Durant les années 70, l’image de Gainsbourg se vend mieux que ses disques. Revenu au sommet dans les années 80, il façonne Gainsbarre et traverse la décennie en libertaire publicitaire, recyclant mieux que tout le monde les recettes du marketing pour se forger une image marginale.
Gainsbourg, c’est une gestuelle. Un hochement de tête, un pincement tremblé des doigts, une main dans la poche, un balancement des pieds. Cheveux gris sale et menton couché sur la poitrine, comme sur la photo du livret de Melody Nelson.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dandy décalqué, Gainsbourg définit dès 1971 les codes du look destroy qui fera le bonheur des punks intellos du Palace quelques années plus tard, Alain Pacadis en tête. Déjà plus moderne que les pop-stars de l’époque, il ne fabrique pas plus un personnage qu’il ne se fait habiller par les stylistes. Pas de costume de scène, d’élégance fignolée par Betsey Johnson ou agnès b. comme y goûtèrent les Stones.
Piquant le truc à Andy Warhol, maître inéga-lé en la matière, il s’impose avec brio dans un genre casse-gueule où se rejoignent le libertaire et le publicitaire. Le pop-artist new-yorkais avait sa perruque, le chanteur français adopte la barbe élimée. Le fameux poil dru et clairsemé façon trois jours, dont il fait une véritable marque de fabrique, le plus efficace des logos. C’est dire, en terme d’image, à quel point le vrai Gainsbourg est le vieux Gainsbourg, dès les années 70, mûri avant la lettre. Géniale intuition marketing : tous les jeunes premiers mal rasés des années 80 lui ressemblent donc de fait.
Parallèlement à sa musique et à ses films, Gainsbourg mène une troisième carrière en forme de campagne publicitaire ininterrompue. Et s’invente un double toc et mal embouché, Gainsbarre, qu’il livre en pâture aux médias, sans grande considération pour lui-même. On a déjà beaucoup dit sur son utilisation cynique des plateaux de télévision donnant dans la provoc facile (le coup du billet de 500 brûlé à 7/7), voire graveleuse (Catherine Ringer traitée de salope, Whitney Houston gratifiée d’un « I want to fuck you »). Synchrone avec la variété spectacle des grands shows de la télé des années 80, il joue le jeu jusqu’à l’éc’urement. Un bon client des Collaro, Foucault, Gildas et autres Drucker, dont il flatte le voyeurisme avec une jouissance narcissique non dissi-mulée. Gainsbourg entre au musée Grévin. Exaspéré, Serge Grünberg s’en prend à Gainsbourg dans un cruel texte publié par Globe en 1987, qui fustige le « glissement du dandy vers le beauf Barnum ».
Bien plus intéressants furent ses vrais coups médiatiques, orchestrés avec une autodérision infiniment élégante. Après sa célèbre reprise de La Marseillaise en hymne rasta, le chanteur et sa troupe se retrouvent interdits de concert à Strasbourg, menacés de représailles physiques par le président de l’Union nationale des anciens parachutistes, section Alsace. C’est donc le visage mangé par un énorme coquard qu’il se présente sur le plateau du 13 h de Philippe Labro quelque temps plus tard, arguant d’un passage à tabac par trois paras excédés. Info, intox, peu importe : Gainsbourg recycle sa sulfureuse réputation en géniales trouvailles de marketing publicitaire.
C’est avec le même aplomb qu’il invente, avec la complicité de Bayon, une interview posthume dans un fameux numéro de Libération de 1989. Entretien exclusif avec le cadavre imaginaire d’un suicidé d’une balle dans la nuque. Une fois de plus et sans vergogne, il exploite son image d’artiste maudit, la vidant de tout le romantisme niaiseux qu’aime y projeter le grand public.
Mais c’est avec sa campagne d’affichage pour le Casino de Paris, en 1985, qu’il frappe le plus fort. Vient de sortir son album Love on the beat, résonnant d’homoérotisme (bien avant la mode) et de troubles aventures sexuelles. Photographié par un William Klein très en verve, Gainsbourg s’affiche sur les murs de Paris en travesti racé, l’œil à demi fermé, comme Marilyn, faux ongles et fume-cigarette en prime. Le maquillage lui donne un faux air de Nosferatu folle, mais peu importe. « 140 f devant, 110 f derrière », annonce l’affiche. Mi-Warhol (qui lui aussi posa travesti), mi-drag-queen photographiée par Nan Goldin, il goûte à la culture queer et casse son image d’homme à femmes, devançant de dix ans Alberto Sorbelli et ses performances en pute de l’art contemporain.
L’image choque. Elle est recyclée sur fond de bleu blanc rouge pour le 14 Juillet de la même année, accompagnée d’un slogan imparable, sa « Force tranquille » à lui : « Monsieur Gainsbourg respecte les traditions ». Un point de plus marqué contre le camp des paras. La même campagne de pub, décidément très inspirée, le fait poser allumant une clope, aux commandes d’une table de mixage, couronné d’un triomphant « Fils de putes ! » La boucle est bouclée.
Du tapin à la geôle, il n’y a qu’un pas, qu’il franchira pour le clip de son funky You’re under arrest. Le demi-barbu s’y fait des frayeurs en se faisant arrêter par un flic new-yorkais (un beau black à la Mapplethorpe) et pose éberlué, tirant la gueule de face et de profil, tel un criminel longtemps recherché. Provocation puérile. De quoi faire oublier que, depuis 1984, il est officier de la Légion d’honneur. Qu’il a tourné des pubs télé pour Gini, Palmolive, le fromage des Vosges ou un lave-vaisselle silencieux de Brandt. Activités finalement pas si éloignées de ses frasques médiatiques : à la manière d’un Oliviero Toscani pour Benetton, il aura sans scrupules fait spectacle des tabous du grand public. Gainsbourg en petite entreprise de l’autopromotion pseudo-subversive. Bambou, sa dernière compagne, l’aura bien compris, posant un jour torse nu, les seins barrés du meilleur message publicitaire : « Bambou aime Gainsbarre ».
Jade Lindgaard
{"type":"Banniere-Basse"}