Rien n’a été laissé au hasard sur le second album de Garbage, étalonné pour assurer l’épidémie mondiale avec sa pop sonique. La France, ravagée par l’efficacité imparable de ce Version 2.0, l’accueille cette semaine en concert. Rencontre avec sa fée perverse, Shirley Manson, et son sorcier des sons, Butch Vig.
Garbage est un groupe relativement neuf : as-tu le sentiment qu’il progresse, qu’il s’améliore de disque en disque ?
Shirley Manson Nous sommes devenus beaucoup plus proches, plus intimes, et nous nous connaissons désormais assez pour nous permettre des choses qu’un groupe novice s’interdirait. Garbage, en tant qu’équipe de travail, est une entité floue, très libre, sans rôles spécifiques définis : chacun est invité à donner son avis sur tout, à participer à chaque jeu. Pour moi, c’est cette cohésion qui nous a permis de progresser avec Version 2.0. Au départ, cette liberté d’expression n’est pas quelque chose de naturel dans un groupe de rock : ça se travaille, ça se mérite. Il faut se livrer soi-même entièrement avant d’espérer un don équivalent de l’autre en retour. Ensuite, quand on est vraiment à nu, il n’y a plus de tabou, plus aucune forme de jeu d’acteur… A mon niveau, le déclic s’est produit juste après le premier album : pour moi, il faut pouvoir être totalement honnête et ouverte pour jouer dans un groupe de rock.
Déjà, sur votre premier album, la cohésion du groupe impressionnait. D’où venait ce sentiment d’entendre un gang aussi uni ?
Au départ, il y a un immense coup de bol : la rencontre de trois types et d’une fille exactement sur la même longeur d’onde (sourire)… Tout part de là. Ce groupe est un coup du destin, bien plus qu’un mariage de raison. C’est une histoire de chance avant d’être le résultat d’un travail. Ça me fait d’ailleurs toujours grimacer lorsque je lis dans un article que Garbage est un groupe d’obsédés de la technique, des gens capables de passer 24 heures d’affilée dans un studio. Hormis Butch (Vig), qui est en effet parfaitement capable d’oublier que le monde extérieur existe, rien ne nous différencie des autres groupes : nous connaissons la paresse, l’ennui, le manque d’inspiration, tous ces éléments indispensables pour la conception d’un disque humain (sourire)…
Dans quel état d’esprit as-tu abordé l’enregistrement de Version 2.0 ?
Je me suis surprise moi-même. Totalement sereine, détendue. Et je ne m’étais jamais autant sentie à ma place, comme investie d’une mission. Nous étions tous les quatre extrêmement heureux de nous retrouver en studio, autour de ces ébauches de chansons parce qu’au départ, il n’y avait pas grand-chose, juste quelques idées… Ce fut à la fois nettement plus facile que pour le premier album, mais aussi plus troublant à cause de cette absence totale de murs entre nous. Pour moi qui n’ai jamais eu l’habitude de me sentir à ma place, vraiment désirée, c’était assez déstabilisant mais dans un sens positif. Comme je me sentais en confiance, j’ai pu tenter des choses avec ma voix que je n’aurais jamais eu le cran d’essayer sur le premier disque. J’ai proposé des dizaines d’idées, je me suis totalement impliquée parce que je me sentais crédible et compétente. Une expérience gratifiante, mais troublante à un niveau émotionnel. Donner autant de soi pendant la journée puis se retrouver toute seule le soir, dans une chambre d’hôtel, peut devenir perturbant au bout de quelques semaines. Lorsque la journée de travail en studio s’achève, je retourne dans ma chambre et je m’installe devant l’écran de mon ordinateur pour travailler sur mes textes. A part ça, dans ma chambre d’hôtel, il n’y a rien. Je ne vide pas ma valise, je ne sors pas une seule photo : je n’ai absolument pas besoin de décoration. Je sais que je suis de passage, je ne me sens chez moi ni à Madison ni même en Amérique. J’ai grandi dans une ville très européenne, Edimbourg, où il y a toujours quelque chose à faire, où une simple promenade à pied dans les rues de la ville peut devenir une expérience personnelle forte. Chez moi, je suis très attachée aux musées, aux galeries d’art, aux cinémas, aux théâtres. Alors à Madison, quel ennui… Souvent, vers 3 h du matin, je disais à l’assistant du studio que j’étais trop énervée pour aller me coucher. Comme je ne sais pas conduire, il acceptait de tourner en rond dans les rues de la ville en écoutant Radiohead à fond.
