Des églises effrayantes du Sud à la débauche punk de San Francisco, le parcours sinueux de la chanteuse Paula Frazer résume à lui seul la country dérangée de Little creatures, premier album de Tarnation : traditionnel et audacieux, bien élevé et irrévérencieux. Insupportable. Marre de se justifier, de se chercher des petits alibis quand on […]
Des églises effrayantes du Sud à la débauche punk de San Francisco, le parcours sinueux de la chanteuse Paula Frazer résume à lui seul la country dérangée de Little creatures, premier album de Tarnation : traditionnel et audacieux, bien élevé et irrévérencieux.
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Insupportable. Marre de se justifier, de se chercher des petits alibis quand on affirme à une assistance incrédule – certaine d’assister à un petit acte de bravoure snobinarde ou à un tournage de Surprise surprise- qu’on écoute plus de country que de pop anglaise. Marre d’expliquer que les plus passionnants albums américains de ces dernières années ont tous fricoté avec cette satanée country. Marre d’expliquer que Nashville pue des santiags et que les puristes portent des Stetson pour masquer leur absence de cervelle. Marre que des abrutis comme Dwight Yoakam nous aient, à longueur de clichés grotesques et de mensonges, si longtemps tenus éloignés du Texas. Marre que les vilains chantres de la country nous aient fait croire que Garth Brooks avait du talent, occultant scandaleusement l’existence de Townes Van Zandt, Guy Clarke ou Jerry Jeff Walker. Marre que la country soit encore et toujours considérée comme un vieux cheval pestiféré, une anecdote tout juste digne du musée Grévin des musiques américaines. Pourtant, une sève magnifique coule dans ses vieilles veines.
Incrédules, on avait découvert avec les Walkabouts puis – et surtout ? avec les Palace Brothers qu’on pouvait faire le potage le plus brûlant dans ce vieux chaudron. On s’était jusqu’alors moqués de cette musique sans états d’âme, musclée et bronzée, engoncée dans ses dogmes et ses vestes à franges : on lui découvrait soudain des crevasses béantes et fascinantes, ahurissant croisement de jeunesse et de gravité, d’héritage et de chaos. Cette country maltraitée par les jeunes pousses exaspérait les cowboys du dimanche et leur orthodoxie : on sentait immédiatement que de grandes prairies s’ouvraient à nous – et que nous allions y rester un bon moment. Depuis qu’on est tombés par miracle sur le There s no-one what will take care of you des Palace Brothers, on n’a pas bougé d’un pouce.
« Le jour où j’ai découvert les Palace Brothers, ce fut un choc pour moi aussi. Comme moi, ils semblaient fascinés par ce son rétro, rescapé dupasse, cette sorte de musique ethnique du Kentucky Ce n’est pas vraiment de la country, c’est assez traditionnel, mais franchement tordu… Ma famille, c’est Roy Orbison, Hank Williams, Lee Hazelwood, Ennio Morricone, Nick Drake ou Patsy Cline aussi bien que Birthday Party, les Breeders ou Cocteau Twins… Dans cette musique rétro – que j’appelle americana ou western et qui va, pour moi, des Palace Brothers à Chris Isaak -, j’aime l’impression d’écouter, du fond du désert, une mystérieuse station de radio en ondes courtes qui ne passerait que de vieux vinyles épuisés par le temps.
Si nous devions jouer à Nashville, seuls les vieux comprendraient la musique de Tarnation, car elle vient d’une autre époque, ignore le Nashville moderne et rutilant. J’ai grandi en rase campagne, en Géorgie, où mon père était prêcheur. De la musique, je ne connaissais que les albums de ma mère -The Carter Family ou Tammy Winette ? et ceux de Led Zeppelin, que j’écoutais en cachette avec des types mariés quand j’avais 13 ans, en fumant de la dope… Dans notre village, ça a fini par se savoir et ça a fait un tel scandale que la famille a dû plier bagages et déménager pour l’Arkansas.
