La femme pressée. En trois disques solo et une carrière menée à deux cents à l’heure, Natacha Atlas a donné un nouveau souffle à la musique du Moyen-Orient. Avec Gedida, on découvre une chanteuse décidée à mettre sa vision futuriste de la musique égyptienne au service de l’évolution politique de son pays d’origine. Depuis une […]
La femme pressée. En trois disques solo et une carrière menée à deux cents à l’heure, Natacha Atlas a donné un nouveau souffle à la musique du Moyen-Orient. Avec Gedida, on découvre une chanteuse décidée à mettre sa vision futuriste de la musique égyptienne au service de l’évolution politique de son pays d’origine.
Depuis une demi-douzaine d’années, suivre Natacha Atlas a fini par être parfaitement épuisant. A peine débarquée d’une tournée solo, elle s’enfermait des semaines avec Transglobal Underground pour travailler la finesse métrique d’une autre techno, apprenait la danse du ventre aux bpm, convertissait le big-beat aux charmes des voix d’Orient. Puis elle enfilait sa tunique lycra et courait dans un hangar pour donner de la techno-world à des ravers soi-disant convertis aux épices sonores d’une musique électronique savante… mais déjà sourds. Une boulimie créatrice qui se solde à cette heure par huit albums (dont trois sous son nom) et quatre tournées mondiales en sept ans, sans compter les petits crochets dans les studios d’enregistrement où quelques nécessiteux (Love & Rockets, Jah Wobble…) réclamaient sa voix à cor et à cri. Logiquement, ce marathon infernal pour schizophrène s’est vite transformé en cauchemar. « Longtemps, les deux formations ont été constituées des mêmes personnes. Il suffisait de changer de nom suivant le répertoire. Aujourd’hui, pour la première fois, Transglobal Underground accepte de vivre sans moi. Cet aménagement va nous permettre de mieux définir les rôles et d’offrir des phases de repos. Sur le plan de la composition également : à l’époque de Diaspora (son premier album solo), il nous fallait définir quelles chansons allaient être celles de Natacha Atlas et celles de Transglobal. Maintenant, tout est redevenu plus clair. Lorsque nous faisons un disque de Natacha Atlas, nous nous concentrons uniquement là-dessus. »
Femme à poigne, bien trop occupée pour se permettre le doute, Natacha Atlas a donc fait le ménage et ordonné des choix artistiques dans son agenda un peu trop rempli. Ainsi pour Gedida a-t-elle imposé à ses acolytes un petit stage de formation chez son oncle pour qu’ils y apprennent les rudiments des gammes de la musique arabe. Idem pour la majeure partie des arrangements de cordes, échafaudés à l’ombre des pyramides par des musiciens arabes contemporains seuls capables de donner l’ampleur du châabi ou du jeel (les deux musiques actuelles d’Egypte). Une exigence justifiée lorsqu’on sait l’attachement viscéral de Natacha à une parfaite utilisation du savoir musical arabe et les risques d’entorse à l’orthodoxie qu’elle encourt en tentant une fusion entre électronique et traditionnel.
Pour Gedida, le défi relevé était encore plus osé, car jamais Natacha Atlas n’avait paru à la fois aussi polyglotte et ambitieuse dans ses tentatives de melting-pot universaliste. On la soupçonnerait presque de s’être laissé prendre au piège de sa générosité, d’avoir voulu faire plaisir à tout le monde : s’essayer à la langue française en reprenant un vieux truc de Françoise Hardy, Mon amie la rose, en baver des ronds de chapeau pendant cinq mois pour amadouer la complexité de la musique traditionnelle égyptienne (Kifaya) et chanter en anglais pour rester fidèle à l’esprit de One brief moment que lui a écrit David Arnold. Soit une polyphonie incroyable, à y perdre son arabe. Sauf pour Natacha Atlas.
