[Numéro spécial Gainsbourg] Des péplums fauchés tournés à Cinecittà aux derniers films crépusculaires et égotistes, retour sur le trajet en pointillé du Gainsbourg cinéaste et comédien.
Gainsbourg a longtemps vécu grâce au cinéma. D’après ses biographes, en 1964, ses revenus viennent majoritairement du cinéma et non de la chanson (âgé de 36 ans, il a pourtant déjà enregistré six albums), même si La Javanaise, créée et enregistrée par Juliette Gréco un an plus tôt, va lui permettre d’accéder à un autre statut musical et que l’argent va commencer à couler grâce à Poupée de cire, poupée de son, chanson avec laquelle France Gall remporte le grand prix de l’Eurovision en 1965.
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Comment le cinéma est-il venu à lui ? Grâce à son physique ingrat. En 1959, Serge Gainsbourg est engagé pour jouer un rôle de méchant dans Voulez-vous danser avec moi ? de Michel Boisrond, une comédie légère avec Brigitte Bardot et Dario Moreno. D’évidence, Boisrond a choisi Gainsbourg parce qu’il est laid et qu’un méchant est forcément laid… Avec ses grands yeux, sa maigreur, ses poses de dandy, Gainsbourg joue très bien le type patibulaire (à vrai dire, c’est un bon acteur). S’ensuit une carrière en Italie dans le cinéma de série B ou Z. Cinecittà est alors surnommé “Hollywood-sur-Tibre”. Parce que les coûts sont moindres qu’à Hollywood (l’Italie se relève lentement du fascisme et est encore un pays pauvre) et que des films américains y sont souvent tournés.
Gainsbourg le méchant
Gainsbourg profite de ces années florissantes pour le cinéma italien. Il figure d’abord au casting de péplums assez ringards pour lesquels on lui fait encore jouer des méchants, des sadiques et des traîtres. Il porte très bien la toge et la jupette, soit dit en passant. On le voit dans La Révolte des esclaves de Nunzio Malasomma (1960), où, en horrible officier romain, il finit dévoré par des chiens.
Gainsbourg aimait raconter le tournage de cette scène où, après diverses tentatives qui avaient échoué (on lui place de la viande sous la cuirasse, on lui substitue un mannequin avec des oreilles décollées…), c’était finalement le dresseur lui-même qui avait pris sa place et atterri à l’hôpital après avoir été mordu par ses propres chiens… Mais Malasomma était content du résultat. Pour l’anecdote toujours, Dario Moreno joue le rôle de l’empereur Maximin.
Puis Gainsbourg joue dans deux films de la série des Hercule réalisés par Gianfranco Parolini (qui connaîtra le succès, sous le pseudo de Frank Kramer, quelques années plus tard avec la trilogie Sabata, westerns interprétés par Lee Van Cleef et sa célèbre moustache) : dans Samson contre Hercule en 1961 – où le demi-dieu est interprété, comme un pied, par un culturiste devenu acteur, Alan Steel, de son vrai nom Sergio Ciani –, puis dans Hercule se déchaîne en 1962 – avec, dans le rôle titre l’Américain et lui aussi culturiste Brad Harris – où il joue une fois de plus un méchant, nommé Menisto, qui meurt cette fois-ci criblé de flèches par des adolescents, tel saint Sébastien, figure qui apparemment poursuivait Gainsbourg, puisque, après avoir vu au Louvre, à 14 ans, le célèbre Saint Sébastien d’Andrea Mantegna, il avait été marqué par l’extase très bataillenne du martyr supplicié. C’est à peu près le seul rapport qu’on puisse établir entre Mantegna, Bataille et Parolini…
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Gainsbourg rentre ensuite en France et connaît alors sa période pianiste de bar (métier qu’il avait déjà exercé) : dans Strip-Tease de Jacques Poitrenaud, en 1963, avec Nico et Dany Saval, dont il a aussi composé la musique, puis, la même année, dans L’Inconnue de Hong Kong, toujours de Poitrenaud. Une fois de plus, des films sans grand intérêt. Mais Gainsbourg est toujours bien. Pour ne pas tomber dans la lassitude de la liste, citons surtout les rôles marquants de sa “carrière” d’acteur. Gainsbourg tourne des petits rôles dans des feuilletons télévisés, comme tout le monde les appelle à l’époque : Vidocq, Les Cinq Dernières Minutes, etc.
