Vu de l’extérieur, Gainsbourg reste un monument, pour ceux qui ont travaillé avec lui comme pour les fans de la première heure. Propos inédits d’amis musiciens.
– BECK : « Un jour, j’ai entendu parler de lui comme d’un croisement entre Dylan et Sinatra »
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J’ai découvert Gainsbourg avec Melody Nelson alors que j’étais en tournée en France avec Sonic Youth, il y a sept ou huit ans. Je n’avais jamais entendu si brillant mélange de rock et de cordes. Il y a quelque chose d’unique dans Melody Nelson, d’immensément expressif et naturel. Ce que j’aime chez Gainsbourg, ce sont ses constantes prises de risque et la grande diversité de son uvre. Il a su être très raffiné dans son approche de la composition, parfois très classique, mais aussi totalement pop. J’aime aussi le fait qu’il ait toujours été très sérieux à propos de son art tout en sachant se moquer de lui-même. C’est une attitude très saine, mais ça demande beaucoup de courage. Il avait une sensibilité très moderne, teintée de perversité et sous-tendue de pulsions autodestructrices qui, au début des années 70, annonçaient déjà le punk-rock. Ce qu’il y a d’intéressant dans Gainsbourg pour les Américains, c’est qu’il a traversé quarante ans d’histoire de la musique, jazz, chanson française réaliste, rock anglais, mambo, reggae. J’ai vu plusieurs des films dans lesquels il a tourné, notamment Mister Freedom de William Klein. C’est un truc complètement barré, un vrai cirque dans lequel chacun porte un nom pas possible. Il nous a beaucoup inspirés pour la vidéo de Sexx laws. Aux Etats-Unis, ses fans sont généralement de jeunes urbains branchés. Aux alentours de 93-94, ces gens-là ont commencé à en avoir marre du grunge et se sont tournés vers le passé. Les collectionneurs étaient à la recherche de choses de plus en plus obscures. Lorsqu’il n’y a plus eu de disques garage sixties à dénicher, ils se sont tournés vers l’Europe. C’est là qu’on a commencé à entendre parler d’Os Mutantes, d’Ennio Morricone, de Piero Piccioni et de Serge Gainsbourg. Les Américains ont encore du mal à parler de sa musique. J’ai même entendu un jour parler de Gainsbourg comme d’un croisement entre Dylan et Sinatra ! Gainsbourg ne correspond à rien de ce que nous avons pu connaître aux Etats-Unis en matière de musique. Il n’y a jamais eu et il ne saurait y avoir d’équivalent.
– ANNA KARINA : « Ce que j’aimais bien, c’est qu’il mettait toujours la main devant sa bouche quand il riait »
J’ai vraiment appris à connaître Serge quand il m’a proposé la comédie musicale Anna. Je ne sais pas pourquoi il a pensé à moi. Je suppose qu’il m’avait vue chanter dans des films, dans Pierrot le fou. Qu’il ait pensé à moi m’a rendue folle de joie parce que c’était encore un rêve d’enfance qui se réalisait. Quand je l’ai rencontré la première fois, j’ai senti qu’il était à la fois timide et très percutant, avec une personnalité très puissante, il était très impressionnant, avait une grande présence, il savait très bien ce qu’il avait envie de faire. Ensuite, ça a pris pas mal de temps parce qu’il fallait répéter toutes les chansons. Ça se passait toujours dans la gaieté, dans le bonheur. Il m’avait envoyée chez une chanteuse d’opéra prendre des cours, sinon on travaillait chez lui au piano, on riait beaucoup, on allait boire des coups de rouge, on mangeait du fromage. Serge était très généreux, il me couvrait de cadeaux… Chaque fois que j’avais bien chanté, j’avais droit à un cadeau, une fois il m’a même offert un briquet en or, il m’offrait toujours des fleurs. Moi j’étais pas intimidée, à l’époque j’étais plutôt beaucoup plus connue. Je me sentais en de très bonnes mains et peut-être que sur le coup je ne me suis pas rendu compte de l’immense cadeau qu’il m’a fait.
Après la comédie musicale, Serge a rencontré Brigitte Bardot, et ensuite Jane Birkin et c’est à elles qu’il a proposé des chansons. La maison de disques avec qui j’avais un contrat ne me proposait que des chansons que je n’aimais pas, mais plus du tout des chansons de Serge.
Un jour, pour les besoins d’un film que j’avais réalisé moi-même, Vivre ensemble, on a enregistré deux titres produits par Jean-Claude Vannier. Comme c’était déjà une musique enregistrée par Serge, il fallait que j’achète les droits aux Américains, beaucoup trop cher pour mon petit budget, et finalement, ça ne s’est jamais fait. Après, il était tout le temps occupé et moi, de mon côté, je tournais également tout le temps, j’étais sur la route, avec mes sacs à la main. Parfois il me téléphonait, il me disait qu’il fallait qu’on se voit. Justement, très peu de temps avant sa mort il m’avait appelée, pour me dire « Anna, j’ai envie de faire un film avec toi et Aurore Clément. » C’était formidable, mais le lendemain j’ai su qu’il était à l’hôpital, et puis il est mort. Sa musique est toujours pertinente, parce qu’elle était tout simplement géniale. Elle parle de choses qui intéressent les jeunes, il savait créer des choses à la fois tendres et percutantes. Il était resté un grand enfant. Comme tous les grands enfants, il comprenait très bien la jeunesse, et en même temps c’était homme extrêmement intelligent et cultivé. Ce que j’aimais bien chez Serge, c’est qu’il mettait toujours la main devant sa bouche quand il riait, comme un gosse. De lui, je garde l’image d’un homme très élégant, et adorable, un grand enfant, mais un vrai mec en même temps.
– RODOLPHE BURGER : « Dans mon souvenir d’enfant, de tous ceux qui passaient à la télé, c’est le seul qui avait la classe »
J’ai des souvenirs assez lointains qui sont des souvenirs d’enfance et qui sont liés au Gainsbourg première période, Le Poinçonneur des lilas et cette pure tronche télévisuelle, ce visage, ces oreilles, cette physionomie et cette classe d’écriture. Dans mon souvenir d’enfant, de ceux qui passaient à la télé Brel, Brassens, Claude François , c’est le seul qui pour moi avait la classe. Musicalement, j’étais assez branché sur autre chose, sur le rock, et c’est plus tard que j’ai découvert et écouté Melody Nelson et L’Homme à la tête de chou. Là il fait une espèce de révolution, on sort du format de la chanson française et on rentre dans autre chose d’inégalé depuis et qui est fantastique. Il a fait ses albums les plus risqués et les plus intéressants à ce moment-là et ça n’a pas marché. Ce qui marchait, c’était les trucs qu’il faisait pour les chanteuses, pour les autres. A un moment donné, il a dû se dire qu’il ne voulait plus simplement être un tireur d’élites dans tous les sens du mot mais aussi une star grand public française, ce qu’il a réussi à être mais au prix de beaucoup de choses. Donc il était toutes les cinq minutes à la télé à faire le guignol.