« Cette synthèse est devenue très instinctive même si, très souvent, je dois contrarier les trames électroniques pour imposer le rythme propre à la langue arabe et ses exigences grammaticales. Je n’ai accepté de faire une chanson en français qu’à la condition d’en trouver une qui me colle à la peau, dans laquelle je puisse totalement m’investir. Mon amie la rose de Françoise Hardy me rappelait un poème arabe du xviième siècle, je n’ai eu qu’à l’emmener vers un autre rythme, une structure musicale plus moyen-orientale. La partie était beaucoup plus serrée sur One brief moment. D’abord parce que je n’ai pas une grande expérience du chant en anglais, et puis elle contient des sons avec lesquels je ne suis pas en contact régulier, des atmosphères nouvelles pour moi, donc difficiles à travailler. » Loin de ses bases, astreint à un exercice de style, le chant de Natacha donne à la langue anglaise une rugosité exotique qui l’emporte vers des tessitures cousines de celles de Björk et porteuses d’un imaginaire quasi jumeau. « Je savais que mon chant en anglais serait automatiquement comparé à Björk ; longtemps cette idée m’a retenue. Maintenant, je m’en fous. J’aime bien Björk. Effectivement, si tu cherches une connexion entre l’imaginaire nordique et l’imaginaire arabe, tu vas la trouver, la mythologie est une des plus grandes familles de la terre. »
Si le Liban ou la Jordanie ont accordé leurs faveurs à Natacha, l’Egypte et le Moyen-Orient se montrent plus rétifs du tympan : « L’Egypte est un pays très conservateur dans lequel il est très difficile pour les artistes de s’exprimer. La religion impose des règles très strictes. Pour moi, la situation est compliquée. Une chanson comme Mahlabeya pourrait être un tube immédiat si j’en crois ce que me disent les autres artistes progressistes d’Egypte à une seule condition : que j’enlève une phrase du texte, « I want to drink love from your lips », jugée sexuellement provocatrice. Pour cette raison, Mahlabeya ne passera jamais à la radio alors qu’elle est dans le plus pur style de la musique égyptienne actuelle, le châabi. J’espère quand même qu’il se produira un miracle lorsque la commission se penchera sur le sort de cette chanson. Mais, quoi qu’il en soit, il est hors de question de changer la moindre phrase du texte. Si je cède en m’autocensurant, j’entretiens le système et je renforce inconsciemment la rigidité conservatrice du pouvoir. Les choses doivent suivre leur cours ; c’est à force de petits décalages comme celui-ci, de ténacité sur nos positions artistiques au mépris du succès immédiat, que la situation pourra évoluer et, à terme, garantir à chacun une liberté d’expression… Le pouvoir pense interdire des choses que MTV diffuse à longueur de journée dans les foyers égyptiens qui ont le satellite. Mais MTV est en anglais, pas en arabe. » Sale temps donc pour Natacha Atlas au pays des grands barbus. A l’écoute, on comprendra vite que, même réordonnée sans sa phrase vénielle, Mahlabeya n’aurait pas eu la moindre chance de passer le cut à cause de son intro lubrique. Bastet n’échappera pas non plus aux ciseaux des autorités politiques : « C’est une chanson politique, donc censurée. Mais je m’en fous. Ils peuvent l’interdire de diffusion autant de temps qu’ils veulent, pourvu qu’ils ferment les yeux sur Mahlabeya. »
Plusieurs fois, Natacha Atlas reviendra sur l’importance de cette chanson. Son acharnement légitime témoigne de la posture politique qu’elle assume pleinement aujourd’hui. Après des années passées avec son sac de voyage vissé au poignet, elle compte très rapidement entrer en communion avec ses racines culturelles et porter ses pénates au Caire pour donner de l’eau à la noria du changement politique et du droit à la pluralité en Egypte. « Les artistes ont un rôle à jouer dans l’évolution des mentalités en Egypte. D’une part, parce qu’ils font remonter une partie de la voix du peuple en exprimant des airs populaires ; d’autre part, parce qu’ils amènent des nouvelles choses dans l’expression musicale. Les jeunes musiciens égyptiens et moi, nous sommes au tout début de quelque chose, on ne sait pas encore quelles seront les influences de ce travail sur le long terme. Mais lorsque je me serai installée en Egypte, je le saurai très vite. Je suis une chanteuse arabe, je dois vivre dans mon pays et apporter ma contribution au changement, apporter ma pierre. Je sens un appel des racines. Il nous faut trouver le bon moyen pour changer tout ça en douceur. »
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