[Alors que Jane Birkin vient de nous quitter, nous replongeons dans nos archives.] Rencontrés en studio il y a quelques semaines alors qu’ils terminaient l’enregistrement d’un duo pour un prochain album hommage à Serge Gainsbourg, Jane Birkin et Étienne Daho reviennent sur deux décennies de souvenirs (pas) communs dont voici en exclusivité les bonus tracks.
À quoi ressemblait votre vie londonienne ?
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Jane Birkin – Elle était très cosy. Moi, j’y avais encore la petite maison que John Barry m(avait laissée en partant aux États-Unis. On vivait là, dans un très joli petit coin de Chelsea, avec Kate, puis plus tard avec Charlotte. Nous passions beaucoup de temps avec mes parents, qui trouvaient Serge vraiment joyeux. Il avait de très bons rapports avec mon père. Ces deux-là avaient compris qu’ils avaient plutôt intérêt à s’entendre. Je les regardais le soir prendre leurs mint jacks ensemble, je leur demandais s’ils avaient pris leurs somnifères et ils me répondaient que non d’une voix de plus en plus traînante. Ils étaient comme deux hibous.
En fait, nous passions tous nos Noëls à Londres. Comme tout était très exotique pour lui, le remplissage des bas de laine compris, il m’avait une année permis d’inviter un mendiant à table le jour de Noël. J’étais un peu gênée, me disant que déballer nos montres bracelet devant lui risquait de lui paraître un peu vulgaire. Serge a été très chic : il a rempli pour ce garçon un sac avec les grandes bouteilles qu’il avait fait venir spécialement de France. En sortant, le type, après s’être gavé de pudding, a embrassé Serge dans la petite allée, et a dit en partant : “Maintenant, je crois en Dieu.” C’était un jour de Noël très gai, avec un peu de neige, des pubs fumants pleins de types qui jouaient aux fléchettes.
Comment Je t’aime moi non plus a-t-il été accueilli dans votre pays natal ?
Étienne Daho – Après Blow-Up, tu avais déjà une image plutôt sulfureuse en Angleterre ?
Jane Birkin – Je n’en étais pas très consciente. John Barry m’avait dit que je n’oserais pas le faire. C’est pour ça que je l’ai fait. Le fait d’être à poil, c’était un peu gênant, mais David Hemmings, que connaissait John, a été très réconfortant. J’avais beaucoup d’admiration pour le travail qu’il avait fait avec Antonioni. J’étais en confiance. Pendant les scènes de nu, il y avait même de jeunes types qui grimpaient aux lampadaires pour mieux voir. Je n’ai vraiment pris la mesure de ce que j’avais fait que lorsque John Barry, alors à New York, m’a appelée pour me dire que la queue des gens qui voulaient aller voir le film faisait le tour de Times Square, et que le film était plus court à chaque projection parce que des gens découpaient la pellicule. Là, j’ai vraiment eu peur.
J’ai envoyé ma mère voir le film, parce que je ne pouvais pas sortir, et elle m’a dit que ça ne l’avait pas plus choquée que “deux enfants dans une piscine”. Malgré moi, j’étais Jane “Blow-Up” Birkin, en attendant d’être Jane “Je t’aime” Birkin. Lorsque le disque est sorti en Angleterre, il s’est classé n°1 dans les charts, et tout le monde s’est mis à nous adorer. On faisait des photos de nous courant dans les blés, Top of The Pops venait nous interviewer à la maison, la chanson était bannie des ondes de la BBC. On nous demandait si on baisait pour de vrai pendant l’enregistrement, ce à quoi Serge avait trouvé la réponse parfaite. Il rétorquait que si cela avait été le cas, il aurait sûrement enregistré un 33 tours plutôt qu’un 45. C’était une période très heureuse. Je ne me souviens pas avoir fait de télé là bas à l’époque. De toutes façons, nous étions interdits d’antenne.
Étienne Daho – Oui, sur la BBC, ils passaient uniquement la version instrumentale de la chanson. C’est bizarre, mais je n’ai pas le souvenir de vous avoir vu faire de télés françaises à ce moment ?