On dirait un film de David Lynch : une étrangère qui vit dans un hôtel, avec un chauffeur qui l’emmène écouter Radiohead lorsque la ville dort.
Je suis un personnage profondément lynchien, c’est parfois inquiétant (rires)… Le plus étrange, c’est que David Lynch est passé nous saluer en studio il y a quelques mois. Il a une maison à Madison et un jour, sans prévenir, il est entré dans le studio en compagnie de son fils, qui est le portrait craché du personnage d’Eraserhead : le même visage, la même coupe de cheveux. Une rencontre hautement symbolique…
Dans ta vie à Madison, il n’y a rien d’autre que Garbage et cette chambre d’hôtel ?
Rien, hormis mon ordinateur adoré : ma possession la plus chère. Je passe un temps dingue sur cette machine. J’y rassemble toutes mes idées, j’y tiens une sorte de journal intime, et puis je passe également énormément de temps sur Internet. Je suis totalement obsédée par Internet. J’y cherche des expériences neuves, des découvertes, des surprises. C’est un monde qui synthétise ce que j’ai entrepris à une plus grande échelle : me débarrasser complètement de mon passé, vivre dans l’instant présent, sans nostalgie ou rancune. C’est pour ça que j’aime autant mon ordinateur : il me permet d’être totalement vivante, concentrée sur le moment vécu, loin des regrets, des souvenirs. Quand je suis en studio avec Garbage ou quand j’allume mon ordinateur chéri, je n’ai plus le temps d’avoir des états d’âme. D’un seul coup, tout mon passé s’envole.
Pourquoi ce besoin de tirer un trait sur ton passé ?
Je mets tout sur le compte de mon enfance, qui fut plutôt heureuse, mais un peu perturbée par le fait d’avoir grandi entre deux soeurs, une grande et une petite. Je me suis toujours sentie paumée entre mes deux frangines, pas du tout valorisée. Alors Garbage, c’est un peu ma façon de régler leur compte à ces années-là… Pourtant, je ne me sens pas du tout en guerre avec ma famille, bien au contraire. Les seuls moments où je suis heureuse de revivre des sentiments du passé, c’est lorsque je rentre à la maison, chez nous, à Edimbourg, en particulier pour les fêtes de fin d’année. J’aime retrouver mes parents, la chambre que j’occupais adolescente, mes livres, mes disques… Et puis, très vite, j’ai besoin de repartir. Pour moi, c’est un privilège de pouvoir prendre de la distance sur ses attaches : elles deviennent d’autant plus précieuses. Vivre en Amérique, au milieu de parfaits étrangers, m’a fait prendre conscience de ma personnalité et de ma culture.
Quel souvenir gardes-tu de ton premier jour à Madison, face aux membres de Garbage ?
J’étais terrifiée. Je suis descendue de l’avion avec la peur au ventre, me disant « Bon sang, mais pourquoi suis-je venue dans ce trou ? Ils vont se rendre compte que je ne suis pas du tout à la hauteur ! » On s’était rencontrés quelques semaines plus tôt à Londres, et dès le premier jour, ils m’avaient prévenue que je serais bien plus qu’une chanteuse. Dans leur esprit, je devenais le quatrième cerveau de Garbage, capable d’apporter des idées de chansons une idée très généreuse venant de types aussi expérimentés. N’ayant jamais écrit une seule note de musique dans ma vie, j’étais persuadée que j’allais être démasquée dès mes premières heures à Madison.
Comment t’es-tu tirée d’affaire ?