En 1967, Anna de Pierre Koralnik est un téléfilm et non un film de cinéma, mais c’est une réussite évidente. Gainsbourg a écrit la bande originale de cette comédie musicale qui accueille dans ses rôles principaux Anna Karina, Jean-Claude Brialy, Marianne Faithfull et dans un second rôle Gainsbourg en personne, interprétant l’ami de Brialy.
Après Ce sacré grand-père du fidèle Jacques Poitrenaud (1968), avec Michel Simon (ils interprètent ensemble la célèbre chanson L’Herbe tendre), Gainsbourg joue en 1969 dans le délirant et réjouissant Mister Freedom (une charge bouffonne contre l’expansionnisme américain) de William Klein, le rôle de Mr. Drugstore, aux côtés de la craquante Delphine Seyrig, Yves Montand et Daniel Cohn-Bendit…
Joue-t-il son propre rôle ?
C’est en 1976 que Gainsbourg passe à la réalisation avec un premier long produit par Claude Berri : Je t’aime moi non plus, titre venant évidemment tout droit de la chanson qu’il a enregistrée avec Jane Birkin et dont la musique berce le film. Jane Birkin, cheveux courts, y évolue aux côtés de Joe Dallesandro, acteur américain qui a débuté adolescent comme modèle, puis acteur porno, qui est devenu l’un des protégés d’Andy Warhol à New York – il joue aussi dans la fameuse trilogie du cinéaste expérimental, proche de Warhol, Paul Morrissey : Flesh, Trash et Heat.
Jane Birkin interprète le rôle d’une serveuse d’un diner perdu au milieu de nulle part, qui tombe amoureuse de Krassky (Dallesandro), un chauffeur de camion homosexuel attiré sexuellement par son androgynie. A vrai dire, c’est un peu n’importe quoi, très kitsch, mais Gainsbourg a su s’entourer d’un grand décorateur, Théo Meurisse (qui a travaillé avec Jean-Pierre Melville, Claude Sautet, Bertrand Blier), et d’un chef opérateur de grande valeur, le Belge Willy Kurant, qui a notamment œuvré aux côtés de Varda, Orson Welles, Godard, Pialat, Skolimowski. Kurant était déjà le directeur de la photo d’Anna ; il sera plus tard celui de Charlotte for Ever.
Le film, très lent, pénible, maniériste, complaisant, aligne les clichés sur l’Afrique
On retrouve Gainsbourg acteur en 1980 dans Je vous aime de Claude Berri, l’histoire d’une journaliste (Catherine Deneuve) et des quatre hommes de sa vie (interprétés par Serge, Jean-Louis Trintignant, Alain Souchon – dont c’est le premier film en tant qu’acteur – et Gérard Depardieu), qu’elle réunit un soir dans une grande maison. Gainsbourg y joue-t-il vraiment un personnage, ou ne peut-il désormais plus jouer que lui-même ? Certaines scènes sont tournées chez lui, rue de Verneuil ; il écrit pour le film une chanson qu’il chante en duo avec Deneuve, Dieu fumeur de havanes… Certains événements du film sont par ailleurs inspirés de la vie de Deneuve (Berri lui avait demandé de la lui raconter en partie).
En 1983, le musicien apprenti cinéaste tourne son deuxième film, Equateur, d’après un roman de Georges Simenon intitulé Le Coup de lune et paru en 1933. L’histoire de l’errance d’un jeune homme en Afrique, qui tombe amoureux d’une femme qui a tué un Noir mais qui refuse de se dénoncer (Barbara Sukowa). Le rôle principal aurait dû être tenu par Patrick Dewaere, mais ce dernier met fin à ses jours avant le tournage et Francis Huster le remplace… Le film, très lent, pénible, maniériste, complaisant, aligne les clichés sur l’Afrique ; Huster surjoue. Equateur est sifflé à Cannes et Gainsbourg est blessé, persuadé d’avoir réalisé un beau film.
