu La Sonate à Kreutzer… Si j’ai le malheur de l’entendre, là, c’est l’ouragan…
Ça peut aussi stimuler, tout ça, non, porter ?
Jeune, oui, ça me portait. A cet âge-là, on s’en fout, on n’a que l’émotion, on la prend en plein, au maximum. C’est comme une histoire d’amour : on s’en fout quand on a 20 ans, on prend ce qui vient, on ne pense pas aux conséquences. A ce que ça va enfanter. Mais j’ai plus 20 ans. Et on n’écoute pas impunément, on n’entre pas impunément dans ces chefs-d’oeuvre. C’est divin. Et on ne fraie pas avec les dieux, on n’est pas armé pour ça. Je crois par exemple qu’un type comme Apollinaire pouvait éjaculer ou pleurer à la vue d’une toile qui l’émouvait. Ce sont des choses qui, aujourd’hui, semblent relever plutôt de la farce, qu’on imaginerait bien racontées aux Grosses têtes ou à ce genre d’âneries. Ça ferait rire. Et ben non, ça fait pas rire. On atteint un âge, ou un seuil, où ça ne fait plus rire. Ce ne sont pas des choses qui m’arrivent mais je peux les comprendre intimement. C’est hyper grave et, en même temps ça rassure face à l’imbécillité du discours ambiant. Ça montre à quel point l’organisme humain est loin de tout ce qu’on raconte, qu’on est loin de le mettre en coupe réglée et de décréter une bonne fois pour toutes que tout le monde est pareil, bouffe pareil, et rentre dans le même sac. Cette connexion avec les uvres artistiques, c’est une forme de paranormal avec lequel on est censé vivre quotidiennement.
Votre sensibilité exacerbée, vous la vivez comme une richesse ou parfois comme un danger ?
Elle est peut-être au-dessus de la moyenne mais sûrement pas disproportionnée. Je ne suis pas un cas clinique. De là, je mesure à quel point c’est celle des autres qui a été affaiblie. Traumatisée, en quelque sorte. Il y a eu des sévices sur toute une partie de la population, depuis longtemps. Avant, les gens ne savaient pas. Il y avait les érudits, qui avaient accès à la science et aux arts. C’était entre les mains d’une poignée. Maintenant, on est dans l’école pour tous, Jules Ferry, machin, tout ça pour quoi ? Au lieu que tous ces gens en aient tiré un profit humain, il semblerait qu’ils aient été au contraire amoindris, qu’on leur ait cogné dessus plutôt qu’autre chose. En plus de cet état de fait, il semblerait que les mecs de 20-25 ans aient développé une forme d’immunité qui fait que, de toute manière, ils n’entendent plus, ne ressentent plus grand-chose. Ou alors des toutes petites choses dont ils disent qu’elles sont grandes, par le vocabulaire… J’ai eu la chance de sauter du train en marche. Mais à l’époque, c’était moins traumatisant.
Aujourd’hui, vous n’auriez pas sauté aussi facilement ?
C’est beaucoup plus pervers, pernicieux. Ce sont des discours que tout le monde s’acharne à vouloir clairs, précis et formateurs, et qui en fait démolissent, démobilisent tout le monde. Tu lis un bouquin de sixième, c’est déjà incompréhensible. Et on nous justifie ça quotidiennement… Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de rébellion, que ça ne pète pas partout. Les jeunes n’entendent plus rien. Ils vont à l’Anpe, ils bricolent à droite, à gauche. Ils prennent le pli. Ils ont pas vraiment le choix, et moi je n’ai pas vraiment de solution à mettre à la place. Ça me gênerait pas de jeter les bases d’un système social peut-être totalement utopique, qui condamnerait notamment la notion de profit. Mais ça sous-entendrait que ça soit pris en main par des personnes de bon sens. Et finalement, l’élément qui manque le plus partout, c’est bien le bon sens.
Les temps sont inéluctablement plus durs qu’il y a trente ans ?
Inéluctablement. C’est même plus une question de difficulté. Celui qui aurait cette clairvoyance dont je parlais, sa seule envie, ça serait de se tirer. Il va pas jouer ce jeu-là. Il va pas entrer en compétition avec Céline Dion. C’est aussi simple que ça. Le type, il a pas forcément les outils ni les armes, et en plus c’est à ça qu’il est censé se confronter ? Moi, à 20 ans, clairvoyant ou pas, j’avais fourbi ma petite arbalète pour décocher quelques ventes, même si c’était pas intentionnel. Toujours est-il qu’à l’époque, il y avait un barde qui s’appelait par exemple Léo Ferré. Quitte à me casser la gueule, je pouvais, avec une chanson comme Vivent les hommes, me confronter à lui. Enfin, on était dans un registre qui existait déjà. Il y avait encore une poésie, une forme de langue française, de littérature, d’expression. Aujourd’hui, le pauvre mec qui écrirait Vivent les hommes, mais où il va ? C’est le diplodocus, l’australopithèque, ou l’autre, là, qu’on a découvert dans les glaces après des millions d’années… On peut toujours se pencher sur le carbone 14 pour analyser l’affaire. Mais le mec qui a 20 ans aujourd’hui, bonjour le moral qu’il peut avoir…
Vous aimeriez avoir plus de succès, une audience plus large ?
Je me souviens que ça m’a pris la tête de ne pas faire deux cent mille albums avec Lumières. A l’époque, il n’y a pas eu ce que je n’attends même plus aujourd’hui : je pensais qu’un jour les gens se rendraient compte de ce que je leur mettais entre les pattes… Je sais qu’il y a là un répertoire unique d’auteur-compositeur. A la Sacem, ils connaissent même pas mon nom. Si je dis Manset, ils vont me faire épeler le nom quinze fois. Pourtant ils en ont pas cinq comme ça. Bon, maintenant, tout ça, je le sais. Mais il fut un temps où je me disais « Un matin, ils vont se réveiller, et ça va péter, ça va virer au phénomène de société. » Et ça n’a pas pété.
La Mort d’Orion (EMI).
Richard Robert
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