Charmant charmeur rompu à toutes les rhétoriques des classes de Mai 68, le metteur en scène Georges Lavaudant a su pénétrer les institutions sans trop se déformer. Désormais directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, il installe une cabane de cabaret devant son théâtre et nous promet encore quelques prouesses d’artisan engagé, sûr de la force irremplaçable de l’écrit et de la pertinence de la représentation théâtrale.
J’ai commencé à m’intéresser au théâtre de manière assez narcissique, un peu comme un exutoire. Je viens d’un milieu très populaire, d’une cité HLM de Grenoble mais un environnement très chaleureux, le contraire même de la dureté. Mes deux ou trois premières expériences de théâtre, à l’école ou dans la cité, je ne les ai pas vraiment vécues pour faire du théâtre mais plutôt pour rencontrer des gens, échanger des idées, voir des filles. C’était plutôt une façon de survivre, de sortir du milieu familial. Je faisais du théâtre sans me demander si je continuerais plus tard. Ensuite, vers 18-19 ans, j’ai même eu une sorte de réaction de rejet. J’étais dégoûté par l’art, je trouvais la philosophie et la politique plus intéressantes. Ce n’est qu’après, lorsque je suis entré dans cette compagnie du Théâtre Partisan où l’on militait en accomplissant des choses artistiques, que j’ai commencé à me sentir plus en accord, même si c’était ambigu. Mais je n’étais pas un fan de théâtre, pas celui qui à 15 ans sait qu’il veut être acteur ou metteur en scène. J’aurais aussi bien voulu être coureur cycliste ou général… enfin, plutôt coureur cycliste.
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Vous étiez déjà passionné de littérature ?
Il y a eu toute une première phase où je ne lisais rien enfin des bêtises, des livres de guerre, des livres d’aventures… Et puis assez vite, j’ai complètement basculé, je me suis très violemment intéressé à la littérature. J’ai lu presque systématiquement tout Sartre, tout Hemingway, tout Dos Passos… Je fonctionnais par séries comme ça, un peu forcené, comme un sportif. Sans tout comprendre, sans tout aimer, mais j’avais une espèce de boulimie et d’entraînement de la lecture.
Qui vous a transmis ce goût de la lecture ?
J’ai le souvenir de profs de français absolument formidables. Et puis, même si je raconte toujours ça comme une blague, quand j’étais petit, vers 14-15 ans, j’étais amoureux d’une fille. Elle était parisienne mais venait en vacances chez ses tantes, lesquelles étaient institutrices. Alors je prenais toujours le prétexte de venir chercher des livres pour la voir. Les tantes en question m’ont fait découvrir un tas de gens, Hermann Hesse par exemple, des auteurs que je n’aurais jamais lus à l’époque. La littérature a toujours été la chose la plus importante pour moi, plus que le théâtre.
Reconnaissez-vous des influences d’écrivains dans votre travail ?
Le Clézio, parce qu’on a travaillé ensemble. Mais il y en a beaucoup, presque trop. Mais ce n’est pas une influence directe des mises en scène, c’est plutôt une espèce de nourriture permanente. Comme Marguerite Duras à un moment, même si elle est assez décriée aujourd’hui, Claude Simon, Thomas Pynchon, ou des auteurs de polar américains, Chester Himes, James Hadley Chase…
Vous-même, écrivez-vous ?
J’écris dans l’urgence les piécettes qu’on me commande. Il y a toujours une date butoir, il faut le faire, alors je le fais. Et j’écris aussi pour moi, tranquillement. Pas exactement un journal, mais un journal romanesque, quelque chose comme ça. C’est presque comme la cuisine, une grande détente et, en même temps, c’est très prenant. J’ai commencé il y a dix ans et il y en a un qui se termine. Je ne sais pas si je vais le publier, je vais le terminer et écrire le mot « fin ». Pour moi, c’est déjà un trop grand plaisir pour le gâcher.
Dès le départ, vous vouliez être metteur en scène plutôt qu’acteur ?
Non, j’aimais plutôt jouer, mais comme j’aimais aussi beaucoup la littérature, j’écrivais un peu. En fait, j’étais plus théoricien, et comme je n’étais pas très bon acteur, les copains m’ont dit qu’il vaudrait peut-être mieux que je m’occupe de la mise en scène.
Votre compagnie s’appelait le Théâtre Partisan. Vous pensiez que le théâtre devait transmettre des messages politiques ?