Les premiers jours, après les répétitions, Duke (Erikson, guitariste) m’emmenait faire de la balançoire au bord du lac, histoire de discuter. Un soir, je me suis jetée à l’eau : « Duke, je crois que j’ai quelques paroles et une mélodie de chant pour cette chanson. Tu veux les entendre ? » J’ai dit ça en fixant mes chaussures, incapable de le regarder dans les yeux. Et une heure plus tard, en rentrant à l’hôtel, j’étais malade à crever… C’est comme ça que tout a commencé.
Avaient-ils une idée précise de ce qu’ils attendaient de ta voix ?
Peut-être trop précise, mais ils ont eu l’intelligence de me laisser faire le chemin par moi-même, de me laisser arriver aux mêmes conclusions qu’eux sans être trop directifs. Cela dit, j’ai pris bien plus de plaisir avec Version 2.0. Sur les nouvelles chansons, ma voix naturelle a pris le dessus sur ma voix consciente. Pour la première fois, j’ai également écrit tous les textes du disque, ce qui a énormément facilité leur interprétation en studio.
Le ton général des textes de Version 2.0 est assez amer, parfois vindicatif.
Ça correspond à un choix assumé : me montrer telle que je suis vraiment. C’est un disque qui parle de survie, de rédemption. C’est ma façon à moi d’avancer : faire le deuil de certaines personnes et de certains sentiments douloureux en leur consacrant une chanson. Puis repartir l’esprit léger, une fois l’abcès crevé. Ces textes m’ont fait un bien immense, ils m’ont soignée. Mais il reste encore une grande partie du boulot à opérer : si j’étais totalement tirée d’affaire, je n’aurais plus besoin de monter sur scène. Car je reste assez peu sûre de moi, toujours en proie au doute… Mais j’ai développé certaines techniques de défense, comment construire un mur autour de soi, comment apprendre à se débrouiller seule et à ne compter que sur soi-même un apprentissage imposé par ma vie à Madison.
Tu n’es pourtant pas seule dans la vie : tu es mariée.
J’ai fait un choix : séparer ma vie privée et Garbage. Un choix qui impose des sacrifices, des compromis. J’ai conscience d’avoir une vie fabuleuse, mille fois plus riche que ce que j’espérais dans mes rêves de gosse. Vous ne m’entendrez donc jamais larmoyer sur mon sort de petite femme privée d’amour. Mon mari sait que je ne ferai pas ce boulot toute ma vie, que je serai de retour un jour ou l’autre. Il fonctionne exactement comme moi : il ne prend pas le succès de Garbage au sérieux parce qu’il sait que tout ça s’arrêtera d’un coup, le jour venu. Il a sa propre vie en Ecosse, son métier, ses amis… Cet arrangement nous paraît vraiment naturel : si j’étais un homme, un musicien professionnel en tournée, personne ne me parlerait de ma pauvre épouse restée à la maison. Etre une femme indépendante, une personne qui n’a pas besoin d’un homme collé à ses basques pour exister socialement, voilà un truc qui pose encore problème à trop de gens. N’en déplaise aux esprits attardés, j’ai toujours été comme ça : j’ai besoin de bouger, de voir du pays, de vivre des expériences fortes. Mon mari ne m’a connue qu’ainsi, il n’a pas été trompé sur la marchandise.
L’écriture des chansons de Version 2.0 semble avoir été placée d’emblée sous le signe de l’efficacité absolue, de la quête de la pop-song parfaite.
La chanson pop est chez nous une véritable obsession : c’est notre raison d’être, notre carburant, notre but permanent. Version 2.0 est le résultat de cette obsession, de cette idée fixe qui prend le pas sur les autres aspirations du groupe. J’aimerais que notre prochain album montre une autre facette de notre univers. L’un des grands désirs du moment, c’est de composer la musique d’un film, Lynch ou Almodovar par exemple.
Lorsque tu considères le chemin parcouru par Garbage, quel est ton principal motif de fierté ?
