Autrefois inlassablement caressées par une technologie maniaque, les chansons de Garbage sortaient aussi sexy que malmenées de leur laboratoire. Mais révolution au palais de la cyber-pop : mené par le bout du nez par la voix dominatrice de Shirley Manson, leur versatile troisième album, Beautiful Garbage, dévoile des pop-songs nues et perverses.
Tout ce qu’on voulait, c’était créer un mur du son. » Ce n’est pas Phil Spector qui parle, mais l’un de ses plus habiles héritiers : Butch Vig, l’un des quatre architectes d’un son parmi les plus impensables, maniaques et explosifs de l’époque révélé il y a tout juste dix ans par son travail déterminant sur le Nevermind de Nirvana. Un son pervers, qui a mis sa science précise de la chirurgie et de la génétique aux trousses d’une innocente victime : la pop-song, cette pucelle en bas résille.
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Le temps de deux premiers albums, Garbage et Version 2.0, le groupe laissa ainsi à penser que son studio de Smart, à Madison, dans le Wisconsin, était un temple un rien libidineux élevé à la débauche. Un lupanar où trois quadras sympas inventaient les scénarios les plus sophistiqués et biscornus pour mettre en danger le chant Chaperon rouge de leur rouquine écossaise. Ce conflit entre les mélodies les plus insolemment pop de l’époque et un traitement sonique radical, rêche et mathématique, finissait pourtant régulièrement en union sacrée alors que tout paraissait ici contradictoire. Un équilibre gonflé, où l’on aurait bien voulu, parfois, que le c’ur ait autant droit au chapitre que le cerveau.
Planquée derrière des murailles de guitares, des herses de bruits blancs, des douves de beats azimutés, on chercha souvent la faille, celle qui nous emmènerait à l’âme de Garbage. Mais ce cyber-groupe, souvent, offrait plus volontiers sa prodigieuse intelligence que sa sensibilité, reléguée dans des coins de phrases, des bouts de mélodies crève-c’ur.
Pour avoir rencontré Shirley Manson, Duke Erikson, Butch Vig, Chris Marker, on savait pourtant à quel point un gros c’ur, généreux et tendre, battait derrière ces cartésiennes protections. Un c’ur bouffi de doutes que cette musique, aux apparences si sûres d’elles dans sa science exacte, ignorait royalement.
D’où la surprise, aujourd’hui, d’entendre quelques fausses notes, des chansons à la technologie réduite aux accessoires, des pop-songs expédiées en une poignée de pistes bref, de l’humanité livrée sans Tipp-Ex sur un album de Garbage, le déroutant Beautiful Garbage. Déroutant au sens le plus noble du terme, tant ce groupe que l’on croyait condamné par sa formule même faire du rock et de la pop avec les outils de la dance-music échappe aujourd’hui à sa réputation. Une révolution menée en douceur par la voix autoritaire de Shirley Manson, qui s’invente ici autant de registres que de chansons et condamne ses compagnons de jeu médusés aux exploits ad hoc : de la simplicité d’une guitare nue et velvétienne sur So Like a Rose jusqu’à la profusion jouissive et grandiloquente de Can’t Cry These Tears. « Il y a un côté Porsche et un côté tracteur chez Garbage », explique Butch Vig. Idéal pour conduire en zigzag, hors des sentiers battus. Avec cet album taillé pour les radios, mais avec des outils de chirurgie expérimentale, Garbage invente un nouveau genre : l’extrême centre.
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Vous sembliez être allés aussi loin que possible dans votre fusion entre la technologie la plus sophistiquée et la pop la plus simple et directe avec votre dernier album de 1998, Version 2.0. Avez-vous paniqué en vous lançant dans ce troisième album ?
Duke Erikson : Il y a eu des moments de panique car, pour la première fois, nous avons laissé les choses venir à nous… Ramper serait un terme plus juste… Pendant de longues périodes au cours de ces trois dernières années, il ne s’est rien passé. On pensait parfois avoir atteint le fond de l’inspiration, que le sac était vide. Nous savions qu’il fallait faire confiance à notre instinct plutôt qu’à notre science, pour une fois.
« Instinct » est un mot nouveau dans le vocabulaire de Garbage. Vous êtes plutôt connus pour votre maniaquerie.
Butch Vig : Nous avons essayé de provoquer l’inspiration, de la stimuler en jouant sans cesse. Pour une fois, nous n’avons pas analysé les chansons, nous avons refusé de les polir, de les retoucher et de les trafiquer sans fin.
Steve Marker : Nos chansons, jusqu’à présent, ont toujours été aussi simples. Le problème, c’est que nous n’arrivions pas à les laisser sortir de notre studio dans le plus simple appareil : il fallait rajouter des couches et des couches de sons, de filtres, d’atmosphères. Elles finissaient par ne plus pouvoir respirer.
