Tout est dit dans le nom, Blur, soit : flou, confus.Flou comme cette musique nourrie d’elle-même, vision au kaléidoscope d’une discothèque trentenaire. Confus comme ce discours, plus bavard quand il s’agit de se vendre à une presse anglaise avide de sensationalisme en carton pâte.Flou et confus comme cette génération perdue, gueulant le plus fort possible son absence totale de message et de croyances, déboussolée et pourtant pourrie de certitudes.Les enfants du désordre.
Je ne connais personne au monde qui n’ait jamais rêvé de devenir une pop-star. Il n’y a rien de plus outrageux au monde qu’une pop-star. Moi, je changeais sans arrêt de héros, je voulais être Albert Camus un jour, Arthur Lee le lendemain’ Nous voulions leur ressembler. Graham, notre guitariste, collectionne les héros. Il est fasciné par ces types des sixties qui sont devenus tarés, Syd Barrett ou Arthur Lee Bowie aussi, il a été le champion des années 70 mais aujourd’hui, il est complètement inutile. La culture populaire est, plus que jamais, un élément intrinsèque de notre génération. Nous avons grandi en l’imitant alors qu’auparavant, les gens et la culture grandissaient ensemble. Nous, nous sommes arrivés quand tout était déjà terminé. Toutes nos idées, nous les avons piquées dans des vidéos, dans des disques, dans des photos de cette culture populaire. Nous n’avons aucun point de référence antérieur à elle, cette culture nous englobe totalement. Dans les sixties, les gens pouvaient se référer à des événements antérieurs à la culture populaire. Nous, nous n’avons rien d’autre que cette religion folle. Nous ne nous sommes nourris que de culture populaire mais au moins, nous l’avons comprise. C’est ce qui nous rend plus nécessaires que n’importe quel autre groupe. Nous voyons ce résultat en nous et nous pouvons donc célébrer notre propre futilité? De toute façon, tous les groupes se nourrissent dans cette soupière où les débris flottent en spirales.
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Pourquoi, dans ces conditions, être toujours fasciné par les pop-stars ?
Ma définition d’une pop-star est très différente de celle des autres. Moi, j’aime leur puérilité, leur futilité. J’ai d’énormes difficultés à expliquer pourquoi je fais certaines choses plutôt que d’autres, je suis incapable de me justifier, d’argumenter. Je ne peux même pas affirmer que je voulais, depuis l’enfance, devenir une pop-star, parce qu’en fait, je ne voulais rien devenir (silence)? Tout s’est passé à mon insu. Je me suis laissé porter, comme tous les gens de ma génération.
Mais quand même, j’ai rarement vu un jeune groupe aussi professionnel et organisé que vous. Vous ne donnez pas l’impression de vous être laissés porter, mais au contraire d’avoir travaillé dur.
Notre avantage est d’être plus intelligents que les autres groupes. Mais nous n’avons rien planifié, j’en suis simplement incapable. Je me suis contenté d’attendre A l’école, le futur ne paraissait pas spécialement réjouissant. C’était au début des années 80, nous entendions le CND (Campaign for Nuclear Disarmament) nous dire que nous étions menacés de mort. Beaucoup de gens l’ont aujourd’hui oublié, mais le CND a été une énorme influence sur toute une génération d’adolescents. Nous pensions tous que les jours de la planète étaient comptés, que nous allions sauter d’un jour à l’autre. Nous n’avons jamais réfléchi à notre futur car nous étions certains que nous n’en aurions pas. Dans vingt ans, quand notre génération gouvernera le monde, la différence sera considérable. Nous sommes très nihilistes, la tête vide Nous n’avons aucune ambition, aucune motivation. A l’époque où nous aurions dû être terriblement motivés par la vie, nous étions effrayés par ce nuage inquiétant qui planait au-dessus de nos têtes. C’était encore pire que la dernière guerre mondiale car là, au moins, les gens étaient unis par le patriotisme, il fallait se serrer les coudes, ils rêvaient d’un monde meilleur, qui était à construire. Et nous, nous sommes nés dans ce monde meilleur pour nous entendre dire qu’il allait disparaître très vite Personne ne s’est donc occupé de son voisin, de son futur. Rien ne nous a vraiment intéressés, nous n’avons rien vu de façon claire et articulée. Nous nous sommes contentés de flotter, d’avancer vaguement. Nous sommes, à une échelle mondiale, la génération vague.
Le fait que vous viviez tous dans une petite ville de province a-t-il accentué ce sentiment d’écrasement, d’impuissance ?