Ce n’est pas moi qui ai fondé le Théâtre Partisan, mais des gens comme Philippe Morier-Genoud ou Annie Perret, qui jouent actuellement dans ma mise en scène du Roi Lear. En fait, juste avant 1968, le théâtre universitaire de Grenoble s’est scindé en deux. Certains voulaient juste faire de l’art, d’autres de la politique à travers l’art. Résultat, un groupe s’est autoproclamé Théâtre Partisan. Il y avait des maoïstes, des anarchistes, des riens du tout, des histoires de couples rajoutées par-dessus ; du coup, en 68, sous la pression des événements, le théâtre et le groupe ont explosé. D’entrée de jeu, j’ai voulu changer le nom, c’était presque une des premières conditions. La politique me passionne je suis complètement d’accord avec Brecht pour dire que « si on ne fait pas de politique, la politique le fait à votre place » en même temps, ce nom m’ennuyait : Théâtre Partisan, c’était un peu tout ce dont j’avais horreur. Moi, j’étais plutôt dans des mouvements situationnistes ou surréalistes, c’était davantage la question de l’art qui continuait malgré tout de m’intriguer. Théâtre Partisan, ça me semblait un peu trop massif, un peu trop gauchiste, ça annonçait un peu trop vite la couleur.
Aujourd’hui, comment envisagez-vous le rôle politique du théâtre ?
C’est complètement différent. Etre politique au théâtre, c’est d’abord, je crois, faire de l’art. C’est une contradiction sur laquelle on bute tous. Même Brecht dit qu’il faut « d’abord faire du bon théâtre et tant mieux s’il est en plus politique ». Il faut d’abord être fort dans les formes pour laisser passer, filtrer, insérer des messages politiques. Si le théâtre n’est que brutalement politique, c’est asséchant, plat, ça ennuie en premier ceux qui le font. Et l’art doit d’abord être une jubilation. Si l’on n’est pas inventif dans son propre travail, on ne peut pas prétendre donner des leçons de politique.
Quand vous voyez Ariane Mnouchkine qui accueille les sans-papiers dans son théâtre ou Olivier Py empiler des chaises derrière la porte de l’église Saint-Bernard, vous pensez que les gens de théâtre ont une vocation particulière pour ce type de militantisme ?
Il n’y a pas de jugement à porter. Il y a le travail artistique d’une part, et de l’autre la manière de s’engager personnellement dans des actions. Je trouve ça plutôt courageux. Mais c’est un peu le débat de l’époque. On en parlait récemment parce que le 11 novembre, on organise à l’Odéon un débat sur le Chiapas et le sous-commandant Marcos. Et dès que vous vous engagez aujourd’hui dans une action de ce type, vous êtes traité de gauchiste du Lubéron ou d’innocent des sans-papiers. Il va falloir quand même passer à une vraie offfensive, on n’est pas innocent ou cucul. On sait faire la part des choses, que ce soit sur la Bosnie, les sans-papiers ou Marcos. Le néolibéralisme a toujours traité d’innocents et d’imbéciles les gens qui font preuve du moindre acte de générosité. Même si les actions sont naïves ou pas accomplies, il faut réagir avec mépris auprès des gens qui nous traitent de cette manière. Le parcours militant, chacun le fabrique comme il en a envie. Je ne vois pas d’interférence avec le travail artistique.
Au début, à quoi ressemblaient vos spectacles ?
On faisait des collages de textes, des impros, des rêves éveillés, de la psychothérapie, on découpait des articles de journaux, on piquait des citations à droite et à gauche dans Freud, Mao ou Kafka… On faisait déjà des spectacles avec tout ça, mais des spectacles bizarres, pas militants, il n’y avait pas à la fin un slogan du style « Prolétaires de tous les pays… » ou « Tous à la Bourse de Paris ». Parallèlement, on faisait des petites interventions dans les foyers des usines, dans des lycées ou dans la rue, et là, on utilisait une forme plus directe.
Au Théâtre Partisan, imaginiez-vous un jour monter des grands classiques comme Le Roi Lear ?
