Au-delà du scandale de sa Marseillaise rastaquouère, le crochet de Gainsbourg par la Jamaïque à la fin des années 70 reste une expérience d’un culot rare. En renouant avec les obsessions tropicales de ses débuts, mais en y ajoutant la prose lascive du poète usé, il aura relancé sa carrière et introduit Gainsbarre, son double célinien.
Aux armes et cætera reste le dernier vrai scandale dont la chanson française puisse tirer fierté. Dans les pages du Figaro, l’inégalable Michel Droit trouvait encore quelques résidus d’indignation pour dégainer, en guise de plume, la francisque de Charles Martel et fendre « éditorialement » la caboche de ce Juif, hérétique de la bienséance et du poétiquement correct.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Peu après, alors que cette Marseillaise négrifiée hissait ses couleurs à la cime des ventes, une chambrée d’anciens combattants s’invitait au concert de Strasbourg pour improviser un cordon de salubrité publique autour de cette hyène versificatrice mal peignée, qui amassait fortune en se torchant avec l’honneur de la patrie et son symbole le plus sacré. Dans une salle où flottaient stupéfaction et gaz lacrymo, il se présenta seul en scène face à la meute hostile pour y entonner, ecce homo en Repetto, le poing levé, la voix tremblée d’émotion, une version a cappella de l’hymne blasphémé dont la sincérité mit aussitôt au garde-à-vous, et bérets bas, ces croisés du mérite national.
Ce retournement de situation, c’est un peu tout le génie de Gainsbourg, fait de courage et d’opportunisme. Peintre dégoûté de lui-même, cinéaste erratique, écrivain sans chef-d’ uvre, il semblait, lorsque la lucidité se montrait la plus féroce à son endroit, ne pouvoir approcher l’art de chanter qu’en marin dés’uvré : l’âme au grand large, qui souffre de ne savoir naviguer qu’entre deux écluses, fussent-elles plaquées or.
Portant encore le deuil de Chopin et de Dostoïevski, orphelin des grands courants artistiques du siècle précédent, il avait pour habitude de commenter sans charité son travail, opposant sa haute exigence poétique à ce regard teinté de dédain jeté sur la chanson, qu’il qualifiait, non sans une pointe de frime dandy, d' »art mineur ». Cette posture autodénigrante suffit-elle à expliquer le rapport complexe qu’il entretenait avec ce métier, lui qui en fut l’un des plus nobles serviteurs ? Quelles doses de perversité, de narcissisme, de désespoir, d’opportunisme entrent dans la composition si singulière de cette production qui semble en permanence affirmer ses ambitions et s’en moquer ?
Sa plénitude, Gainsbourg la trouva donc dans une forme de duperie généreuse consistant à donner de la légèreté à sa profondeur et de la grandeur à sa futilité. Il se savait l’hôte d’une époque de brocanteurs d’absolu et de petits marchands du temple. Il sut en tirer parti avec une infaillible élégance et un formidable à-propos.
Sa séquence reggae arriva au meilleur moment. Ayant brûlé beaucoup de son essence dans ses sorties précédentes (Melody Nelson, L’Homme à la tête de chou), meurtri de l’insuccès de ces albums concepts où il avait pour ainsi dire tout mis, il opère un astucieux gambit tropical, allant faire cuire sous le soleil jamaïcain ses sonnets je-m’en-foutistes.
On sait l’importance qu’occupe dans sa carrière cette coquetterie exotique qui le vit tour à tour emboîter le pas au mambo, à la samba, aux tambours africains, accouplant leurs rythmes ronds à la chair de ces refrains libertins (Lola et les autres), réussissant dans Baudelaire à faire danser le serpent du poète au bout d’un air de bossa avec une sensualité quasi douloureuse. En cela, Gainsbourg a toujours été un Juif profondément nègre, dont l’art consistait fréquemment à injecter du lascif dans les veines marbrées de l’académisme le plus français.
Ne rompant jamais avec une vigilance d’esthète épris des « grandes uvres », il se sera mis d’instinct au diapason des méandres de cette réalité invisible qui envoûte et contamine. Si bien que lorsque Philippe Lerichomme, son producteur, lui suggère un crochet par Kingston, il est pour ainsi dire fin prêt. Le reggae n’est-il pas, selon les mots d’Ishmael Reed, une musique « qui cherche son verbe » pour ensemencer les têtes ? Et Gainsbourg, ce poète rafistoleur qui nourrit le sens par le rythme ? Cette rencontre relève de la plus surréaliste cohérence, car entre ce quinquagénaire huysmansien et cette culture racaille, le court-circuit était aussi probable que l’osmose.