Honnêtement, je me sens redevable à vie pour le bonheur que ces trois garçons m’ont apporté, pour toutes ces choses exceptionnelles qu’ils m’ont permis de connaître. Et j’ai envie de pleurer à chaque fois que je me dis que cette histoire devra un jour s’arrêter, que chacun retournera de son côté. Je suis profondément heureuse d’avoir vécu certains moments sacrés à mes yeux, comme notre tout premier concert, ou notre premier passage à l’émission Top of The Pops que je regarde depuis l’âge de 4 ans. Me retrouver à la place de mes idoles, Siouxsie ou Chrissie Hynde, fut vraiment un moment magique. D’autant plus précieux à mes yeux que je suis consciente du côté éphémère de tout ça, consciente d’être seulement de passage dans ce grand cirque.
Qui, parmi les groupes de rock actuels, te semble en mesure de rivaliser avec vous ?
J’adore Billy Corgan, il me fascine. Pour moi, c’est l’un des rares vrais esprits créatifs dans le monde du rock, quelqu’un qui prend des risques, qui n’a pas peur de se remettre en question.
A l’écoute de vos disques respectifs, on peut mesurer à quel point vos univers se recoupent. Si l’on fait abstraction des arrangements, certaines chansons des Pumpkins ne détonneraient pas dans le répertoire de Garbage et inversement.
(Flattée)… C’est une idée très séduisante. J’aime énormément le côté schizophrène de ces chansons, de leurs disques : ce mélange de lumière dans la forme et de noirceur dans le fond. J’y retrouve certains traits de notre musique… Travailler un jour avec Billy est un grand rêve pour moi, ce serait une expérience réellement fantastique.
Butch, si tu devais écrire, en quelques lignes, une courte chronique de Version 2.0, qu’en dirais-tu ?
Butch Vig C’est d’abord l’album d’un groupe, par opposition au premier, qui était la somme de quatre regards. Je dirais ensuite, par ordre de priorité, que le chant de Shirley y est nettement plus chaleureux, plus direct, plus vivant.
Version 2.0 n’est pas l’occasion d’une remise en question. On a plutôt le sentiment de voir le groupe y creuser le même sillon.
C’est une version enrichie du premier album. L’un des principaux progrès, c’est ce son d’un groupe qui joue dans la même pièce même si, en réalité, chaque instrument a ensuite été échantillonné et retravaillé note par note. En tout cas, dans l’esprit, c’est un disque plus « live » que le premier album, avec un son à la fois plus compact et plus humain. Au niveau des instruments, c’est aussi un disque plus varié : la palette des sons va de l’électronique la plus rigide à des instruments organiques, comme le piano ou le violoncelle. Nous voulions mélanger le neuf et l’ancien, le chaud et le froid.
Le travail avec Garbage te permet-il de mettre en application des idées que ton travail de producteur ne te permettait pas d’essayer ?
Pour les trois hommes du groupe, l’idée de Garbage est née de cette frustration. Dans mon cas, ça devenait carrément désastreux : « Butch Vig, l’empereur du son grunge ». On ne me proposait plus que ça : des groupes en chemises à carreaux, des bas du front, alors que moi, je rêvais de pop-music, de mélodies simples et claires. J’ai toujours adoré le punk-rock, mais je suis également fan de Public Enemy. Depuis le tout premier jour où j’ai touché à un sampler, j’ai eu envie d’essayer des choses très diverses : produire un disque de hip-hop, arranger des chansons rock en se servant de toute la technologie dernier cri, découvrir des terrains de jeux vierges. Et pourtant, on ne me proposait que des groupes de grunge… Nous avons donc fondé Garbage pour essayer de rivaliser avec les artistes excitants de l’époque : Massive Attack, Portishead, Radiohead, Tricky, Beck, les Smashing Pumpkins.
On connaît peu de détails sur ta vie avant Garbage, en particulier sur ton adolescence. Comment décrirais-tu ces années-là ?