Je ne me suis jamais senti prisonnier à Colchester, car je savais que je partirais un jour. C’était juste terriblement frustrant, nous pensions à Londres, il était nécessaire d’y aller pour faire quelque chose. Nous ne savions pas quoi, mais il fallait le faire ensemble. Avec Graham, nous avions passé un accord : le premier qui réussissait à entrer dans le music-business devait se débrouiller pour faire participer l’autre. Et finalement, nous avons tout fait ensemble : former le groupe, signer, partir Là-bas, je me sentais totalement isolé. Mais c’était plus ou moins par choix. Moi, je me promenais dans les rues et j’avais l’impression de jouer dans un film Ma vie a toujours été très cinématographique, encore un résultat de cette culture populaire. La frontière entre le réel et l’imaginaire devenait de plus en plus floue, tout se mélangeait.
Contrairement à Graham, j’ai toujours été une grande gueule, j’avais énormément de confiance en moi. Je ne supportais pas l’apathie des gens de notre ville, tout en la constatant parfaitement chez moi. Mais moi, je me suis autorisé à en formuler les raisons, à expliquer pourquoi nous sommes dans cet état en espérant que (silence)? Cette génération accepte passivement le fait d’aller chaque matin au bureau, alors que nos aînés étaient assez heureux d’y aller. Il y avait dans leur vie une spiritualité qui a totalement disparu. Pour eux, le travail était une activité honorable, ils n’avaient pas besoin de tous ces accessoires qui nous font tenir. Pourtant, avant d’en arriver là, j’ai essayé plein de boulots épouvantables, mais je suis incapable de réfléchir en termes de chiffres, je suis totalement dyslexique. Ça m a fermé les portes de 99% des emplois sur terre.
Cette génération paraît beaucoup plus ouverte au reste du monde que les précédentes : les jeunes voyagent beaucoup plus, se rendent compte qu’il existe autre chose que l’Angleterre. Tout s’en ressent : les vêtements, les attitudes, même la façon de conduire
(Rires)? Les gens commencent enfin à comprendre qu’il est impossible de se couper plus longtemps du reste du monde. L’Angleterre a perdu son esprit, son identité, ce qui est une bonne chose en soi. Les Anglais ont trop de complexes, de tabous. On leur a trop dit qu’ils formaient une grande nation. Nous croyons vivre sur l’héritage du colonialisme et il ne reste plus rien en caisse Mais, bon, ne compte pas sur moi pour insulter mon pays. Il est temps maintenant pour mes compatriotes de se soucier un peu plus de l’Europe. Car l’an prochain, nous n’aurons plus le choix Tu sais d’où vient la peur de l’Europe en Grande-Bretagne ? Les gens pensent qu’ils vont devoir apprendre les langues étrangères.
Votre génération est également la première à n’avoir reçu aucune influence du punk.
A l’époque où ça se passait, je m intéressais plus aux poupées ou à Action Joe qu’aux Sex Pistols. La seule influence possible est donc par la bande : nous sommes influencés par des groupes influencés par le punk. Mais toute l’attitude punk, le rejet total, le fuck off, je trouve ça ringard, très démodé. Les groupes actuels sont beaucoup plus scandaleux que ceux de l’époque. Nous sommes plus outrageux que tous les groupes de 77, plus dangereux et plus subversifs. Car chez nous, rien n’est affiché. Pour moi, les punks sont aujourd’hui aussi ridicules que les hippies l’étaient pour eux.
Je me sens responsable pour la première fois de ma vie. Je dois faire attention à chacun de mes gestes, à chacune de mes paroles, car des gens m écoutent Pour moi, Top of The Pops a toujours représenté quelque chose de très important. Des dizaines de millions de gens te regardent et toi, si tu es intelligent, tu peux en profiter pour t’amuser, pour aller jusqu’aux frontières de la censure. Je ne veux surtout pas être Cure ou les Smiths, c’est trop facile de dire aux adolescents ce qu’ils attendent. Je ne veux pas me limiter comme eux et finir pompeux, donner des leçons. Je chie sur les prêcheurs et la piété.
La plupart de vos contemporains ? Ride, Charlatans, Happy Mondays ? semblent incapables d’articuler la moindre opinion politique, comme si la société vous était totalement étrangère.
Attends’ Les Happy Mondays n’ont rien à voir avec notre génération. Ils ont au moins dix ans de plus que nous et c’est un fossé énorme. Ride est sans doute le seul groupe dont l’attitude se rapproche de la nôtre. Même s’ils sont beaucoup plus romantiques que nous. Je me sens également proche de World Of Twist. Je ne leur ai jamais parlé, mais je sens que nous avons des choses en commun, même si je les trouve trop maniérés (silence)? Je ne pense pas que les groupes aient le droit de s’intéresser à la politique. Tout ce que nous pouvons offrir, ce sont des paroles vides pour des gens vides dans un monde vide. Si tu te soucies de politique, c’est forcément au détriment d’autres sujets. Moi, je préfère m intéresser à d’autres questions, comme les attaches qui me lient au cosmos. C’est beaucoup plus intéressant que la droite et la gauche. La poll-tax, je ne veux pas en parler, je préfère être une non-personne sur ce genre de sujet. Je paye mes impôts car ils sont nécessaires. Que le gouvernement soit conservateur ou travailliste ne changera absolument rien à ma vie de tous les jours. Toute l’infrastructure restera la même, je ne veux donc pas m intéresser à des changements qui ne m affecteraient en rien. L’extérieur ne m intéresse pas.