Je préfère parler de l’artiste qu’il a prétendu ne pas être et des meilleures choses qu’il a faites. De son génie d’écriture, de son sens de la touche, du gimmick, ce talent énorme, qui se double de son talent de producteur. Lui-même disait qu’en gros il ne touchait à rien et qu’il fonctionnait toujours avec la même équipe. Mais l’équipe en question n’a jamais rien fait une fois qu’il a été parti. Dans Melody Nelson et L’Homme à la tête de chou, il a déplacé le statut du texte par rapport à la musique. Avant, dans la chanson française, il y avait une grosse chape de plomb bien lourde, qui est la chanson à textes. Et la musique avait toujours eu un statut un peu de mickey. Lui a réussi à booster la musique parce qu’il a reçu le choc de la musique anglo-saxonne d’une autre façon, il l’a renvoyée avec subtilité, il a réussi à faire autre chose que le yéyé ridicule.
– COUSTEAU (LIAM McKAHEY) : « L’Histoire de Melody Nelson est définitivement mon album préféré de tous les temps »
Je me suis intéressé à Serge Gainsbourg relativement tard, grâce à des amis à moi qui le connaissaient. J’en avais plus ou moins entendu parler, depuis le classique Je t’aime moi non plus.
Ma véritable présentation au reste de la musique de Gainsbourg s’est faite avec le disque Du jazz dans le ravin. J’ai immédiatement accroché, me penchant ensuite sur Comic strip et Couleur café. Evidemment, comme je suis Irlandais et que je ne parle pas français, j’étais plus frappé par la musique que par le texte, mais en ce moment je n’arrête pas d’ennuyer ma femme qui parle bien français pour qu’elle me traduise les paroles. L’excellent travail de Mick Harvey a été inestimable pour tous ceux qui ne parlent pas français et a servi à montrer à quel point Serge était un orfèvre des paroles.
Alors que j’avais déjà été saisi par ses albums, j’ai été complètement soufflé quand j’ai découvert L’Histoire de Melody Nelson, définitivement mon album préféré de tous les temps. Pour un album réalisé dans les seventies, il sonne toujours aussi bien, aussi frais, et je pense qu’il en sera encore ainsi dans vingt ans. Je suis toujours en train de découvrir de nouvelles chansons et de nouveaux albums de Gainsbourg et c’est une des douceurs de ma vie.
– RADIOHEAD (COLIN GREENWOOD) : « Ce qui plaît aux Anglais, c’est son ironie, son humour à froid, son côté pince-sans-rire »
La première chanson que j’ai entendue était probablement la plus évidente, Je t’aime moi non plus, quand j’étais enfant. Je suis devenu ensuite obsédé par ce qu’il faisait, j’ai tout acheté, tout ce qu’il avait enregistré. Dans Radiohead, on aime tous Serge Gainsbourg et quand on a enregistré notre dernier album, on n’arrêtait pas de faire des mauvaises reprises de Melody Nelson en studio. Quand j’ai entendu Gainsbourg pour la première fois, j’ai vu les années 60 comme une période de récréation, d’échappée belle, mais on entendait également derrière une certaine noirceur.
Il y avait dans ses chansons un message sombre qui les font complètement se détacher des morceaux pops conventionnels.
C’est une musique transgressive, différente du reste de la production française. La façon dont il prononce, détache les syllabes, s’applique sur la phonétique, ça nous a un peu influencés. Les sons de ses disques également. Quant aux mots, on ne comprend que l’atmosphère générale de la chanson, mais on m’a expliqué certaines chansons. Elles sont pleines d’ironie, d’humour. C’est toujours moderne et pertinent aujourd’hui parce qu’il joue avec différents personnages, il fait intervenir ses différentes personnalités, les intervertit. La façon dont il a utilisé les deux premières lignes de La Marseillaise, sur Aux armes et cætera, c’est très punk-rock, autant que les Sex Pistols dans leurs grands jours. Là où il était le meilleur, c’est dans la qualité des arrangements, le son, la production, les paroles extraordinaires, et il arrivait à combiner tout ça. Ce qui plaît aussi aux Anglais chez Gainsbourg, c’est son ironie, son humour à froid, son côté pince-sans-rire, son mordant, qu’il faisait passer dans sa diction. Des choses qui ont été reprises chez certains punk-rockers anglais, les Stranglers, des groupes du genre. Il avait une esthétique très particulière, des choses précises en tête qu’il voulait exprimer, ce qui n’était pas toujours évident pour les gens avec qui il travaillait. Mais il a réussi à faire ça, à faire passer exactement ce qu’il voulait, et c’est fantastique. La plupart des gens n’y arrivent pas.
