Alors que son premier roman continue de cartonner, il reprend actuellement sa carrière musicale.
A l’inauguration du salon du livre de Paris 2017, au stand Grasset, Gaël Faye brille par son absence. Il est à Genève pour un des concerts de sa tournée de printemps, qu’il donne à l’occasion de la sortie de son nouvel ep, Rythmes et botanique. A l’heure où le monde de l’édition se retrouve autour de quelques coupes de champagne, lui est en train de rapper devant le public genevois. Il ne sera de passage ici que trois jours plus tard, en star montante du salon, pour une séance de signatures de son roman Petit pays ainsi que quelques tables rondes, dont une sur le thème “Nouvelles voix, nouvelles plumes : quand les artistes deviennent romanciers”. Sont également présents, ce jour-là, d’autres musiciens lancés en littérature. Magyd Cherfi, Marie Modiano, Gaëtan Roussel…
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Sur le moment, il nous le racontera plus tard, Gaël Faye se demande un peu ce qu’il fait là, et la raison d’être de ces discussions. Y a-t-il vraiment un lien explicable entre écritures musicale et littéraire ? L’impression de n’avoir rien à dire s’installe, la discussion tourne un peu en rond, on essaie de rationaliser et d’expliquer des dynamiques sans rapport. “On aurait mieux fait d’apporter des guitares et d’improviser quelques morceaux ensemble”, pense-t-il en jouant toutefois le jeu.
Aux autres stands du salon du livre, on récolte quelques railleries en mentionnant Gaël Faye. Beaucoup ne comprennent pas le succès immédiat que fut celui de son premier roman – vendu pour l’heure à 340 000 exemplaires – et s’agacent des idolâtres encouragés par les récompenses de la rentrée littéraire 2016 (prix du roman Fnac, prix Goncourt des lycéens, prix du roman des étudiants France Culture-Télérama…). Pour un primo-écrivain, cette exposition n’est certes pas banale. Et il le sait, alors il en profite. “Gaël a un emploi du temps hallucinant, nous dit une de ses collaboratrices chez Grasset. Il dit oui à tout, et il est toujours de bonne humeur.”
Si Gaël Faye est en France en ce moment, c’est pour la promotion de l’ep et la tournée qui va avec. Sinon, depuis deux ans, il vit au Rwanda. Il n’attend d’ailleurs qu’une chose, c’est d’y retourner pour retrouver sa famille et se remettre au travail. En attendant, il se donne à fond.
Gestuelle de boxeur et concoctions de plantes
Si le style, c’est l’homme, alors le flow peut-être aussi. Début avril, sur la scène d’un Trianon complet, quelques jours après la clôture du salon du livre de Paris, Gaël Faye enchaîne les morceaux avec la technique et la conviction que les années de travail ont forgées. Car sept mois après la sortie de son livre, il s’étonne toujours de son succès et à quel point il touche les gens ; mais la musique, il en fait depuis l’adolescence, il connaît. Il a toujours le trac avant un concert mais une fois sur scène, il est dans son élément. “Si certains sont là à cause du roman, merci à vous d’être venus”, lâche-t-il entre deux morceaux.
Son premier album, tout comme son premier roman, chronique avec distance son parcours entre l’Afrique et la France. Sorti en 2013 dans une relative discrétion, mal bossé, voire saboté par le label selon lui, il a toutefois bien été rodé depuis. Le public connaît certaines paroles par cœur, notamment celle du morceau-titre, Pili pili sur un croissant au beurre, joué en fin de set dans une communion parfaite.
Les nouvelles chansons, comme souvent, sont accueillies avec moins d’excitation quoiqu’avec curiosité, voire un peu d’étonnement face aux textures plus électroniques qu’auparavant. Chaque fois, le public répond toutefois en faisant trembloter le sol. L’ambiance est bon enfant. “Un rappeur qui se fait des concoctions de plantes avant de monter sur scène, il a forcément un public de gentils”, plaisante Gaël Faye en sortant de sa loge, à quelques minutes du live, un inhalateur rempli d’eau chaude entre les mains. En ce moment, pour se dégager les bronches, c’est eucalyptus. Une odeur typiquement rwandaise.