Lerichomme (le manager de Gainsbourg) parle ainsi des premières heures passées à Kingston, dans cette ville déglinguée aux biorythmes asymptomatiques, comme d’un moment de pure stupeur avec pour horizon des carcasses de voitures, des chèvres en liberté et pour interlocuteurs des musiciens parlant ce patois rendu plus inaccessible encore par la dilatation qu’opère la ganja sur les modes de communication. Et puis… « Serge s’est mis au piano, leur a joué des mélodies qui les ont impressionnés. Ensuite, il leur a demandé s’ils connaissaient la musique française, ce qui a provoqué l’hilarité générale et aggravé notre embarras, jusqu’à ce que l’un des musiciens finisse par citer une chanson intitulée Je t’aime. Il voulait parler de Je t’aime moi non plus. Alors Serge, que personne ne connaissait ici, a simplement fait « It’s me ! » Et dès cet instant, tout a changé. Ils sont tombés sous le charme… » 1
Qu’importe le lit, là où Gainsbourg se couchait, le pli des draps conservait son style. Il se lova avec beaucoup de naturel dans la fausse paresse du reggae et y abandonna un peu de sa semence textuelle. La matière caoutchouteuse qu’étirait le duo rythmique Sly Dunbar-Robbie Shakespeare parachevait ce petit miracle d’acclimatation, soulignant à la fois le chant parlé si caractéristique et amplifiant l’essence lascive et dilettante des mots que l’auteur avait griffonnés la veille dans sa chambre d’hôtel jamaïcain. « Un soir, au cours du repas, je lui ai dit « Demain tu chantes ! » Il a répondu « Je sais », sous-entendant qu’il lui fallait écrire les chansons. Puis je l’ai raccompagné à sa chambre. Et j’ai vu alors une chose que je n’oublierai jamais. Il a déposé sur son lit plusieurs papiers blancs correspondant à chacune des chansons du disque et en haut de chaque page, il y a écrit le titre. Alors comme cela s’imposait, je l’ai laissé seul face à ses pages blanches et je me suis retiré dans ma chambre où je n’ai guère dormi. Le lendemain, je suis allé frapper à sa porte. Il n’avait pas changé de place depuis la veille, les feuilles étaient toujours étalées sur le lit mais noircies d’écriture et il était évidemment complètement épuisé, vidé. Alors j’ai restructuré les chansons qui partaient dans tous les sens et à 11 h du matin, nous sommes allés au studio où il a chanté… jusqu’à 2 h dans la nuit. Le disque était fait ! » 1
Bien que savamment entretenue, son image de « branleur de la rime » ne correspondait pas à la réalité. Gainsbourg dissimulait derrière ce masque moqueur le visage concerné et anxieux d’un poète acharné qui, bien qu’il s’en défendît, ne faisait pas semblant. Or, à l’exception de Je t’aime moi non plus, ce sont souvent ses créations les plus indulgentes qui reçurent les faveurs du public. S’il savourait avec une pincée de sel et de cynisme le succès et les royautés que générait Poupée de cire, poupée de son, il ne parvenait pas à y puiser la consolation suffisante aux échecs rencontrés par ses uvres « ambitieuses ».
L’indifférence qui suivit les sorties de Melody Nelson et L’Homme à la tête de chou avait achevé de faire de lui un renégat de la chanson française. Quel étrange combustible que ce mélange d’angoisse, d’orgueil et de négligence qu’il lui faudra consumer alors pour aboutir aux textes, écrits à cloche-pied, d’Aux armes et cætera. Un disque de recyclage, de rechapage de vieux pneus La Javanaise, Vieille canaille, Marilou reggae ou La Marseillaise fait dans un esprit relâché, en phase avec l’atmosphère qui régnait dans les studios jamaïcains à cette époque. Un moment laid-back perturbé par une seule mais fort belle érection poétique : Lola Rastaquouère.
Bien que sa naissance ne soit rendue officielle que sur Ecce homo, de l’album Mauvaises nouvelles des étoiles, enregistré avec la même équipe, c’est sur Aux armes… qu’apparaît pour la première fois Gainsbarre, version à peine caricaturale de lui-même, personnage célinien qui titube et promène sur les choses de la vie son dégoût et sa gourmandise. Légionnaire en bordée sous les tropiques, Gainsbarre se lâche, évoque ses morpions (Les Locataires), ses putes (Lola) et ses flatulences (Eau et Gaz à tous les étages) avec un enjouement qui ira droit au c’ur et à l’âme du gaulois sommeillant en chacun de nous. Résultat : consécration et disque d’or. Moralité paradoxale : c’est en partant loin qu’il a fini par se faire aimer ici.
Francis Dordor
*Les propos de Philippe Lerichomme sont tirés de l’interview de Pierre Achard dans le magazine Notes.
{"type":"Banniere-Basse"}