THOMAS FERSEN : « Ses chansons sont des petits bijoux, parfaits »
Quand j’étais petit, ma tante disait qu’elle le trouvait sale. Quand son nom arrivait dans une conversation, elle faisait une mine de dégoût. Je trouvais ça marrant (rires). La période où il a beaucoup donné à la chanson française, c’est la première période, 50-60. Ses chansons sont truffées de trouvailles, de pittoresque. Elles ont un vocabulaire nouveau, des rimes nouvelles, quelque chose de très moderne et qui est devenu intemporel. Ses chansons ont les qualités du classicisme, elles sont des petits bijoux, parfaits, avec une harmonie, la musique vient tout d’un coup souligner l’humour d’une phrase, par sa rythmique ou un arrangement cocasse. C’était plein d’esprit. Après, ça m’intéresse moins, même L’Homme à la tête de chou. J’aime quand il chantait en fait. Après, par contre, c’est devenu très temporel. Pendant les années 80, il s’est plus consacré à son personnage public, à la télévision, ça a totalement pris le pas sur la qualité des chansons. En même temps, à sa façon, son comportement à la télé était assez précurseur. Il venait bourré, il disait des gros mots, il était un peu provoc et sollicitait le voyeurisme. C’est pour ça qu’on aimait le voir. Et peut-être qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire par la chanson dans les années 60. Gainsbourg n’a pas été une source d’inspiration, mais comme tous les gens qui ont de l’esprit, il met le pied à l’étrier, il donne envie. Gainsbourg a à mon avis nourri un courant de la chanson française qui existait déjà et qui avait été initié par Trenet. Lui-même disait qu’il aimait Trenet, je crois que c’est le seul mec dont il citait le nom, ce n’est pas un hasard. Sa période années 80 a un peu mal vieilli, c’est pas bien, hein, c’est pas beau. Ce n’est pas dans sa gestuelle, pas dans ses manières ni dans sa provocation qu’il était intéressant. Ça, c’était ce qu’il y avait en surface. Mais derrière, il y avait beaucoup de travail, contrairement à ce qu’il disait. Il disait qu’il arrivait les mains dans les poches, mais on sent bien dans son travail que ce n’est pas vrai. Il mystifiait beaucoup. Je crois que c’était un mec très seul. Son comportement, ce presque suicide, on sent qu’à la fin, c’était un mec qui jouait son va-tout. Il s’est brûlé…
– ECHO AND THE BUNNYMEN (IAN MCCULLOCH) « Personne d’autre que lui n’aurait pu se tirer d’affaire avec une attitude pareille »
La première chanson que j’ai entendue était Je t’aime moi non plus, j’étais enfant, je devais avoir onze-douze ans, peut-être légèrement plus. C’était peut-être à la radio, ou bien sur une pub pour le film. C’était peut-être un ami à moi qui avait des tonnes de disques. Ou bien dans un magasin à Liverpool, Probe, où moi et mes potes on traînait le samedi et où ils jouaient toujours les trucs les plus bizarres possibles. C’était complètement différent de ce que j’écoutais et de ce que j’avais entendu jusque-là. Moi j’étais à l’époque fan de Bowie, Iggy Pop, Lou Reed, le Velvet. Mais en fin de compte, ça correspondait quand même. La musique de Gainsbourg était décadente et évidemment très sexy et très cool. J’aime et j’ai toujours aimé quand la musique a une atmosphère bizarre, une coolitude. Même sans comprendre les paroles, on voyait bien que « Je t’aime » avait quelque chose de très sensuel. La combinaison de décadence, de salace et de fulgurance était géniale. Même si c’était en français, on comprenait ce « Je t’aime » : il avait l’air très innocent, mais en même temps c’était un disque que les parents n’aimaient pas vraiment. Et qu’ils n’aimaient pas que j’écoute. La première fois que j’ai entendu Je t’aime moi non plus, je me rappelle avoir pensé que c’était une des meilleures chansons que j’avais jamais entendues. Elle est très maligne, retorse, mais ça tient aussi au français. Si ça avait été en anglais, ça n’aurait pas fonctionné, ça n’aurait pas été aussi sexy. « Je t’aime », c’est plus léger qu' »I love you ». Le fait qu’il était en plus un tel taré, pas vraiment un fou, mais bizarre me plaisait. Personne d’autre que lui n’aurait pu se tirer d’affaire, personnellement et musicalement, avec une attitude pareille. J’aime sa musique parce qu’elle est groovy, complètement en avance sur son temps. Le son de ses disques, avec des boucles sans cesse, c’est très moderne. Harley Davidson, Bonnie and Clyde sont là pour la postérité. Rien ne ressemble à sa musique, même maintenant. Il savait combiner différents éléments tout en les faisant paraître hypnotiques et groovy. Et j’aimais le fait qu’il fume beaucoup, et boive jusqu’à ce que mort s’ensuive. La façon dont il se comportait avec les femmes était cool aussi (rires).
– KEREN ANN : « La précision dans la beauté, la justesse dans les sentiments »
J’ai découvert Gainsbourg avant d’arriver en France. Dans les années 80, en Hollande, on réécoutait beaucoup Je t’aime moi non plus. Ma mère m’en avait parlé avant parce qu’elle écoutait beaucoup de chanson française. La chanson française, depuis lui, a gagné l’intelligence de la simplicité, a appris à faire des belles chansons avec de belles paroles, de beaux arrangements, à avoir bon goût. Il a été un des premiers à prouver qu’on n’a pas besoin de grand-chose pour faire des chefs-d’ uvre. La ligne de basse de Je t’aime moi non plus, qu’on entend encore dans tous les remixes des groupes anglais montre bien que sa musique est toujours pertinente aujourd’hui. Personne n’a écrit de chansons comme La Javanaise depuis, ou comme Melody Nelson ou Sous le soleil exactement. Il est le père de toutes ces chansons qui nous hantent, auxquelles on revient toujours. Ce que j’aime chez lui, c’est la précision dans la beauté, la justesse dans les sentiments, dans les descriptions. C’est marqué très fort sur son visage. Il fait partie de ceux qui ont toujours eu les yeux tristes. Il pouvait être très sûr de lui ou très timide, il pouvait avoir n’importe quel comportement, il a toujours eu des yeux mélancoliques qui portaient en eux un passé, qui concernaient ses parents et ses grands-parents, leur histoire lourde avant d’arriver en France. Ça se ressent en lui, on est obligé d’être un minimum mélancolique et d’être rattaché au passé pour pouvoir écrire ce qu’il a écrit. J’ai une tendresse particulière pour La Javanaise, parce que La Javanaise, c’est aussi ma grand-mère, c’est aussi Luka Philipsen.
J’adore New York USA, c’est peut-être une des chansons qui me fait le plus marrer, et j’adore Melody Nelson, Sous le soleil exactement. Dans chaque chanson, il y a quelque chose qui touche, que ce soit de l’humour ou de la tristesse. J’aime toutes les périodes. Sorry angel, c’est fabuleux. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ses dernières années, j’ai plus de souvenirs sur ma chaîne hifi. Les gens font des chansons pas forcément pour qu’on se souvienne d’eux à la télé. Et avec les années, on ne se souviendra plus que de ses chansons.