Jane Birkin – J’avais envoyé des images tournées en Super 8 pour qu’on puisse monter une espèce de clip, mais comme le pape avait interdit la chanson, nous n’avons pas fait de télé non plus. Serge disait à ce sujet que le Vatican nous faisait une publicité d’enfer en interdisant le disque, que c’était notre meilleur attaché de presse. Je me souviens même avoir entendu que des gens cachaient le 45 tours dans les pochettes des disques de Maria Callas.
Comment votre famille a-t-elle reçu l’annonce de votre relation avec Serge ?
Jane Birkin – Quand Serge m a présentée à ses parents, j’ai eu l’impression de pénétrer dans un univers très chaleureux, presque oriental. Un endroit où l’on s’embrasse sur la bouche, où l’on se serre entre les bras, où on te donne à manger tout le temps. Plus gentil, tu meurs ! Kate, à qui le père de Serge écrivait régulièrement, et moi avons tout de suite été acceptées. Pour mes parents, c’était un peu différent. Lorsque John Barry est parti aux États-Unis, mes parents ont eu très peur pour moi tant ils me voyaient dépourvue. Ils avaient très peur que je me jette dans le channel. J’ai donc eu très vite eu envie de leur présenter Serge, pour les rassurer. C’était un bouleversement de rencontrer un type comme lui. À ma grande surprise, ils l’ont très vite trouvé charmant.
J’avais commencé par faire venir ma mère sur le tournage de Slogan – comme je le faisais à chaque fois – pour qu’elle puisse le voir. Je la savais plus intellectuelle que moi, avec un petit faible pour les poètes. Je lui avais donc conseillé d’acheter un recueil de poésies, Chansons cruelles, qui l’avait énormément intéressée. Plus tard, lors du tournage de La Piscine, j’avais également fait venir mes parents. Je leur avais dit qu’ils pouvaient utiliser ma suite s’ils voulaient se reposer. Ma mère est entrée dans ma chambre un jour à l’improviste, et à découvert des cœurs et des “je t’aime” partout sur le miroir, tracés au rouge à lèvres. Je ne l’ai su que beaucoup plus tard. Ce jour là, elle est allée voir mon père en lui disant : “Tu sais, je crois que cette fois, ça y est.” Mes parents ont fini par adorer Serge, car il ne cessait de les étonner avec ses facéties : un soir, alors que nous nous rendions tous dans un grand restaurant asiatique, un endroit où tout le monde devait se déchausser avant d’entrer, Serge, qui avait un trou à l’une de ses chaussettes, s’était alors peint le pouce du pied avec l’un des feutres qu’il avait dans la poche. Ma mère avait trouvé ça délicieux.
Quels souvenirs gardez-vous de Gainsbourg réalisateur ?
Étienne Daho – Serge aurait du faire un film érotique. Il avait dans ses textes une vision de la chose que j’aurais adoré voir retranscrite à l’image. Son idée sur la question était très précise, raffinée, et extrêmement troublante – comme le sexe peut être troublant pour tout le monde, parce qu’essentiel dans la définition de l’identité de chacun. Tout en étant très éloigné de la masse dans la façon dont il parlait de sexe, il réussissait toujours à toucher très profondément l’inconscient collectif. On retrouve un peu de ça dans Je t’aime moi non plus, le film, qui reste mon plus grand choc cinématographique de tous les temps. Je me souviens être sorti de la projection totalement transpercé. Je suis resté sur le trottoir pendant une heure sans pouvoir dire un mot.
Jane Birkin – Lorsque le film est sorti, la presse s’est déchaînée. Nous nous sommes fait insulter un peu partout. Je conçois bien qu’on puisse retirer un certain plaisir à se faire insulter par Le Figaro, mais tout le monde disait alors que Serge m avait traînée dans les ordures. Il y a eu un vrai mouvement de rejet, sauf de la part de quelques-uns, dont Truffaut, qui dans Le Masque et la Plume a dit qu’il préférait qu’on parle du film de Serge plutôt que du sien, et qu’il fallait foncer le voir pendant qu’il était encore à l’affiche. Curieusement, nous avons même reçu le soutien de Pierre Tchernia, qui nous a un jour appelé en larmes après avoir vu le film. Je me suis rendu compte que les plus innocents, ceux qui ne projetaient pas sans cesse leur propre dégueulasserie sur les autres, avaient une chance de comprendre ce film.
