Pendant l’enregistrement de Beautiful Garbage, Shirley Manson a tenu un journal de bord sur le Net : une langue de vipère contre la langue de bois.
Du 10 avril 2000 au 26 avril 2001, sans relâche, Shirley Manson a raconté en direct, sur le site de Garbage 1, la gestation de Beautiful Garbage. Plus qu’un simple et déjà passionnant témoignage sur l’ampleur et les doutes d’un chantier casse-gueule, il s’agissait d’un authentique road movie immobile, d’une longueur insensée, autorisant toutes les digressions (y compris les plus intimes). Avec une honnêteté et une sensibilité que tout autre groupe de cette renommée aurait prudemment censurées, l’Ecossaise y décrit ses découragements, ses rages, avec un sens aigu du dérisoire de la situation. Tout ego remisé aux objets perdus, elle offre non seulement une journée portes ouvertes des studios Smart de Madison mais de son âme amochée, dévoilée avec une impudeur et une franchise qui nous rappellent que Shirley n’est pas anglaise, mais écossaise. Ce qui décoince singulièrement le monologue : « J’étais si mignonne quand j’étais petite, qu’est-ce qui a pu se passer ? J’ai vraiment besoin de chocolat. » « Je sens mon sang déborder, j’envie les garçons qui n’ont pas à affronter ces problèmes hormonaux, je déteste être à la merci de mon corps. » « Je franchis le pas et je commence à voir un psy. Même mes copains pensent que je suis devenue folle, pas très bon signe. »
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On y vit ainsi en direct ses angoisses de déracinée, consignée dans un hôtel anonyme de Madison quand le reste du groupe rentre chaque soir à ses familles et habitudes. « Je veux prendre un avion et ne jamais revenir. Voler vers un endroit où il fait soleil mais où on n’attrape pas de cancer de la peau. Où l’on peut marcher sous la pluie sans se mouiller. Où je pourrais fumer comme un pompier sans bousiller mes poumons. Où je pourrais manger comme un cochon mais ne pas grossir. Où je pourrais être amoureuse tout en baisant dans tous les sens » ; « Pourquoi est-ce que je me sens si seule alors que je suis constamment entourée ? Pourquoi m’est-il plus facile de m’exprimer en tapant sur ce clavier qu’en parlant directement à quelqu’un ? » ; « Je considère l’optimisme comme une fuite en avant. »
Cette garce suprême offre aussi à l’occasion une version archi-trash d’un Voici new-wave, où chaque piètre prétendant à la gloriole wok’en’woll est immédiatement humilié par les jugements expéditifs et sans appel de la rousse écossaise. « Eh merde, fait-elle semblant de s’excuser quand on lui demande si elle regrette d’avoir ainsi laminé ses collègues, c’est mon site, j’ai quand même le droit de dégommer qui je veux. Quand on m’énerve, j’ai le droit de répondre : c’est de la légitime défense. J’en ai marre de cette hypocrisie, de ce showbiznessement correct, de la langue de bois, de cette fausse camaraderie entre pop-stars. Même si je paie souvent au prix fort mes coups de gueule. »
Effectivement, ça tire à boulets rouges depuis ce petit ordinateur qu’elle décrit comme son meilleur ami, le seul à avoir accès à la chambre d’hôtel de Madison. De Joni Mitchell (« Une fois, en Ecosse, elle a maltraité ma petite s’ur, qui était alors serveuse dans un restaurant. Je ne pardonnerai pas ») à Jennifer Lopez, de Christina Aguilera (« Elle est l’Ennemie ») à Titanic (« Un film diaboliquement grotesque »), de Radiohead (« Leur nouveau son me paraît forcé, pas du tout naturel ») à Bush (« un type absolument détestable et hors-sujet »), les dégoûts sont palpables, viscéraux, sans appel. Mais ne surtout pas croire que ce site n’est qu’un catalogue d’éc’urements : Shirley demeure trop viscéralement fanatique de musique, de cinéma ou de littérature pour n’en voir que le décorum de frime et de parasites. On la surprend ainsi à clamer sa passion pour No Doubt, Elliott Smith, Marianne Faithful, Low, The Delgados, Sleater-Kinney, Jurassic 5, Goldfrapp, Magnetic Fields, Sigur Rós, Fiona Apple, Mos Def, At The Drive-In, Björk, Zadie Smith, PJ Harvey ou Messiaen. Et à défaut de programmes de révolution, on y apprend déjà ses cocasses résolutions : « 12 avril je prends un cours de guitare, j’ai décidé qu’il fallait que je progresse dans ce domaine. 17 avril je m’inscris dans une auto-école, ça fait des années que je me le promets, je réclame ma liberté. »
A propos des enregistrements chaotiques du nouvel album, on découvre les longues périodes de doutes, de fausses routes et de silences radio, interrompues par des poussées de fièvre et d’enthousiasme : « Notre nouvelle chanson sonne comme la rencontre de Korn, Portishead et Nine Inch Nails » ou, plus loin, « La nouvelle sonne comme la rencontre entre un Zola ivre et David Lynch ».
On pourrait reprocher à Shirley un nombrilisme forcené mais son journal de bord révèle à quel point un enregistrement aussi intense impose le huis clos, le monde extérieur se limitant ici à de brèves mais sèches incursions : « Maintenant qu’Israël s’est retiré du Sud Liban, qu’attendent les Anglais pour quitter l’Irlande du Nord ? » ou « Je me réveille avec cette effrayante certitude : je suis plus intelligente que George W. Bush. » Le mot de la fin, à quelques jours de son retour en Ecosse : « Je reviens au pays voir mes parents et remplir mes devoirs conjugaux avec mon mari. » Veinard.
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1. www.garbage.com/fans/studiodiary1.htm (jusqu’à www.garbage.com/fans/studiodiary46.htm).
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