– ALAIN BASHUNG : « C’était forcément intimidant de travailler avec lui »
Je suis venu à Paris vers l’âge de 12 ans. Avant j’habitais en Alsace et je n’entendais pas vraiment de chansons françaises. En arrivant à Paris, j’ai fait la connaissance de deux artistes peintres qui dessinaient des poulbots à Montmartre, la vraie bohème. Ils aimaient bien le jazz et ils avaient des disques chez eux, de jazz et de Serge Gainsbourg. Donc je l’ai un peu découvert à ce moment-là. Je l’entendais un petit peu après à la radio, et j’avais une amie qui avait un disque d’une chanteuse qui s’appelait Michèle Arnaud et qui avait fait un album entier de reprises de Serge Gainsbourg. Ce sont mes premiers souvenirs. Il y avait Les Goémons, ce titre est toujours dans ma tête. C’est un titre assez romantique et je ne savais pas très bien de quoi ça parlait, parce que je ne savais pas si c’était une algue ou un oiseau des mers et je ne veux toujours pas le savoir. Ça me fait rêver. Ce qui m’attirait, c’est qu’il avait l’air bizarre, il était plus mystérieux que les autres, c’était attirant parce que je souffrais de vivre dans une période très conformiste. On rigolait pas tellement, tout était sérieux, ou soi-disant sérieux. Et surtout, tous ces chanteurs autour étaient la plupart du temps très fiers d’avoir une grosse voix, ils chantaient fort, et là on entendait une voix un peu en retrait. Ça correspondait à de la pudeur et je me sentais plus proche de cette pudeur. Et quand on parlait de lui, dans le peuple, ce n’était pas toujours très gen-til, j’entendais des trucs genre qu’il avait une sale gueule, etc. Enfin, il ne faisait pas l’unanimité. Et quand on est gamin, comme on se sent un peu à part soi-même, on se sent plus proche de quelqu’un qui a l’air d’être un peu comme un monstre, un peu à part. On est content de savoir qu’il y en a d’autres qui sont aussi à part, on se sent moins seul. Ma première rencontre ? Je venais de faire un album qui s’appelait Pizza et j’avais envie de bouger. Pas forcément de parler avec lui, mais de faire quelque chose avec lui. Je voulais le rencontrer mais j’aime pas trop les conversations avec les gens, et faire un bout de voyage ensemble, ça me paraît plus juste pour se connaître. Ça me paraissait très excitant. J’avais envie de faire évoluer mon écriture. Je savais qu’il avait vraiment le sens de l’esthétique des mots, qu’il pouvait mélanger une sorte de poésie assez moderne, et moi j’avais en tête un mélange de bruits, de sons bizarres. Je l’ai appelé et j’ai pris rendez-vous avec lui. Il m’a reçu rue de Verneuil, je lui ai montré un peu mon projet et on s’est mis à travailler. On avait rendez-vous tous les jours à 3 h, on travaillait jusqu’à 8 h le soir et après on faisait la fête. Lui connaissait deux albums de moi que je lui avais fait écouter et sinon, il avait entendu parler de moi. Ça l’excitait parce que j’avais l’air d’être aussi une espèce d’oiseau bizarre. Donc on pouvait naviguer ensemble à un moment donné pour faire un album. C’était forcément intimidant de travailler avec lui, de l’avoir devant moi. Je ne voulais pas lui faire perdre son temps. Je savais qu’il était quand même exigeant, quand ça ne lui plaisait pas, il envoyait chier les gens. Il était assez direct de temps en temps, même s’il pouvait être par ailleurs timide. Il s’agissait pour moi d’être à la hauteur de la collaboration. J’avais fait les musiques, enregistré les play-back, j’avais apporté quelques thèmes que je voulais développer avec lui, et tous les jours quand on se voyait, il y avait trois lignes magnifiques et on complétait. Ce n’était pas facile, parce qu’on était tous les deux à la virgule près. Assez exigeants. Et ça lui plaisait bien. La seule difficulté, c’était d’arriver à être contents tous les deux du résultat. Et ça s’est fait en un mois et demi, deux mois. Play blessures a été un album assez en avance à l’époque. Après, je l’ai croisé très peu. Il est parti en tournée, faisait plein de choses, les gamins le découvraient, découvraient un type qui osait avoir de la repartie à la télé, qui avait l’air de se foutre de tout et qui en même temps faisait de belles choses. Ils redécouvraient ses premiers disques, les rachetaient. De son côté, il ne tenait pas non plus à voir des gens comme ça pour dîner avec eux. Il était plus dans l’action, il faisait des films, des pubs, sortait un bouquin, il n’arrêtait pas. Peut-être qu’il aurait voulu qu’on refasse un album, ça l’aurait peut-être intéressé, mais qu’on s’appelle régulièrement, pour se faire une bouffe, ce n’était pas vraiment son genre. Je ne lui ai pas proposé un autre album, j’avais ma route à faire et lui la sienne, il fallait que je découvre autre chose, que j’avance. J’y ai pensé à un moment donné, mais j’étais très content de ce qu’on avait fait donc je n’avais pas envie d’être déçu par le travail qu’on aurait fait ensemble. Je voulais que ça soit un moment unique, puisqu’il avait été très fort. Il y avait eu des moments forts. Un jour je l’ai vu pleurer, il me disait carrément qu’il avait tout raté… Ça peut arriver à n’importe qui, mais je me disais que je ne méritais pas qu’il se laisse aller comme ça avec moi, c’était très intime. Mais après il s’est repris.
– ELYSIAN FIELDS (OREN BLOEDOW) : « Il était brillant, se foutait de tout, et travaillait avec des femmes magnifiques »
La première chanson de Gainsbourg que j’ai entendue était New York USA, il y a environ dix ans. C’est George Davori, un ami batteur, qui me l’a fait découvrir. Tout de suite j’ai aimé les voix et les arrangements de percussions, ainsi que sa prononciation. Dans sa musique en général, j’aime la super atmosphère et le rythme, la direction forte et personnelle des matériaux musicaux, la sensualité et la profondeur. Ce qui me plaisait aussi chez lui, c’est qu’il était brillant et se foutait de tout, qu’il travaillait avec des femmes magnifiques et osait sans crainte faire toutes sortes de musiques différentes. Ma chanson préférée de lui est en ce moment Manon, parce qu’elle est belle, avec de jolis arrangements de cordes. J’aime aussi Les Amours perdues, dont Elysian Fields a fait une version, et Lemon incest, pour son côté hallucinogène, son harmonie wagnérienne dans le pont, et un laisser-aller général assez agréable, entre autres. Machins choses est également une excellente chanson.
– SÉBASTIEN TELLIER : « Ce que je préfère chez lui, c’est quand il y a de la tristesse »
J’ai l’impression d’avoir toujours connu Gainsbourg, mon père en est très friand. Le premier morceau qui m’a vraiment plu, c’est L’Homme à la tête de chou, pour moi c’est l’ultime classe. Gainsbourg est quelqu’un qui donne envie de faire de la bonne musique, il a été très positif pour la musique française. Il a imposé des standards, il a apporté le vrai sens du mot style en musique. Ses chansons sont toujours pertinentes, parce que c’est une musique très forte, très vraie. Il parle de choses communes à tous les gens, sa musique a un niveau de qualité tel qu’elle traverse les âges. Je pense que lui-même devait espérer faire des choses intemporelles, qui puissent traverser le temps. Ce que je préfère chez lui, c’est quand il fait des trucs très émouvants, quand il y a de la tristesse. Je trouve ses dernières chansons classes, même si elles ne sont pas très bonnes à écouter. Celles que j’écoute le moins, ce sont celles du tout début, qui sont pourtant merveilleuses. Je n’écoute pas trop L’Ami cahouète par exemple. Ma chanson préférée, je crois que c’est toujours L’Homme à la tête de chou, ou Manon, qui est une chanson démente. Gainsbourg était un maître du personnage et a permis à plein de gens de se décoincer, d’être fiers de se soû- ler la gueule, de s’afficher avec des minettes. Je ne sais pas si son comportement de la fin était totalement calculé, mais en tout cas ça part d’un acte volontaire. Peut-être que ça l’a un tout petit peu débordé, et moi je cautionne totalement le fait d’être à la fois un musicien et un personnage. De lui, je garde cette image de frime gênée.