Shirley Manson : Nous étions sur le point de nous répéter. C’est ce qui a rendu si pénibles les premiers mois d’enregistrement de Beautiful Garbage. Il fallait emmener la musique ailleurs ou sinon, nous allions franchement commencer à nous ennuyer. L’an dernier, mon mari m’a emmenée dans une galerie d’art à San Francisco, pour me faire voir une toile de Matisse. Je lui ai demandé : « Pourquoi Matisse a-t-il laissé une telle marque ? » Et il m’a répondu : « Parce qu’il vient des réalistes, chez qui il a appris la perfection, avant d’aller ailleurs quand il a pris confiance. » Nous sommes un peu dans ce cas de figure : chez nous, tout était parfaitement à sa place, car nous manquions de confiance en nous. Nous pensions être incapables de composer des chansons, alors nous les planquions derrière des tonnes d’effets. C’était presque comme une muraille de protection, une façon d’agresser l’auditeur car on se pensait incapables de le séduire. Sur le nouvel album, nous nous sommes débarrassés de beaucoup d’artifices, c’est un disque beaucoup plus humain.
Qu’est-ce qui vous a donné confiance ?
Butch : A force de nous retrouver tous les soirs dans un bus. Une tournée aussi longue et tendue que celle de Version 2.0 aurait pu nous tuer, elle nous a au contraire soudés. Ça nous a permis de relativiser, de nous relâcher. Certaines chansons du nouvel album n’ont demandé qu’une prise, d’autres sonnent légèrement faux, il y a des couacs, des erreurs que jamais nous n’aurions laissé passer avant. Mais on s’en fichait : on était là pour l’essence même des chansons. Les laisser en paix nous a demandé beaucoup d’effort, c’était contre nature.
Duke : Dès que l’un d’entre nous voulait rajouter une touche de peinture au tableau, les autres lui tapaient sur les doigts. Il fallait respecter le premier jet. Nous étions si excités par cette nouvelle façon de travailler, organique, sans manipulations.
Est-ce à ce point difficile de faire bouger Garbage ?
Butch : Il y a un côté Porsche et un côté tracteur chez Garbage. Le problème, c’est qu’il y a constamment huit mains sur le volant.
Shirley : Et aucun conducteur désigné. C’est pourquoi nous nous perdons parfois. Dans le passé, nous suivions des itinéraires très précis, méticuleusement réfléchis à l’avance. Il était hors de question de nous frotter au risque. Nous ne voulions pas admettre notre vulnérabilité, notre faiblesse. Et là, pour la première fois, nous nous disons que ce n’est pas grave de se planter, de faire fausse route.
Il n’y avait donc pas de carte pour l’enregistrement de Beautiful Garbage ?
Butch : Ce qui nous fascine, bien plus que les disques, c’est le processus de création. Pour nous, c’est la composition et elle seule qui compte, c’est notre échappatoire, notre psychanalyse. Shirley est beaucoup moins patiente que nous : elle est explosive, émotive, changeante. Alors que nous trois, nous sommes plus pragmatiques, têtus.
Avez-vous eu besoin de vous éloigner de votre studio refuge de Madison ?
Butch : Au contraire, il nous manquait trop après de longs mois de tournée. Pour nous, c’est comme un sanctuaire, un home sweet home, un endroit où l’on peut claquer la porte à la gueule du monde. C’est là où nous nous sentons nous-mêmes. Notre club-house.
Shirley : Une bonne berline, idéale pour le confort mais pas pour la vitesse (rires)…
Duke : A la fin de la tournée, on s’était juré de prendre des mois de vacances. Mais après quelques semaines, on ne savait déjà plus quoi faire de nos journées : nous sommes totalement inadaptés à la vie de tous les jours. Revenir à notre studio nous démangeait, nous trouvions la vie de tous les jours extrêmement compliquée.
Vous êtes d’une tristesse incroyable.
Butch : C’est vrai que ce n’est pas brillant mais d’un autre côté, nous avons au moins une passion : la musique. Ce n’est quand même pas comme si le bureau nous manquait.
Les retrouvailles, après ces vacances, ont-elles été compliquées ?
Duke : Après avoir vécu pendant un an dans un bus de tournée, la vie commune dans un studio ne pouvait être que plus douce. Sauf pour Shirley, qui se morfond en studio mais s’éclate en tournée.
Shirley : Contrairement à eux, je ne suis pas du tout un rat de studio. Je suis une chienne des routes. Alors il faut me réadapter à cette ambiance feutrée de Smart.