Personne, et surtout pas un groupe dans votre position, ne peut vivre ainsi totalement à l’écart.
Nous y arrivons. Nous vivons dans un nid de coucou, très loin. Et ce ne sont même pas les drogues qui nous y font parvenir. Notre monde est cohérent, mais à l’écart. Je sais qu’au fond de moi, j’ai un talent d’orateur. Mais je ne veux pas l’utiliser pour la politique, je ne veux pas me mélanger à la société. Je refuse de donner des leçons à ceux qui nous écoutent, personne ne demande aux politiciens quels sont leurs groupes préférés.
Il y a quelques mois, vous posiez torse nu pour le Melody Maker. Quelle est la part de narcissisme et celle d’humour ?
C’était juste pour titiller les filles, à la fois sexuel et ironique. Seul Alex, le bassiste, était un dragueur à l’école. Pour moi, ça n’a jamais été une préoccupation majeure d’être mâle. Je me suis toujours senti équivoque, entre les deux Aucun de nous n’est un macho.
Pourtant, vos posters vous ont souvent opposés aux féministes.
Graham a toujours voulu se taper des féministes, il adore être dominé. Nous sommes d’horribles pervers. Pour ce qui est du narcissisme, je ne peux pas le nier. Nous faisons le plus beau métier pour des narcissistes.
Depuis que There s no other way est devenu un tube, il ne s’est pas passé un jour sans que nous ne donnions une interview ou une session photo. Trente jours d’interrogatoire non-stop Tout s’est accéléré pour nous, mais pendant des mois, j’ai vraiment trouvé le temps long.
Il y a dix ans encore, ce temps que vous avez trouvé si long aurait paru très court. Les groupes devaient attendre des années pour parvenir à votre stade.
Tout vient des maisons de disques. Elles ont changé, elles savent fabriquer des tubes, elles ont appris les règles du jeu. Ce qu’elles veulent, c’est de l’argent rapide, pousser un groupe jusqu’au sommet, en tirer le maximum et puis l’assassiner quand il n’est plus rentable. Elles ont ce pouvoir de vie et de mort. Il faut donc faire attention à ne pas se laisser étouffer, à se préserver suffisamment d’espace pour grandir. Car c’est jouissif d’être si connus après seulement deux singles, c’est tentant de jouer le jeu et de fermer les yeux. Mais nous sommes trop attachés à notre musique pour la laisser filer, nous voulons rester ici pendant encore quelques années.
Votre musique a évolué très rapidement en un an. Qu’est-ce qui a provoqué cette maturation accélérée ?
Le son s’est sophistiqué, car je ne voulais pas être prisonnier d’un style particulier. Je ne voulais pas que Blur ne soit qu’un groupe bruyant de plus. Tout vient de notre façon d’enregistrer : en studio, nous donnons beaucoup d’importance à des détails qui disparaissent dès que nous montons sur scène. Live, il ne reste qu’une basse, une batterie, des guitares’ Il n’y a plus à se soucier des ornements, de l’espace. Sur disque, il est nécessaire d’être plus compliqué, ou nos chansons sonneraient creux. Sur scène, nous n’avons pas besoin de remplir l’espace, l’énergie compense.
Votre réputation vient surtout de cette énergie. N’avez-vous pas peur d’en devenir prisonniers, de n’être que des acteurs de théâtre ?
Heureusement, nous sommes encore capables de donner de mauvais concerts. Je ne pourrais jamais feindre l’énergie Pourtant, je me sens complètement prisonnier de ce que les gens commencent à attendre de nous. Cette énergie est devenue notre image de marque, c’est alarmant.
N’avez-vous pas peur que le show-business vous aspire et vous dévore ?
Pour cet album, il fallait jouer le jeu du show-business, accepter toutes les offres. Mais pour le prochain, nous prendrons nos distances. Il est devenu nécessaire de nous replonger dans notre musique, de nous y ressourcer Le problème de ce business, c’est qu’il finit par attaquer ma santé. Je suis constamment vidé, je ne peux plus dormir, ma gorge me fait terriblement souffrir. Mais nous avons eu la chance d’avoir éjecté les drogues et l’alcool de notre système avant de parvenir au succès. Nous pourrions être défoncés en permanence, ce serait très facile. Tout est gratuit, à portée de main, mais ça ne m intéresse plus. Les drogues ne sont déjà plus à la mode, ce n’est plus cool de se défoncer.