– PASCAL PARISOT : « Gainsbourg, c’est comme les frites, tout le monde aime bien »
Je ne crois pas qu’il y ait un moment précis où j’ai découvert Gainsbourg parce que je l’ai toujours entendu à la radio depuis que je suis né, en 63. Là, Gainsbourg commençait à être dans sa deuxième partie gainsbourienne. Avant, il y avait eu La Javanaise, Le Poinçonneur des Lilas, où il montrait qu’il savait écrire, qu’il réussissait les exercices de style, mais ce qu’il faisait à ce moment-là était bien ancré dans son époque. Sa deuxième carrière commence à partir de 63-64 avec Poupée de cire, poupée de son, et jusqu’à l’album reggae. Personnellement, je déteste les deux derniers disques de Gainsbourg, je les trouve insupportables. Son apogée, c’est Melody Nelson. Là, il est épuré à mort, c’est la classe. Il fait vraiment partie du patrimoine. Souvent, pour rigoler, je dis Gainsbourg, c’est comme les frites, tout le monde aime bien. C’est vrai, il a un côté universel. Ce qui me plaisait le plus chez lui, c’était son raffinement. Je trouve que c’était quelqu’un de raffiné, c’est ça que je garde de lui. Je ne garde pas un personnage soi-disant dégueulasse, provocateur. Dans sa musique et dans ses paroles, c’était précieux et raffiné, surtout à la grande époque où avec quatre mots il arrivait à tout dire, à tout faire. L’album que je préfère serait L’Histoire de Melody Nelson et la chanson serait L’Hôtel particulier, qui est géniale, vraiment extraordinaire. Je trouve ses dernières chansons insupportables, Love on the beat, je ne veux même pas en entendre parler. Avec les Américains et le son des années 80, c’est le bouquet, le feu d’artifice.
– TANGER : « Il a aidé à décomplexer le fait d’écrire des chansons en français »
J’ai découvert Serge Gainsbourg à la télévision française, dans une émission de Bouvard où Birkin devait le raser. Elle finit d’ailleurs par lui écorcher la joue. Je me souviens avoir vu cela en direct et alors avoir pris vraiment conscience de ce personnage dont j’entendais parler de manière très controversée autour de moi. Outre la qualité de ses textes qui font de ses chansons de petits objets à la fois ludiques et poignants, l’architecture d’un album comme Melody Nelson est pour moi idéale. Pour toute une génération qui avait plus d’affinités avec le rock anglo-saxon, je pense qu’il a aidé à décomplexer le fait d’écrire des chansons en français. Gainsbourg est la preuve qu’il est possible d’être un chanteur en français sans avoir ni le côté poète casse-couilles de la rive gauche ni la face inepte de la variété pailletée. Le revers de la médaille peut-être, c’est qu’il a involontairement généré une quantité de chanteurs qui ne chantent pas, qui se contentent du fameux « talk-over-à-la-gainsbourg », abritant derrière ce qui est devenu un effet de style leur timidité vocale. Ses héritiers aujourd’hui ? Bashung, Burger, Burgalat, Tanger sans doute… On me l’a souvent signalé, voire reproché, au moment de La Mémoire insoluble, notamment à propos de Chloë des lysses. Sa musique est toujours aussi pertinente et moderne aujourd’hui, d’abord parce qu’il a eu souvent de bonnes longueurs d’avance, ensuite parce que l’aspect poétique de ses textes est complètement intemporel, enfin il y a une facture classique, universelle dans le son même : quand bien même les arrangements sont très originaux, ils sont « réalisés » sans céder aux tics sonores de l’air du temps. Excepté la dernière période dans les années 80 qui d’ailleurs vieillit très mal. Ma chanson préférée est La Javanaise, un « instant-classic » que j’ai très souvent en tête.
– YELLOW PROD (CHRIS) : « A la fin, je ne suis pas si sûr que son image publique ait pris le pas sur l’artiste »
J’ai toujours été fan de la façon dont il chantait et des textes. Du jazz dans le ravin et Gainsbourg percussions surtout m’ont interpellé. On m’a demandé récemment de travailler sur un projet de remixes de ses chansons, j’ai dit oui tout de suite. Là j’ai eu l’occasion d’avoir les bandes séparées du morceau Marabout qui est dans Gainsbourg percussions. C’est un grand honneur pour moi d’avoir accès à ça. L’album Gainsbourg percussions, c’est mon classique, j’avais déjà samplé quelques petites percussions dedans (rires). Tous les titres sont incroyables, malheureusement, ce n’est pas la période qui a marché le plus chez lui, même s’il était assez avant-gardiste. J’ai découvert Gainsbourg à travers les chansons qu’il écrivait pour les autres. Une des premières chansons que j’ai adorées était Harley Davidson, puis j’ai suivi de loin son évolution, j’ai aussi aimé ce qu’il a fait pour Vanessa Paradis. Ce qui m’a surtout impressionné, c’est qu’il a toujours évolué dans sa musique, il ne restait pas dans un seul style, mais il y avait dans ses chansons une identité parce qu’il avait une personnalité très forte. Gainsbourg faisait des jeux de mots, des métaphores incroyables. Un mec a hérité de ça et s’en est beaucoup inspiré, c’est Solaar dans ses deux premiers albums. A la fin, je ne suis pas si sûr que son image publique ait pris le pas sur l’artiste. Ne serait-ce que pour l’album de Vanessa Paradis, qui est son album majeur à elle. Il était toujours au top jusqu’à la fin.