Étienne Daho – Il y a des scènes très érotiques dans le film, comme ce moment où Jane embrasse Joe Dallesandro pendant que la caméra tourne autour d’eux. Franchement, ce moment me file toujours la chair de poule. Ça va te chercher très, très loin.
Jane Birkin – Lorsque j’ai lu le scénario, j’ai trouvé ça shakespearien. Je me suis demandé pourquoi personne n’avait jusque là eu l’idée de faire un film dans lequel un homosexuel tombait amoureux d’une fille parce qu’elle ressemblait à un garçon ? J’avais eu le même sentiment au moment de Je t’aime moi non plus et de La Décadanse. Je n’ai pas imaginé une seconde que cela pouvait être choquant. Peut-être aussi que j’étais personnellement concernée par le sujet, mais jamais je ne me suis attendu à tant de remue-ménage autour de cette histoire. Serge avait proposé le rôle principal à Dirk Bogarde. Ce dernier avait refusé, et c’est finalement Joe Dallesandro qui a eu le rôle, sur les conseils de Anne-Marie Rassam-Berri, qui connaissait bien son parcours d’acteur, alors que Serge n’avait pas vu les films de Warhol.
Gainsbourg était-il un authentique amateur d’art ?
Jane Birkin – Quand on a fait Je t’aime moi non plus, le président de la maison de disques, qui avait très vite senti le côté sulfureux de l’affaire, nous a renvoyés en Angleterre pour enregistrer dix autres chansons parce qu’il voulait bien aller en taule, mais par pour un simple 45 tours. C’est sur le ferry que Serge a composé 69 année érotique. J’était très touchée parce que la chanson parlait du peintre anglais Gainsborough. Il était très calé en la matière. Et c’était déjà quelqu’un de très cultivé, ce que je trouvais dommage parce que ses choix étaient déjà faits, ses leçons déjà prises. Instinctivement, moi, j’avais plutôt bon goût, mais lorsque j’avais un engouement spontané pour Bacon, il me manquait pas de me rappeler qu’on ne pouvait apprécier une toile si l’on était pas initié comme lui, qui avait fait les Beaux-Arts. Ses goûts en matière de peinture et de littérature n’ont pas beaucoup changé toutes ces années passées ensemble.
Comment expliquez-vous son double côté “érudit limite snob” et “Français moyen” ?
Étienne Daho – Il était multiple. Il pouvait être érudit, charmant, généreux, mais aussi se conduire comme un gosse avec les flics, et, parfois, être très cruel. Je me souviens notamment de cette émission télé avec Catherine Ringer des Rita Mitsouko… Il lui arrivait parfois d’avoir du mépris, mais un mépris sympathique.
Jane Birkin – Il ne pouvait pas s’empêcher de lâcher un bon mot. Je lui disais souvent d’arrêter, je le suppliais de ne pas en rajouter, sur Chamfort par exemple, qui était adorable, mais c’était plus fort que lui. À Yves Saint Laurent, il a même dit un jour : “Mais comment peux tu faire du prêt-à-porter ?” Saint Laurent était en larmes. Pour s’excuser, il l’avait invité à la maison où nous avions organisé une soirée, l’une des rares que nous ayons données, pour laquelle tout le monde devait sans faute porter du Saint Laurent. Il avait lui même préparé à manger, une sorte de bœuf à l’ancienne.
Étienne Daho – Il adorait les gens. Il s’en voulait à mort lorsqu’il les avait blessés. Lorsqu’on dit qu’il était pote avec les flics, il était profondément touché par ces mecs. Mais là, dès que trois flics du quartier franchissaient la porte, il devenait une autre personne. C’était vraiment dingue ! J’étais scié de le voir se transformer de la sorte en l’espace de quelques secondes.
Jane Birkin – Il les embarquait même parfois pour venir dîner chez moi, parce que quand il ne trouvait pas de taxi, il appelait le commissariat pour faire le voyage en fourgon. Il voulait que les types allument le gyrophare, il trouvait que ça faisait western. Ça l’amusait. Il voulait sans cesse qu’ils sortent leurs flingues.