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Il tourne aussi des publicités, à la fois comme acteur et comme réalisateur (pour Lee Cooper, Maggi, Brandt, Pentex, Konica, Gini – avec Pierre Cosso, le beau gosse de La Boum 2 –, et même la RATP – où il rejoue son “sketch” du billet brûlé avec un ticket de métro). Pour la fameuse pub de la marque de vêtements Bayard, il apparaît dans un large fauteuil, rasé de près et dans un costume impeccable, tandis qu’en off une voix féminine suave récite le slogan : “Un Bayard, ça vous change un homme. N’est-ce pas, Monsieur Gainsbourg ?” A chaque fois, il joue sur ce que les publicitaires attendent de lui : la provocation (parfois à deux balles, disons-le), la sexualité (dans la pub Gini, une nymphette est serrée par deux minets).
Sur le fil
Gainsbourg a aussi réalisé des clips pour certains de ses titres et pour ceux des autres, comme Morgane de toi de Renaud et Tes yeux noirs d’Indochine avec Helena Noguerra, au début des années 1980.
Il réalise aussi le clip de son Lemon Incest, qui fait scandale, puisque la chanson est interprétée par sa fille Charlotte (13 ans à l’époque) et lui-même. Torse nu, il porte un jean tandis que Charlotte porte une chemise en jean et une culotte du même bleu. Ils sont allongé·es tous·toutes deux l’un contre l’autre dans un grand lit en cuir ou skaï noir. Ils se disent leur amour.
Dans le clip, Charlotte vide les oreillers de leurs plumes blanches, et le lit devient blanc… Gainsbourg se défend devant les attaques qui fusent : l’amour fusionnel dont il parle dans la chanson est un amour “pur” et naïf, platonique. Même si le mot “inceste” est bien présent… Il n’est pas certain qu’il serait possible aujourd’hui de jouer ainsi sur le fil de l’inceste (décrit comme un “fruit défendu”, malgré tout), surtout avec sa propre fille… Pas plus sans doute que de filmer, comme dans Morgane de toi (1983), des dizaines d’enfants entièrement nu·es, filles et garçons, courant sur une plage immense en direction du chanteur Renaud.
Trois ans plus tard, Gainsbourg en remet une couche en tournant Charlotte for Ever, un long métrage très ennuyeux et pénible à regarder qui reprend le thème de l’inceste, toujours avec Charlotte : l’histoire d’une ado qui vit seule avec son père scénariste qui drague ses copines…
Dans diverses interviews réalisées des années après, Charlotte Gainsbourg raconte combien ce tournage fut difficile. D’abord parce que son père lui demandait de jouer des choses qui la rebutaient, mais aussi parce qu’elle était contrainte de le surveiller, lui qui s’alcoolisait de plus en plus. Des mois après la sortie du film, Gainsbourg reconnaît qu’il a fait une “connerie” en endossant le rôle masculin… Avait-il conscience d’être allé trop loin, d’esthétiser ce tabou ? De participer, plus ou moins consciemment, à ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du viol ? Impossible de le savoir.
Ses derniers clips et ses pubs témoignent de la mégalomanie qui le ronge désormais. Il les signe “un film de Serge Gainsbourg”. Dans un entretien avec Jane Birkin, il lui explique fièrement qu’il est un vrai “metteur en scène”, qu’il sait d’instinct où poser une caméra. Stan the Flasher, son dernier film, sorti en 1990, raconte l’histoire d’un homme impuissant, joué par Claude Berri (par ailleurs auteur d’un film intitulé La Débandade…), un médiocre prof d’anglais qui donne des cours particuliers à des jeunes filles qu’il aime prendre sur ses genoux. Il est aussi exhibitionniste au parc Montsouris. C’est sur ce film, pas facile à voir aujourd’hui, que se clôt la carrière de cinéaste de Gainsbourg, dont on peut dire sans haine qu’elle n’est vraiment pas le pan le plus intéressant de son œuvre.
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