– THE DIVINE COMEDY (NEIL HANNON) : « J’aime son côté décadent, sa façon de fumer ses gitanes »
La première chanson de Gainsbourg que j’ai entendue, c’était Je t’aime moi non plus, mais je ne savais pas du tout qui il était à l’époque. C’était dans les années 70, j’étais très petit. Ce qui m’a toujours le plus marqué, c’est la très belle partie jouée par l’orgue Hammond, on dirait du Bach. Dans les années 80, quand j’étais ado, j’ai commencé à mieux comprendre qui il était, ce qu’il faisait. J’ai acheté un Best of, je le trouvais très intéressant. J’aimais le fait qu’il utilise actrices sur actrices. Honnêtement, la plupart d’entre elles ne savait pas chanter une seule note (rires). Mais ça n’avait pas d’importance. Un jour, j’ai regardé un documentaire sur le concours Eurovision de la chanson, il y avait un extrait d’une chanson chantée par France Gall qu’il avait écrite, Poupée de cire, poupée de son. Je n’en ai entendu que quelques secondes, mais j’ai adoré le roulement de tambour. J’ai immédiatement écrit trois chansons avec exactement le même roulement de tambour, Tonight we fly, Something for the week-end et une autre. J’aime son côté décadent, son style en général, la façon dont il fumait ses gitanes, et à mes débuts, il a eu énormément d’importance pour moi. Ma chanson préférée est Dieu fumeur de havanes. J’aimais la mélodie, c’est très bon, même si c’est enregistré d’une façon terriblement eighties. La Javanaise, ce genre de choses étaient excellentes et n’ont pas vieilli, mais petit à petit, il s’est intoxiqué avec sa propre image de lui-même. Après tout, pourquoi pas, il avait la classe. Enfin non, à la fin, il avait vraiment l’air détruit (rires). Mais c’était une icône. En Angleterre, on entendait parler de lui aux infos, par exemple quand il a repris La Marseillaise en reggae, mais là, le tollé suscité en France paraissait un peu bizarre aux gens parce qu’en Angleterre, personne n’aurait protesté pour ça. On avait déjà entendu les Sex Pistols chantant God save the Queen. La meilleure image que j’ai de lui, c’est quand il a dit à Whitney Houston à la télé qu’il voulait la baiser, ça m’est toujours resté. Elle était si propre sur elle, si straight à l’époque. Maintenant c’est une droguée, ça a peut-être quelque chose à voir avec Serge.
– MIOSSEC : « Il était le seul punk qui avait accès au journal de 20 h »
J’ai découvert Gainsbourg avec L’Ami Cahouète, à la télévision, c’était quand c’est sorti. Je trouvais ça particulièrement nul et débile, mais ça en devenait vraiment drôle. Après, c’est mon grand frère qui m’a fait découvrir L’Homme à la tête de chou et Melody Nelson. Je n’ai pas accroché tout de suite sur L’Homme à la tête de chou, mais sur Melody Nelson, oui. A l’époque j’étais trop jeune pour être sensible à ses textes. Quand Bijou s’est mis à jouer avec Gainsbourg, c’est là où c’est venu. Je devais avoir 15, 16 ans à ce moment, c’est là où tu commences à t’intéresser aux mots. Le fait qu’un groupe de rock’n’roll français puisse travailler avec ce gars-là m’a incité à m’y intéresser. Avant pour moi, il n’existait pas. La dernière période, comme presque tous les gens que je connais, je ne supporte pas. A part Sorry angel, que j’adore. Et Les Dessous chics, c’est tellement bien. Moins il y avait de production, mieux c’était. Gainsbourg percussions, ça n’a pas pris une ride, pourtant il n’y a rien du tout. Ma chanson préférée, c’est La Ballade de Melody Nelson, parce que c’est très court, je l’ai écoutée en boucle. Je pense que le personnage de Gainsbarre a vraiment décomplexé le showbiz français. C’est marrant, il était le seul punk qui avait accès au journal de 20 h. A l’époque du direct, tout pouvait se passer. Aujourd’hui, on ne laisserait plus quelqu’un faire ce qu’il faisait. Je pense qu’il avait vraiment besoin de cette overdose de communication, besoin d’exister dans les médias. Je me rappelle d’une phrase de Birkin qui l’avait vu un dimanche matin sur France 3, dans une émission sur les cures d’amaigrissement. Elle lui avait dit qu’il fallait qu’il se calme. Il allait trop loin. Une image que je garde de lui, c’est pendant le tournage d’Initials B.B. à Londres. On le voit découvrir les arrangements de la chanson, et il a quelque chose d’extrêmement enfantin et d’heureux sur le visage, et c’est vraiment hyper touchant, très beau. Il m’a complètement inspiré, pour le phrasé, dans ma manière de chanter. Ça ne me serait jamais venu à l’idée de chanter s’il n’avait pas chanté, comme lui n’aurait jamais chanté sans Vian : il s’est mis à chanter le jour où il s’est rendu compte qu’il y avait moyen de chanter sans avoir une grosse voix, et qu’on pouvait être un peu sinistre.
– SONIC YOUTH (STEVE SHELLEY) : « Gainsbourg percussions, je peux l’écouter en boucle, sans me lasser »
J’ai découvert Serge Gainsbourg avec la chanson Lemon incest, vers 1988, alors que Sonic Youth faisait l’une de ses premières tournées françaises. Cette nuit-là, à l’hôtel, je regardais des clips sur une chaîne musicale, et je suis tombé sur Lemon incest. Cette vidéo m’a laissé une drôle d’impression. Je n’avais alors jamais entendu parler de Gainsbourg. Le lendemain matin, en retrouvant le groupe à l’heure du petit déjeuner, tout le monde parlait de ce clip. Nous n’avions jamais vu un truc pareil. On avait tous trouvé ça très curieux. Et encore, on ne savait pas que c’était sa propre fille que l’on y voyait ! Avec les années, nous nous sommes familiarisés avec son travail. Nous avons pu nous procurer ses disques peu à peu et nous plonger dans la masse d’informations disponibles à son sujet. Mon oreille s’est tout d’abord tournée vers ses enregistrements du début des années 70 avec Jane Birkin, et tout particulièrement Melody Nelson. J’aimais aussi sa période pop, ses chansons pour Bardot. Ce qui est passionnant pour quelqu’un qui découvre le catalogue de Gainsbourg, c’est que toutes ses périodes sont très différentes les unes des autres et que chacune d’elles comporte d’énormes surprises. Par exemple, après avoir découvert ses disques de la fin des sixties, je suis tombé sur Gainsbourg percussions. Un enregistrement magnifique, tellement radical pour l’époque. Je peux encore aujourd’hui l’écouter en boucle sans me lasser. C’est son travail avec Jean-Claude Vannier qui m’a le plus impressionné. Sonic Youth a d’ailleurs enregistré quelques titres avec Brigitte Fontaine et Areski au printemps dernier, et Jean-Claude Vannier, qui travailla également avec Brigitte, s’est joint au groupe pour jouer du piano. Même si j’ai fini par apprendre quelques mots de français en écoutant ses disques, je n’ai jamais su de quoi exactement parlaient ses chansons. C’est peut-être mieux ainsi, ça rend sa musique d’autant plus mystérieuse. La musique de Gainsbourg me procure le même genre de sensations que lorsqu’on me parlait de rock’n’roll quand j’étais gosse : je ne savais pas si cela parlait de sexe, de drogue ou de quoi que ce soit d’autre, mais ça avait l’air merveilleux. En écoutant ses disques, je retrouve l’adolescent naïf que j’étais. Je ne pourrai en tout cas jamais assez le remercier de nous avoir servi de passerelle vers tout un monde musical dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Sans lui, nous n’aurions jamais rencontré Brigitte Fontaine. Tout ce que nous connaissions de la France, c’était Téléphone et Plastic Bertrand.