Tout de suite après 68, c’est contre le classique qu’on s’est constitués. Le texte classique était notre ennemi principal. Très vite, autour de 73, après cinq ans de travail personnel, on s’est rendu compte qu’on s’épuisait, qu’on restait trop narcissiques : on s’en tenait à nos histoires, on vivait en milieu fermé. Et tout d’un coup, ouvrir, aller déchiqueter les textes, comme le dit Lautréamont « Lorsque je lis Shakespeare, c’est comme si je déchiquetais la cervelle d’un jaguar » , nous a paru nécessaire. Il y a des classiques qui sont des mines : Platon, Montaigne, Shakespeare… Il y a des manières de lire ces classiques qui sont nos frères, nos cousins, loin de la chose enseignée, parfois poussiéreuse. En 73, on a monté Le Roi Lear et on s’est rendu compte qu’il existait des territoires sur lesquels il faudrait revenir tout le temps, aller s’y ressourcer comme un autre partirait en Afrique ou ferait de l’escalade. On a besoin d’affronter d’autres choses. D’une manière imbécile, je m’étais dit que je ne monterais jamais ni Corneille, ni Racine, ni Molière, jamais. La manière dont on me les a enseignés à l’école m’a emmerdé, c’est avec ça qu’on nous fourre tous dans les moules. Je n’y ai donc jamais touché. J’ai monté Phèdre en Inde, c’est tout. Mais aujourd’hui, je me dis que Racine, c’est quand même formidable.
C’est pour ça que vous remontez plusieurs fois les mêmes classiques comme Lorenzaccio ou Le Roi Lear ?
On n’a jamais l’impression de faire correctement le tour de telles pièces. Il y a toujours un moment où l’on s’aperçoit qu’on ne peut pas traverser ces uvres avec toute la plénitude nécessaire. Mais chacun a ses démons. Moi, j’ai huit-dix pièces classiques et je préfère revenir sur celles-là que d’en monter de nouvelles. Ce sont presque toujours les mêmes auteurs : Shakespeare, Tchekhov, Brecht…
Lorsque vous enseignez au Conservatoire, que transmettez-vous ?
Je ne suis pas prof à l’année, donc c’est différent. Je préviens les élèves que la personne en face d’eux n’est pas un professeur mais Jo Lavaudant, le metteur en scène, l’artiste qui fait ce qu’il a envie de faire dans la violence et la non-explication de ce que l’on sait faire. La pédagogie, c’est précisément expliquer qu’il faut savoir se démerder. C’est comme de demander à quelqu’un de vous suivre dans l’ascension d’un sommet de 8 000 m. La pédagogie, elle est là, dans cette violence, elle ne s’explique pas. Quand un élève me dit « Je ne comprends pas », je réponds « Ecoute, démerde-toi, cherche, je répondrai quand tu me poseras une question qui m’intéressera, pour l’instant ça ne m’intéresse pas. » Je crois qu’en art, on ne peut pas être trop rassurant. Sinon, on s’installe dans un cocon et on ne se surpasse pas. L’art n’est qu’une suite de violences : il y a des moments où il faut se retrouver au pied du mur pour pouvoir franchir l’obstacle. Enseigner l’art, c’est faire comprendre qu’à un moment il faudra bien que le type invente sa propre méthode, qu’il se débrouille. Il existe des méthodes, mais le geste poétique qui fait que vous allez à un moment créer une personnalité se fait dans la rage, la violence et la solitude.
Aujourd’hui, où trouvez-vous la rage ?
Ce n’est peut-être pas toujours la rage. On vieillit, on assouplit des choses, c’est comme un corps. Il ne faut pas vouloir être à 50 ans comme à 20. La difficulté, c’est de retrouver un désir. Parfois, on reste un peu dans le savoir-faire, on se demande où est le nécessaire pas de côté. Mais c’est comme un type qui fait des meubles, il y a un côté artisan. Il ne faut pas toujours se vouloir génial, sinon on se met dans des affres, dans des impossibilités. En revanche, il faut toujours qu’une petite lumière clignote entre le « Je veux être génial » et le « Ça, je sais le faire ».
Vous êtes aujourd’hui à la tête de la plus grande institution théâtrale française, vous sentez-vous investi d’une lourde responsabilité ?