Tout le monde était-il alors convaincu des changements nécessaires à apporter à Garbage, ou y a-t-il eu débat ?
Butch : Il y a eu beaucoup de palabres. Chacun se bat pour ses convictions. Mais nous étions tous d’accord, d’emblée, pour nous démarquer du son des deux premiers albums. Plus question d’utiliser 120 pistes sur une seule chanson. Ce qui a sans doute déclenché ce changement, c’est la façon de chanter de Shirley, qui a tenté de nouvelles choses. Jusqu’ici, nous étions trop timides pour oser ces directions, Shirley n’aurait jamais eu la confiance suffisante pour nous en parler.
Duke : Nous avions une trouille bleue des clichés, que nous accueillons cette fois-ci en amis. Jamais nous n’aurions osé une chanson comme Can’t Cry These Tears, aussi ouvertement influencée par Spector. Nous étions certains que notre personnalité n’était pas assez forte, qu’elle se diluerait dans un tel hommage. C’est Shirley qui nous a poussés à la faire, car elle avait envie de vraiment chanter cette fois-ci.
Shirley : Cette peur du risque, elle venait de notre manque de confiance : on avait peur d’être mal compris. On voulait tellement tout contrôler, même l’image que les gens avaient de nous… Mais moi, je me sentais prisonnière de ma façon de chanter, je sentais poindre la routine, les ficelles, le professionnalisme… C’était très malsain, très lâche. Et puis David Arnold m’a invitée sur la BO du dernier James Bond et m’a proposé une mélodie que je n’aurais jamais osé chanter auparavant. Je m’en pensais incapable et au contraire, ça m’a libérée. J’ai découvert ce jour-là que j’avais des poumons (rires)… Quel sentiment jouissif que de pouvoir jouer avec sa voix. Il ne faut pas oublier qu’avant le premier album de Garbage, je n’avais encore jamais chanté, jamais écrit. J’avais constamment la trouille de décevoir les garçons jusqu’à ce nouvel album où, pour une fois, je sentais que je pouvais leur apporter quelque chose. Ça fait sept ans qu’on vit ensemble, je n’ai plus rien à leur cacher. Je me sens en sûreté. Jusqu’à tenter des trucs impensables, comme le falsetto à la fin de Nobody Loves You When You’re Gone. Ils étaient stupéfaits de l’autre côté de la console, je restais parfois une heure à jammer, seule au micro. Avant, chaque apparition au micro devait faire l’objet d’un véritable cérémonial, on devait m’y préparer pendant des heures, voire des jours, à l’avance. Je devais boire, me relaxer longuement sur un canapé, régler les lumières du studio… Là, je n’ai pas ressenti le moindre stress.
Butch : Ses idées arrivaient, cette fois-ci, en direct. Elle entendait un son de guitare et immédiatement elle plongeait dans la salle d’enregistrement. « Putain, branche mon micro, grouille »… On n’en revenait pas. On était, pour une fois, si proches de l’essence même de la musique. C’était la première fois que nous respirions tous les quatre le même air.
Physiquement, as-tu souffert pour chanter de manière aussi différente ?
Shirley : Je n’ai jamais pris de cours de chant alors ça a été douloureux. Plusieurs fois, en studio, j’ai saigné du nez, car je demandais trop à mon corps. Emotionnellement, l’expérience a été redoutable, car j’ai beaucoup plus écrit avec mon c’ur qu’avec mon cerveau. En finissant la dernière tournée, j’étais une véritable loque, folle à lier. J’ai dû me forcer à suivre une longue thérapie, il fallait que j’affronte des démons que j’avais balayés sous le tapis depuis trop longtemps. Et en même temps que je devais faire face à ces chocs violents, extrêmes, nous enregistrions le nouvel album. J’ai beaucoup pleuré au micro.
Des découvertes récentes, en matière de musique, vous ont-elles fait réfléchir ?
Butch : Musicalement, nous vivons une période très stimulante. Entre les productions de Dr Dre et celles de Timbaland, entre Eminem et Missy Elliott, c’est d’une richesse incroyable. Le plus excitant, c’est que cette musique si audacieuse a su toucher immédiatement le grand public. Les groupes soi-disant alternatifs que j’entends sur les radios de campus, avec leurs guitares prévisibles, sont nettement plus conservateurs et orthodoxes que ceux qui se trouvent actuellement au sommet des charts. A part Sigur Rós et At The Drive-In, je n’ai pas entendu de guitares très excitantes depuis des années.
En tant que producteurs, l’époque est plus excitante que lorsque vous travailliez avec Nirvana ou les Smashing Pumpkins ?