– YVES SIMON : « Sorti d’un tableau de Bacon, Gainsbourg a traversé le mi-siècle et le miroir des vanités »
Dix ans déjà que le dandy a fui, qu’il a déserté le monde des fumeurs de gitanes et des petites pisseuses. Les talons aiguilles nous titillent et les jarretelles claquent dans les claques, mais le bruit n’est plus le même, élégant et insolent, à l’image d’un poète amateur de pouets et de pets, armateur de vedettes, stars-étoiles, les Fusées d’os et de chair qu’allumait Charles Baudelaire. Sorti d’un tableau de Francis Bacon, Gainsbourg a traversé le mi-siècle et le miroir des vanités, avec Alice petite fille aux socquettes blanches tennis, à ses côtés. Le couteau se retourne dans nos play, invisibles blessures qui perdurent, les cicatrices envahissent les Norma, les Baker, les Jane et Charlotte for ever, impossible rewind… Cadavre exquis du Montparnasse, la mort, mon pauvre mort a eu le dernier mot, un dernier verre au cimetière, whisky sans eau, les derniers vers au cimetière lèchent tes os…
Mais je voudrais tant que tu te souviennes des jours heureux où nous étions amis, nous devisions au Luxembourg de l’écrivain Serge Gainsbourg, tu me parlais de Sokolov, Evguénie péteur à voix off, nous proclamions l’éternité, sous le soleil, Paris l’été… Dix ans déjà, reste la voix, mélodiée & parlée, mots-borborygmes interviewés, trois jours la barbe et pas rasé, dernière nouvelle d’une étoile : l’homme aux jean’s azur, veste rayée, le légionnaire a déserté.
Requiem, on t’aime.
Yves
– PHILIPPE KATERINE : « Il avait aussi un grand talent de publicitaire »
Mon premier souvenir de Gainsbourg, c’est peut-être à la télé, avec cette histoire de billet de 500 F. Le personnage ne m’avait pas fasciné. Ensuite je suis allé acheter un disque un peu par hasard, c’était une compilation de sa période anglaise, et là, ça a été une espèce de coup de foudre. Ensuite, j’ai acheté presque tout, avec une grosse préférence pour Confidentiel, l’album un peu jazz. Il y a aussi des choses que j’aime sur l’album un peu scatologique que j’ai redécouvert récemment, comme Des vents des pets des poums. En écoutant ces disques, je remarquais qu’il y avait pas mal de blagues, des plaisanteries, ce parcours-là m’a pas mal intéressé. Pour moi, il avait aussi un grand talent de publicitaire, trouvant des slogans que personne ne trouverait dans les agences. J’aime ce côté un peu crapuleux, mélangé à l’auteur-compositeur puissant. Dans ses compositions et au niveau des mélodies, il y a vraiment une grâce qui me paraît intemporelle et se rapproche des très grands. L’Histoire de Melody Nelson est peut-être là son sommet, en tout cas pour moi. C’est là où on a une correspondance entre des grandes mélodies et des audaces musicales assez extrêmes. Quand on écoute des groupes comme Air, la BO de Virgin suicides, on s’aperçoit que Melody Nelson a eu une influence considérable, il reste vraiment contemporain. C’est aussi le cas de l’album Gainsbourg percussions, qui n’a pas vieilli, même si c’est quand même un vol éhonté à un artiste africain. J’ai écouté New York USA dans sa version africaine, c’est exactement la même chose. Mais Gainsbourg était un nez fin, avec le côté vicieux. Il avait des intuitions folles, mais il passait par le cambriolage et la publicité. Ça avait un côté attachant, qui donnait du volume au personnage. J’ai vu à la télé un documentaire en noir et blanc sur la chanson Initials B.B., avec l’arrangeur Arthur Greenslade. On le voit chanter a cappella, en fumant, avec une espèce de décontraction, de grâce. C’est assez bouleversant. Surtout quand il réécoute en cabine la chanson, Initials B.B., il a une espèce de sourire de satisfaction, et il y a de quoi. C’est une image incroyable. Ça donne envie de faire des chansons, de se mettre au boulot. J’en garde donc une image motivante, plus qu’une image écrasante. Le fait qu’il compose pour d’autres m’a donné une envie d’écrire aussi pour d’autres, donner des voix différentes à ce que je fais. Un vieux rêve de gamin qui vient certainement de Gainsbourg.
– TINDERSTICKS (DAVID BOULTER) : « A 5 ans, je savais que Je t’aime moi non plus avait quelque chose de particulier »
La première chanson que j’ai entendue doit être Je t’aime moi non plus quand j’avais 5 ou 6 ans. Je l’avais entendue à la radio. Je savais que cette chanson avait quelque chose de particulier, j’avais l’impression que je n’avais pas le droit de comprendre. Comme c’était en français, ça ajoutait au mystère, et en même temps c’était de l’excellente pop-music. J’adorais cette chanson. Plus tard, j’ai eu L’Histoire de Melody Nelson, et ce disque m’est devenu très cher, j’adorais son ambiance, ses sons. C’est toujours un de mes préférés, et il comporte trop de bons moments pour pouvoir ne choisir qu’une chanson. Serge était un génie, il faisait une musique parfaite, créait des sons, des mélodies merveilleuses, avec des paroles très intelligentes. C’est très clair pour tous ceux qui l’ont aimé qu’il est toujours très présent en chacun de nous aujourd’hui.