Tranquilles, normales. Avec toujours beaucoup de musique autour de moi : les Beatles, Patti Smith, le Velvet Underground, les Beach Boys, Bowie, T. Rex, puis, plus tard, les disques de Clash London calling est peut-être mon album préféré de tous les temps , tout le punk-rock anglais. Motown également, la musique black. Ma mère était prof de piano et, grâce à elle, j’ai pu également écouter beaucoup de jazz et des chanteurs comme Sinatra. Je dois sans doute mon éclectisme à l’influence de ma mère. J’ai eu ma première batterie le jour de mes 13 ans et, le soir même, j’avais décidé de devenir rocker professionnel (sourire)… Quand j’étais ado, seule la musique comptait pour moi. A 15 ou 16 ans, j’étais totalement obsédé par Television, Richard Hell, Patti Smith ou les Talking Heads. C’est mon goût pour cette musique, si visuelle, et pour toute la culture new-yorkaise qui m’a poussé à m’inscrire en fac de cinéma, à Madison. J’ai alors commencé à composer des petites musiques de film au clavier. Puis j’ai appris à me servir d’un ordinateur, d’une table de mixage. Ma carrière de producteur a commencé comme ça : en bidouillant des sons pour des élèves de ma promo. Et puis un jour, Duke Erikson m’a proposé de jouer dans son groupe, Spooner, et ensemble, nous avons fondé un petit studio 8-pistes.
Pour le jeune producteur que tu étais, qui étaient les modèles, les références ?
George Martin, parce que son travail dans l’ombre des Beatles a transformé la musique de l’époque. Je crois qu’on ne pourra jamais faire mieux que ces arrangements de voix, ces harmonies… Je suis aussi soufflé par le travail de Chris Thomas avec les Sex Pistols et les Pretenders, par certains disques produits par Todd Rundgren. Et puis pendant les années 80, Steve Lillywhite a vraiment marqué son époque en produisant U2, XTC. Aujourd’hui, je suis très attentif à ce que fait Flood, un type extrêmement doué. L’album To bring you my love de PJ Harvey est extraordinaire.
Avec Garbage, on a le sentiment que tout est parfaitement contrôlé, que chaque son correspond à une volonté précise. Est-ce la réalité ?
J’aimerais pouvoir l’affirmer (sourire)… Honnêtement, ce groupe me surprend fréquemment. Je ne sais jamais exactement où nous allons, vers quel territoire la chanson va nous emmener. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que nous aimons travailler avec un grand nombre d’options possibles, des choix qui ne s’opèrent qu’au moment du mixage final. Pour un morceau comme Push it, ça signifie que nous avons utilisé cent vingt-sept pistes différentes sur la table de mixage, ce qui peut correspondre à une cinquantaine de sons de guitare différents. Une chanson de Garbage, c’est un peu comme un tableau étouffant, avec des tas de couleurs différentes et entremêlées, un joyeux bazar qui ne prend forme qu’à la dernière minute, lorsque le peintre décide d’effacer les trois quarts de ce qu’il a mis sur sa toile.
L’album Version 2.0 tel que nous le découvrons aujourd’hui correspond-il à l’idée que tu en avais il y a un an ?
Il y a quelques plans qui se sont perdus en route, mais rien d’essentiel. De toute façon, nous ne jetons jamais rien : une idée qui ne fonctionnait pas sur ce disque donnera peut-être lieu à une bonne chanson l’an prochain. Tenir à jour ces stocks d’idées et de fausses pistes à recycler est l’une de mes grandes passions cachées. Ça permet de ne pas s’endormir sur ses lauriers, de se donner de nouveaux objectifs. Parce que ce qui fait avancer un groupe, c’est avant tout son appétit de création.
Pour Version 2.0, l’organisation du travail a-t-elle été dictée par le mode de travail spécifique du groupe ?