Vous craignez le retour de bâton de la presse ?
Il sera inévitable, mais je ne peux pas m’en inquiéter, je sais que ça ne dépendra pas de nous. Tout ce que nous pouvons faire, c’est un bon second album. Mais je sais que ça ne sera pas suffisant.
Vous étiez-vous préparés à un tel succès ?
Nous n’avions pas tout prévu, certains aspects de ma vie n’étaient pas prêts. Je ne m attendais pas à devoir travailler autant. C’est difficile : nous voulons rester très fermes sur nos positions mais en même temps, nous devons consacrer beaucoup de temps aux gens qui gravitent autour de nous. C’est devenu un art à part entière, il faut sans cesse jongler, moduler. Et nous, nous n’avons jamais répété pour ce rôle, il a fallu improviser. Mais le succès en lui-même, je l’attendais, j’étais certain qu’il viendrait un jour. Si tu es convaincu d’être bon, si tu es certain d’avoir raison, tu ne doutes pas de toi-même.
Comment pouvais-tu avoir une telle confiance en votre musique ?
Elle est concise, elle est bourrée de références très simples’ En plus, nous sommes tous beaux gosses, pleins d’énergie, nous avons du goût Nous sommes tout ce qu’un groupe devrait être. Nous tenons beaucoup à Blur, nous avons beaucoup investi de nos personnes dans ce groupe depuis deux ans. Ce groupe, je le voulais mais’ Il y a une chose que tu dois savoir sur nous, c’est que nous n’avons pas la moindre idée claire sur ce qui nous entoure, je suis incapable de te dire pourquoi je voulais tant ce groupe. La génération qui nous a précédés avait des idées très claires, ces gens-là avaient des idées, de l’ambition’ Et puis, un jour, toutes leurs idées ont été essayées, toutes les routes ont été construites. A force de grimper, ils ont fini par se retrouver au sommet, coincés. Et nous, nous sommes leurs enfants.
Le succès s’accompagne généralement de pressions. Vous ont-elles soudés, vous sentez-vous plus unis, sur la défensive ?
Il faut se défendre tous les jours. Sinon, toutes nos vies seraient étalées dans la presse et certains aspects de la mienne ne seraient pas très glorieux, imprimés dans un journal. Il y a des limites à ce don de soi-même, des gens s’offrent à tous vents, ils finissent en caricatures d’eux-mêmes. Nous avons toujours eu tendance à nous replier sur nous-mêmes, nous avons toujours été un gang. Un gang qui a décidé un jour de faire de la musique. Face aux situations difficiles, nous faisons bloc, nous devenons un monstre hideux qui dévore l’adversaire.
Etes-vous un gang avec beaucoup d’ennemis ?
Beaucoup de gens sont jaloux de nous, nous attirons ce genre de sentiment. On nous trouve trop parfaits : nous jouons une musique à la fois bruyante et mélodique, nous écrivons de bonnes chansons, nous sommes cohérents, nous sommes beaux et nous avons du succès’ En Angleterre, les gens n’aiment pas ça. Ici, on n’aime pas ceux qui parviennent à leurs fins. Je ne supporte pas cette mentalité, les gens sont beaucoup moins jaloux sur le continent. Et pourtant, je ne voudrais surtout pas être autre chose qu’anglais.
L’ennemi peut-il parfois être à l’intérieur du groupe ?
(Rires)? Nous nous engueulons beaucoup, mais les tensions naissent surtout quand il y a des gens autour de nous, quand nos copines sont avec nous. Mais sinon, lorsque nous ne sommes que tous les quatre, le groupe est stable et uni. Nous parlons beaucoup ensemble, nous pouvons rectifier le tir quand l’un de nous crée des problèmes’ Bon, maintenant, ferme ta gueule, connard’ (sourire)? Et puis, nous avons un batteur, il amortit toutes les tensions, c’est lui qui prend tous les coups. Il faut bien qu’un de nous paye l’addition.
Après seulement deux singles, vous vous retrouvez en couverture de tous les magazines anglais, acclamés et adulés. N’avez-vous pas l’impression d’avoir été surestimés ?
(Rires)? Nous avons été ridiculement surestimés. De toute façon, je préfère être surestimé que sous-estimé. Ce n’est pas un problème, nous savons rester honnêtes avec nous-mêmes. Nous savons quel est notre rôle sur terre. Dans quinze ans, les gens se souviendront de nous comme d’un tout. Pour eux, Blur représentera les années 90.
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