– ALAIN CHAMFORT : « Il me cassait partout en me faisant passer pour un crétin »
Gainsbourg n’était pas un artiste que je suivais, dont j’achetais les disques… Par contre, chaque fois j’étais vachement surpris par le ton différent de ses chansons, différent de ce qu’on avait l’habitude d’entendre, du ronron de la radio. Il m’intriguait. J’entendais des interviews de lui à la radio, il était pas mal exposé avec Jane, ils étaient invités comme des personnages un peu sulfureux, parce qu’ils avaient une façon de se comporter qui n’était pas vraiment dans la norme. Tout ça me séduisait bien, sans avoir vraiment approfondi. J’étais juste attiré par lui, par sa façon de déranger. A partir du moment où il a commencé à travailler avec des vraies orchestrations, des gens comme Michel Colombier, sur Manon par exemple, il y avait vraiment toute une atmosphère, tout à fait moderne, avec une espèce de confrontation entre la grande musique et des arrangements modernes en dessous qui m’a plu. J’étais aussi un musicien formé de façon académique, tout en m’intéressant aussi à la musique de la rue et de la radio, la musique pop, le rhythm’n’blues, et lui savait allier ces musiques quand d’habitude il fallait choisir son camp. Quand je suis allé le voir pour travailler avec lui, j’avais habilement déjà fait l’enregistrement de la partie musicale de mon futur disque. Il a été un peu bluffé par ça et ça l’a influencé. On a fait un premier album ensemble qui s’appelait Rock’n rose, sur lequel il a beaucoup travaillé. Il produisait des choses originales, inédites. Moi, je sortais d’un univers de chansonnettes, très édulcorées, j’avais besoin qu’il vienne un peu à moi. Je ne pouvais pas d’un seul coup rentrer dans son univers totalement cynique et misogyne. Il en a tenu compte. Il a dirigé les voix, était présent, il avait pris ce projet à c’ur, c’était bien. Le disque est sorti, ça n’a pas du tout marché. Plus tard, j’avais un autre projet. Donc je suis retourné voir Gainsbourg, mais il n’a pas voulu. Comme finalement je ne lâchais pas prise, il a quand même accepté d’écrire quelques chansons, dont le texte de Manureva. Comme elle a vraiment marché très fort, ça m’a donné un droit d’entrée pour l’album suivant. Donc on a renouvelé une collaboration sur un album complet, Amour année zéro. Ça a été notre dernière collaboration. Quand j’étais allé le voir pour Manureva, il venait de sortir Aux armes et cætera et d’un seul coup sa vie avait basculé. Lui qui depuis 35, 40 ans était dans une attente d’une reconnaissance grand public, elle lui est tombée sur le coin du visage comme ça. Ça a été un soulagement énorme pour lui mais d’un autre côté c’est arrivé à un moment où il n’y croyait plus trop. Il était parti en Jamaïque sans avoir écrit un texte, il avait eu l’idée de La Marseillaise, c’était son tube, et tout le reste, il l’a écrit au dernier moment, sur le coin de la console. Après il se faisait une règle de travailler comme ça. Quand on a commencé à travailler à Los Angeles sur mon album Amour année zéro, il ne foutait rien. Il passait son temps à faire des cocktails, à déconner, à faire venir Bambou. On n’avançait pas. On nous a demandé d’enregistrer mes six musiques et après de rentrer et de terminer à Paris. Il est arrivé au studio le jour J, il m’a balancé sept textes qu’il avait écrits en quatre heures. C’était complètement n’importe quoi. J’étais extrêmement déçu et je le lui ai dit. Il l’a mal pris, parce qu’il était de mauvaise foi. Voyant que ça ne passait pas, il m’a dit tu te démerdes, tu trouves quelqu’un d’autre, et il m’a planté là-bas. Finalement, il s’est remis au boulot, on travaillait par téléphone. Ce sont finalement de très jolis textes, c’est un album réussi, mais ça a été le dernier. C’était trop difficile, et il m’a tout mis sur le dos. Il était invité partout, toutes les chaînes lui donnaient la parole, et il racontait des trucs vraiment odieux sur moi, et ça a été une période vachement difficile à supporter pour moi. Il me cassait partout en me faisant passer pour un crétin. Deux ans plus tard, Les Enfants du rock ont fait une émission sur moi, et Gainsbourg avait été approché par eux pour parler de moi. Je m’attendais au pire, et à ma grande surprise, il a été vachement élogieux, il a dit que des choses gentilles, très sympas, et ça a permis qu’on se réconcilie. On s’est retrouvés après parce qu’il avait fait faire une de nos chansons à Jane, Baby Lou. Mais c’était Gainsbarre, c’était quelqu’un d’autre. D’un seul coup, je trouvais tout ça pathétique, extrêmement décevant. Je n’avais plus vraiment d’admiration pour ce qu’il écrivait, je trouve ses dernières années très loin de ses capacités. Mais bon, il n’avait plus rien à prouver non plus.
– BRIGITTE FONTAINE : « Il était exactement comme je le pensais : gentil et malicieux »
C’est mon préféré depuis toujours et je l’adore pour toujours. Déjà quand j’étais jeune fille, je le trouvais à la fois hyper sex, musicien merveilleux et poète top. On peut peut-être dire que j’ai été un peu marquée par lui, mais j’ai une telle personnalité que ça m’étonnerait. Même si certaines personnes disent que je suis la Gainsbourg femelle… à vous de juger ! Hélas je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, c’est José Arthur qui nous a présentés. Ce fut un moment émouvant et beau et il était exactement comme je le pensais : extrêmement gentil et malicieux. Je ne me vois pas reprendre une de ses chansons, je n’en vois pas l’intérêt : il les a lui-même toutes si bien interprétées… J’aimerais bien quand même chanter, un jour peut-être, Dépression au-dessus d’un jardin, une belle chanson, touchante et mystérieuse. Et puis il y en a d’autres qu’on voudrait reprendre, toutes en fait, et aucune en définitive. Non, je ne veux pas faire une reprise de Gainsbourg, il a été l’interprète merveilleux de ses chansons. Peut-être les chansons qu’il a écrites pour Jane. Et puis non même pas, je trouve qu’elle les a tellement bien portées à l’époque que ce n’est pas la peine de les reprendre. L’un de mes albums préférés de Gainsbourg, c’est Vu de l’extérieur, un merveilleux disque qui a été longtemps dans l’ombre ou dans l’enfer comme on dit l’enfer des bibliothèques, pour cause de pornographie. Il vient de ressortir cette année dans une compilation, et c’est en effet un album assez carabiné mais en même temps avec une incroyable délicatesse. Il y a une poésie et une émotion dans la pornographie, c’est très très beau : je le recommande violemment !
Propos recueillis par Anne-Claire Norot, avec l’aide de Frédéric Valion et Tewfik Hakem
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