Étienne Daho – Les chauffeurs de taxi aussi l’adoraient.
Jane Birkin – Tu parles, il leur laissait des pourboires insensés ! Une fois, l’un d’entre eux lui avait dit qu’il voulait se refaire faire les dents. Serge le trouvait très beau, alors il lui avait donné cinq mille balles pour l’opération, en lui faisant jurer de demander au chirurgien de ne pas les faire trop parfaites, trop vulgaires.
En quoi Gainsbourg était-il un précurseur ?
Jane Birkin – Serge était un précurseur parce qu’il avait horreur de se répéter. Au moment où il est parti, il s’apprêtait à rejoindre La Nouvelle-Orléans pour y enregistrer un disque de jazz autour de l’histoire des Révoltés du Bounty. Il aurait encore une fois été en avance de quelques années sur l’arrivée du jazz dans la pop. Même lorsqu’il écrivait pour d’autres, c’était toujours du sur-mesure : il n’avait dans ses tiroirs aucun morceau écrit à l’avance.
Étienne Daho – Les dernières fois où je l’ai vu sur scène, j’ai été sidéré de constater à quel point il touchait un public large. Il y avait énormément de gens très jeunes qui le découvraient. Il était plus rebelle et adolescent que beaucoup d’adolescents. Pour moi, le visage de la chanson française a définitivement changé grâce à lui.
Jane Birkin – Je me souviens d’un entretien avec Denise Glaser, qui trouvait qu’il utilisait beaucoup de mots anglais dans ses textes, ce à quoi Serge répondit qu’il y avait un nouveau vocabulaire à inventer. Et il a fini par le faire.
Étienne Daho – C’est vrai : dans les années 1980, tout le monde s’est employé à faire mal ce que lui réussissait génialement dix ans avant.
Jane Birkin – Même au niveau du look, si tout le monde porte aujourd’hui des barbes de trois jours, c’est grâce à lui. Je l’avais encouragé à laisser pousser sa barbe parce qu’elle sculptait bien son visage. Les poils poussaient dans des endroits inattendus. Ça lui donnait un côté Tartare. Idem pour les Repetto, que je lui ai dégottées : Serge cherchait des gants pour ses pieds, car il avait horreur de marcher. C’était juste avant que n’apparaisse Gainsbarre, le flambeur.
Étienne Daho – L’une de ses particularités, c’est aussi d’avoir réussi, jusqu’au bout, à appuyer sur des tabous énormes avec beaucoup de talent, comme Lemon Incest, qui est devenu un tube, ou encore avec Mon légionnaire ou Kiss Me Hardy, lorsqu’il aborde le thème de l’homosexualité. Les disques ont marché, tout le monde a absorbé, mais sur le papier, c’était quand même à la base fou. Surtout de le faire bien, ni de manière tordue ou ridicule. Quand tu entends “il m a aimé toute la nuit, mon légionnaire”, tu y crois, tu ne trouve même pas ça bizarre.
Jane Birkin – Sans parler de ces affiches signées William Klein où il était maquillé en fille.
Étienne Daho – C’était un pionnier en matière de marketing.
Jane Birkin – Pour le Zénith et la tournée You’re under arrest, il avait eu l’idée de se faire tirer le portrait façon “commissariat”. Personne d’autre n’avait osé ça avant lui.
Étienne Daho – Malin, il m avait même demandé de l’interviewer pour la sortie de ce disque. Je ne voulais pas le faire, parce que je savais qu’il pouvait mettre les gens en difficulté, même ceux qu’il aimait bien. J’avais peur du switch. Il m’a eu en m’appelant alors que je sortais du bain. Il m’a dit : “Il faut, je veux que tu m’interviewes” alors que je m’étais un peu défilé. J’avais l’impression de passer le bac en la préparant. J’ai vraiment dû bosser. Mes questions étaient toutes plus débiles les unes que les autres, mais j’ai essayé de le faire parler de choses qu’on ne lui demandait pas souvent, sur le cinéma par exemple.
Propos recueillis par Frédéric Valion.
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