Le plus crucial, c’était de se retrouver tous les quatre dans un endroit coupé du monde. C’est ce que nous avons fait en mars 97, dans une grande maison sur une île au large de Seattle, à Friday Harbour. L’endroit parfait pour des retrouvailles entre amis… L’idée était de pouvoir se consacrer entièrement à l’écriture et au jeu. On se levait tard le matin, on traînait sur la terrasse, face à la mer et puis le soir, tranquillement, on se mettait à jouer et ça durait des heures. Nous sommes un groupe lent, lourd à manoeuvrer. Nous avons besoin d’un temps dingue pour trouver la moindre idée valable : après ce mois complet passé à Friday Harbour, nous avons fait le tri dans nos idées et jeté 95 % de ce que nous avions.
A quel moment s’est finalement produit le déclic ?
Lorsque nous sommes retournés à Madison, après quelques semaines de tri et de découpage dans nos idées. Certaines chansons sont le résultat de plusieurs réincarnations, de manipulations multiples. A l’arrivée, il est miraculeux que ces chansons aient pu garder un côté spontané, parce qu’en réalité leur donner leur forme définitive a été très laborieux.
Comment expliques-tu que vous n’utilisiez jamais le mode de composition le plus répandu : une personne amène une idée plus ou moins aboutie que le reste du groupe reprend ensuite ?
Nous sommes incapables de fonctionner ainsi, cette méthode sonnerait le glas de Garbage. Si l’un d’entre nous arrivait avec une jolie petite chanson bien écrite, les trois autres ne pourraient pas s’empêcher de la saccager et, en dix minutes, tout le monde en viendrait aux mains. Nous sommes faits pour mélanger nos idées, même si c’est frustrant et douloureux… Notre plus grand progrès avec Version 2.0, c’est que nous avons appris à faire passer l’intérêt de Garbage avant l’intérêt de chacun. Plutôt que d’avoir quatre egos en lutte permanente, nous avons donné forme à une espèce d’énorme ego commun.
Pour toi qui as travaillé avec Billy Corgan et Kurt Cobain, deux songwriters très individualistes, n’est-il pas contre nature de procéder ainsi avec Garbage ?
C’est très simple : si j’étais capable d’écrire des chansons aussi parfaites et définitives que celles de Nevermind, je ne serais pas obligé d’en passer par là. Mais il faut regarder les choses en face : je n’arrive pas à la cheville de Kurt Cobain. J’aimerais être capable d’écrire des choses simples, des ballades du niveau de celles d’Elliott Smith, mais je ne suis pas doué pour ça.
En même temps, vos chansons donnent souvent l’impression d’avoir été écrites instantanément, sans tous ces efforts de mise en forme.
Voilà exactement pourquoi je supporte très bien de ne pas être au niveau de Kurt (rires)… Tant que cette magie opérera, tant que ces chansons, à l’arrivée, tiendront debout toutes seules, l’enregistrement des disques avec Garbage restera la discipline artistique la plus excitante que je connaisse. J’ai travaillé avec des groupes extrêmement doués, avec des fortes personnalités, des écorchés vifs, toutes sortes d’artistes, mais à l’arrivée, Garbage reste pour moi le groupe le plus excitant. Le rôle que j’y occupe me comble : musicien, arrangeur, producteur, tout ça à la fois.
Quel est ton meilleur souvenir avec Garbage ?
Je ne sais pas si c’est le meilleur, c’est en tout cas le plus fort : le jour où nous avons parlé à Shirley pour la toute première fois, dans un hôtel de Londres. J’ai senti que quelque chose de décisif était en train de se produire dans ma vie. Et puis le soir, après cette rencontre, je suis remonté dans ma chambre et, en allumant la télévision, j’ai appris que Kurt Cobain avait été retrouvé mort chez lui. Là, les émotions se sont mélangées en moi et je me suis écroulé, terrassé par toutes ces sensations contradictoires : le chagrin d’avoir perdu un ami très cher et le bonheur d’avoir trouvé Shirley. Je ne savais plus si je devais rire ou pleurer : j’étais déboussolé, incapable de me reprendre en main. Que je le veuille ou non, c’est sans doute ce jour-là que j’ai décidé de tout donner à Garbage.