J’ai très rapidement eu des responsabilités. Dès 25 ans, avec le Théâtre Partisan. Non pas que j’eusse une âme de leader, mais j’ai été coopté par les copains pour rassembler les énergies. Puis très vite, à 29 ans, j’ai été nommé directeur d’un centre dramatique ; et depuis, je n’ai pas quitté l’institution. Alors, arriver à l’Odéon ne change pas grand-chose de ce point de vue. C’est plutôt au moment où je suis passé du statut de jeune compagnie à mon premier centre dramatique que se sont posées toutes les questions. A l’époque, on se demandait si on ne perdait pas son âme en entrant dans une institution, si ça n’allait pas scléroser l’artistique, si on ne risquait pas de perdre notre liberté… C’est là-dessus qu’on débattait. On se demandait si on allait être capables de transformer de l’intérieur ce qu’on avait combattu gamins, si ça n’allait pas figer nos fonctions. On passait d’une espèce de groupe informel à une structure hiérarchique, avec un organigramme. Ça faisait tout drôle de voir, tout d’un coup, écrit noir sur blanc « directeur », « directeur technique »…
La pyramide des âges de l’époque et la décentralisation permettaient alors d’être nommé directeur d’un centre dramatique relativement vite. Ce n’est plus forcément le cas pour les jeunes metteurs en scène aujourd’hui.
C’est le problème de toutes les sociétés : si ça pète, c’est justement parce qu’à un moment on n’anticipe pas. On n’a pas trente-six solutions : soit ça pète dans la rue, soit on anticipe les demandes, les désirs de ceux qui, à un moment, possèdent l’énergie et l’envie d’accéder à un certain nombre de responsabilités. A l’époque, c’est Michel Guy, un ministre de la Culture de droite, qui a eu le courage de nommer tout un lot de jeunes. Aujourd’hui, il y a tout intérêt à officialiser ce qui, de toute façon, est déjà une position de fait pour certains metteurs en scène comme Stanislas Nordey ou Olivier Py peut-être. Le problème, quand on en discute un peu sérieusement, au-delà de la démagogie, c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui peuvent prendre ces postes. Pas autant qu’on le croit. Il y a beaucoup de bons, peu de très bons et encore moins de très bons capables d’accepter des responsabilités.
Vous pensez que les débats des années 68 sur la prise en charge, la responsabilité, la transformation de la société permettaient davantage de se préparer à ce genre de fonctions ?
C’était un moment absolument formidable, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas connu ce type de secousse : on est entrés comme dans du beurre, grâce aux techniques d’entrisme auxquelles nous étions rompus.
Etre directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, c’est aussi une mission internationale.
Dans l’esprit de Georgio Strelher, le premier directeur, c’était une vraie mission. L’Europe de Strelher, c’est l’Europe des lumières, de Mozart. Moi, c’est plutôt une Europe qui n’en est pas une. Je continue même à penser que c’est précisément là, la chance de l’Europe. Ce qui fait la richesse de l’Europe au plan artistique, c’est qu’elle est « inunifiable ». C’est la diversité des langues, des savoirs, d’Angelopoulos à Oliveira ou de Frears à Godard : voilà ce qui fait sa richesse, et non la grosse production internationale avec un metteur en scène italien, des acteurs français, un décorateur allemand… Dès que l’Europe fait le minimum, elle fait du fromage sans fromage, du chocolat sans chocolat, du vin sans vin. Alors que si Angelopoulos parle de Frears, si Godard parle d’Oliveira, c’est une mosaïque qui se construit par l’échange, les contradictions.
Vous avez dit un jour que vous étiez capable de faire sauter une répétition pour regarder la retransmission d’un match de foot. Est-ce toujours vrai ?
Je crois que beaucoup d’acteurs aiment le foot. Même ceux qu’on pourrait imaginer les plus austères, comme Klaus Michaël Grüber, sont capables de changer un horaire de répèt pour un match de foot ! Mais depuis deux ou trois ans, tout ce qui se passe autour du foot me dégoûte profondément, même si je me surprends à continuer d’aimer le jeu, comme mouvement. L’espèce de trilogie qui s’est formée entre le football, la politique et les affaires avec les modèles Tapie et Berlusconi et qui est en passe de se généraliser, à la manière des gangsters qui prennent en charge une équipe de base-ball aux Etats-Unis, voilà l’une des choses les plus effrayantes de notre monde. Tout ce business autour de dix marques qui se partagent la publicité, Nike, Coca-Cola, c’est ce qui me dégoûte du sport. Le fascisme est aussi dans l’extrême droite, mais il y a une espèce de fascisme doux dans cette connivence. C’est le phénomène marquant de notre époque. Bien évidemment, il y a quelque chose de narcotique, le sport devient l’opium du peuple. C’est non-stop : on termine l’Euro, on passe à Atlanta, on enchaîne sur la Coupe de je-ne-sais-quoi… Si pendant six mois il n’y avait aucune compétition, je ne sais pas ce qui se passerait, on deviendrait fou, il y aurait une révolution, des assassinats.
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