Les gens accusaient mon père de donner le mauvais exemple, avec sa fille droguée qui ne venait même plus chanter à la messe et qui s’était fait virer de l’école. A 18 ans, je me suis tellement sentie à l’écart que je suis partie pour San Francisco. Un gros choc culturel :je venais d’un village où la culture n’existait pas et, soudain, je pouvais sortir tous les soirs. Mon apprentissage de la liberté a été assez sauvage :je me suis teint les cheveux, portais des vêtements scandaleux, jouais avec des groupes punk… Mais, au bout d’un moment, j’ai eu besoin de retrouver ma solitude, comme à l’époque où je vivais dans les champs, sans frère ni sœur pour jouer. »
Palace Brothers, American Music Club, Tarnation… Enfants du même désordre, rejetés sur les plages arides de la country par le tourbillon punk. Il faut avoir connu le chaos pour envisager ainsi la country, tout raser pour reconstruire sur les vieilles fondations, tout jeter en vrac, furieusement, pour pouvoir enfin regarder en face la tradition et l’héritage sans dégoût, sans mépris. Effacer le cauchemar nashvillien et ses body-buildés aux sourires consternants pour remonter dans les Smokey Mountains, aux origines d’une musique triste à pleurer ? pas du tout étudiée pour le confort des conducteurs de poids lourds. « Grâce au punk-rock, nous avons pu tout remettre en perspective et repartir de zéro. Neil Young, Johnny Cash, le folk, la country ou le blues avaient été totalement ignorés par les jeunes groupes pendant des années. Mais nous avons fini par y revenir, par nous rendre compte qu’il y avait là des trésors totalement oubliés par les modes et pourtant indiscutables. C’est grâce au Gun Club, à Nick Cave, à X que les jeunes sont revenus fouiller dans ce grenier. Jusque-là, je n’avais jamais vraiment réfléchi à la musique. Je me contentais d’écrire mes petites chansons, avec la guitare que ma mère m’avait offerte pour mes 9 ans, en fumant joint sur joint. Parfois, je sortais avec un garçon, pour tuer le temps… Je ne lisais pas – ça, ça n’a commencé qu’à mon arrivée à San Francisco-, je vivais au ralenti. J’attendais d’avoir 20 ans pour me marier et avoir des enfants, comme les autres. J’étais très dérangée par l’omniprésence de la religion à la maison, par la façon dont les femmes étaient traitées dans la Bible. «
Palace Brothers, American Music Club, Tarnation… On ignore ce que ces groupes fondamentalement urbains ont pu voir dans les chemins tortueux qui les ont emmenés au fin fond de la country, dans les huttes en bois de tous ces groupuscules familiaux : Carter Family, Monroe Brothers, Williarnson Brothers, etc. Mais tous sont revenus la peur au ventre et les larmes aux yeux. Quelle idée de retourner des terres aussi désolées à leur âge, de discuter avec ces hommes usés et rongés par les papillons noirs quand on est dans la fleur de l’âge. Pourquoi remonter au chevet d’Hank Williams quand on pourrait se vautrer dans le confort domestique et s’adonner à des impies et lâches plaisirs trentenaires : écouter Liz Phair, lire Rolling Stone et bien dormir sur ses deux oreilles ?
Ça serait de l’âge de Paula Frazer. « Gamine, mon univers se limitait à deux choses : la messe et une chanson de Billie Holiday, Strange fruit. Deux choses effroyablement noires. J’écoutais cette chanson jour et nuit, puis j’allais écouter des hymnes religieux terrifiants sur le sang du Christ, des sermons parlant de la douleur ressentie sur la croix. On n’en sort pas indemne. Depuis, j’ai toujours recherché cette tristesse, cette mélancolie dans la musique. Même les groupes punk que j’adore – comme les Dead Kennedys ou Crass -possèdent une face noire et étrange. Ça m’est vital, j’écoute de la musique en permanence et me sens physiquement dérangée si je ne chante pas pendant quelques jours. Sans musique, mon système serait vite empoisonné par tout ce que j’expulse en chansons. Parfois, je m’écroule, sans la moindre envie, sans le moindre courage. Pour m’en sortir, je me force à écrire, même si je sais que le résultat sera inutilisable, trop personnel et un rien ridicule. «
American Music Club, Mazzy Star, Tarnation… San Francisco à l’heure où le brouillard s’empare de la ville. On leur a tous demandé ce qui rendait la musique locale si triste : tous ont invoqué la lumière tamisée du soleil à travers ce satané smog. Une lumière diffuse et jamais franche, qui rendrait la population neurasthénique. Belle thèse pour livres de mythologie du rock. Pour Paula Frazer, les raisons de ce spleen élégant sont ailleurs. Dans l’omniprésence de l’héroïne et dans la généalogie des groupes, tous construits sur les ruines de quelques fameux et cafardeux groupuscules after-punk – comme les Toiling Midgets du noirissime Mark Eitzel -, qui auraient donné au rock d’ici son goût magnifique pour la mélancolie. San Francisco où Paula Frazer est impliquée depuis quinze ans dans l’underground – avec Tarnation ou, avant, avec les teignes de Frightwig et Trial – et dans le souterrain. « Je n’ai que deux passions : la musique – à plus de 30 ans, je vais encore voir tous les petits groupes qui passent, par solidarité? et l’archéologie. Dès que le moindre chantier ouvre à San Francisco, nous débarquons, à la recherche du moindre vestige de notre passé. Pour un Américain, des fondations d’immeuble de 1920 sont considérées comme des antiquités, alors, quand nous trouvons des tombes remontant à plusieurs siècles, c’est carrément une grande découverte. Certaines sépultures indiennes ou victoriennes mont vraiment bouleversée, il y avait des corps momifiés, les vêtements intacts… Comme je connais parfaitement le sous-sol de la ville, je sais où il faut vivre pour éviter les tremblements de terre : toujours habiter sur la pierre et éviter les bancs de sable de la cuvette. Plus que la drogue ou mes fréquentations douteuses, c’est ce qui faisait le plus peur à ma mère quand j’ai quitté notre village d’Arkansas. «
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