Butch : Jamais nous n’avons eu à ce point l’impression de nous retrouver devant une feuille blanche, vierge : tout est possible, aujourd’hui. Les productions en hip-hop et R&B sont incroyablement risquées, ce qu’ils font subir au rythme est inouï. Entendre ces musiques à la radio me donne, inconsciemment, envie d’écrire : elles mettent mon cerveau en état d’alerte, au même titre que les Beatles, Big Star, les Pretenders, Phil Spector, Prince…
Duke : Même si Butch a produit quelques très gros albums, nous ne nous sommes jamais considérés comme des producteurs. Nous sommes, fondamentalement, des musiciens, qui se sont parfois égarés du mauvais côté de la vitre. Aujourd’hui, contrairement à il y a dix ans, il n’y a de toute façon plus de frontières entre musiciens et producteurs. Il faudrait vraiment être naïf ou ignorant pour tolérer l’intrusion d’un corps étranger dans le processus d’enregistrement. La technologie s’est tellement simplifiée que tout groupe devrait se produire.
Traduire pour le grand public une grammaire d’avant-garde : voici ce que font aussi Björk, Radiohead ou Massive Attack…
Shirley : Nous sommes, à mon avis, l’exact opposé de Radiohead. Eux ont composé, très tôt, une immense pop-song, Creep, dont ils tentent depuis de s’éloigner de plus en plus, jusqu’à l’abstraction. Au début, Garbage faisait essentiellement des remixes électroniques très abscons et petit à petit, nous tentons de composer une grande pop-song… A notre façon, nous sommes aussi extrêmes qu’eux. Mais nous avançons dans des directions opposées. A l’heure où tous les groupes tentent d’échapper à la pop, un truc démodé, nous nous y réfugions à corps perdu. Une fois encore, nous sommes à côté de la plaque (rires)… C’est comme si, aujourd’hui, le suicide commercial ultime, serait de faire un disque de pop simple et revendiquée. J’en ai assez de l’air du temps, de tout ce cynisme, de toute cette ironie. Osons faire de la pop-music franche et nette.
Butch : Mais attention : si les mélodies sont effrontément pop, les paroles de Shirley pervertissent ces chansons. Nous ne sommes pas Britney Spears. C’est pour ça que l’album s’appelle Beautiful Garbage (Jolie poubelle), ça souligne le contraste entre la beauté des mélodies et la laideur, la noirceur du propos. L’époque ne peut pas autoriser le seul optimisme.
Quelles ont été les erreurs de jugement les plus flagrantes à votre égard ?
Duke : De considérer Shirley comme la chanteuse, un peu futile, qu’utilisent trois génies de la production. Personne ne lui parle comme à nous, personne n’accepte de reconnaître qu’elle est un quart du groupe.
Shirley : Personne ne sait vraiment quoi faire de nos disques non plus… Ce qui est un grand luxe. Les fans de rock alternatif nous trouvent trop pop, les tenants de la pop nous jugent trop bizarres. Et pourtant, nous avons trouvé un public immense, qui déteste qu’on lui dise où il doit se mettre en rang.
A quel point l’intrusion de Shirley dans l’univers masculin de Garbage et vice versa vous a changés ?
Shirley : Ils m’ont énormément changée. C’est un privilège de pouvoir passer sept ans dans l’intimité d’hommes sans qu’à un seul moment, le sexe ne vienne tout foutre en l’air. Je suis arrivée dans le groupe avec des idées très arrêtées, en forçant plus qu’en minimisant ma féminité, mon côté résolument européen. Je pense que c’était un choix judicieux : si je les avais brossés dans le sens du poil, ils ne m’auraient jamais respectée. Mais grâce à eux, je suis aujourd’hui beaucoup plus tolérante (les autres éclatent de rire)… Sauf quand il s’agit de vins : là, c’est la guerre entre nous. Comment peut-on préférer des vins australiens ou californiens à des crus français ou italiens ?
Butch : Au moment où elle est arrivée dans le groupe, on se connaissait déjà tous les trois depuis de longues années. On avait appris à jouer de la guitare, à boire de la bière et à enregistrer ensemble. L’irruption d’un corps étranger aurait pu être un désastre mais au contraire, ça nous a enrichis. Même si le début de notre relation a été hésitant, car elle nous terrifiait avec sa nonchalance, nous avons fini par devenir plus intimes et plus forts que tous les groupes que je connais. Elle nous a énormément éduqués sur l’Europe, sur la musique, la politique, le style de vie… Et nous, en échange, on lui a fait découvrir ce que nous aimons en Amérique. Elle nous a beaucoup changés. Avant, nous étions des agneaux. Maintenant, nous sommes durs et méchants.
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Beautiful Garbage (Mushroom/Pias).
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