Après ça, il se presse également un citron dans un gobelet. Il le boit lentement en vérifiant les détails de sa tenue, notamment le port de sa veste bariolée d’une marque haut de gamme. Dans le couloir, le musicien Guillaume Poncelet huile les pistons de sa trompette. C’est avec lui que Gaël Faye travaille depuis une dizaine d’années à la composition et aux arrangements de ses morceaux. “On a en commun notre amour des lettres, raconte-t-il. Quand on s’est rencontrés, c’était la première fois que je me retrouvais dans une écriture rap. Gaël a toujours eu cette plume littéraire, ce pouvoir d’évocation. Il a ce truc des gens qui sortent du lot dans leur discipline.”
Quand Guillaume Poncelet monte sur scène avec Blanka, le monsieur électronique du set, Gaël Faye reste un moment derrière le rideau, près de la console. C’est le moment où le public crie en attendant de le voir. Ce court instant, il le passe la tête baissée, en sautillant, les bras en alerte. Gestuelle de boxeur avant d’entrer sur le ring. Le concert dure presque deux heures. Il y a des invités : la Brésilienne Flavia Coelho et le Burundais Francis Muhire. Ce dernier chante et joue de la guitare sur Petit pays, morceau tendre ayant inspiré, à quatre ans d’intervalle, le roman qui a changé la vie de Gaël Faye ces derniers mois.
Un roman, pas un récit autobiographique
L’enfance de Gaël Faye ressemble à celle de Gabriel, le narrateur de Petit pays. Mais l’auteur insiste à longueur d’interviews sur cette chose simple, que certains prennent parfois plaisir à oublier : c’est un roman, pas un récit autobiographique. Ainsi son père ne vient pas du Jura mais de Lyon, d’où il est parti pour faire une sorte de tour du monde à vélo après son service militaire. Un jour, il passe par la région des Grands Lacs d’Afrique de l’Est, où il sera, paraît-il, le premier à pratiquer… la planche à voile. Sa mère rencontre ce Français un peu marginal au Burundi, à Bujumbura, où elle a dû se réfugier pour fuir l’instabilité politique de son Rwanda natal. Gaël naît en 1982 de cette union qui ne durera pas, sa mère partant refaire sa vie en France. A Treize ans, en 1994, c’est au tour de Gaël et sa petite sœur de quitter le Burundi quand le génocide des Tutsis bouleverse la région. Son père décide de rester. Gaël rejoint sa mère à Versailles, où une nouvelle vie commence.
Une nouvelle vie qu’il déteste et rejette dans un premier temps, persuadé que la guerre civile ne durera pas et qu’il pourra repartir. Mais rien ne s’arrange et il doit rester dans ce nouvel environnement très français, très bourgeois. Il est confronté à la condescendance de ses camarades de collège, qui lui signalent le “retard” à rattraper. A cette époque, quand il parle de racisme, on lui répond qu’il est paranoïaque. Et quand on lui parle d’assimilation, c’est à son tour de ricaner. Et puis il découvre l’univers du rap où, pour la première fois, il se retrouve dans l’expression d’une conscience sociale et une expérience verbalisée de la marge. Il est fan de Fabe puis des X-Men. Ici, on met des mots sur les discriminations, on dénonce le racisme et on lutte contre ce genre de tabous. Gaël Faye a commencé à écrire juste avant de quitter le Burundi, mais c’est dans ce vivier contestataire qu’il s’affirme à travers ses textes.
A partir de là, il se lance dans la musique tout en poursuivant sa scolarité. Une vie un peu schizophrène se met doucement en place, partagée entre des études au Conservatoire national des arts et métiers, option finance, et sa vraie passion, le rap. Pendant ses études, il ne parlera de ça à personne. Même chose quand il part vivre à Londres, une fois son diplôme en poche, pour bosser dans un fonds d’investissement. Il est jeune, il gagne bien sa vie, mais il sait qu’il n’est pas à sa place. Cette période londonienne durera deux ans. Il en rapportera deux choses : un morceau, Qwerty(“Je voulais être artiste/Aujourd’hui je suis pianiste sur un clavier qwerty”), et le regret d’avoir voulu quitter le domicile familial le plus tôt possible, à n’importe quel prix. S’il pouvait rejouer la partie, Gaël Faye préférerait des études de lettres ou de philosophie.
Quand il revient en France, c’est pour dire adieu à cette fausse vie de financier et se consacrer pleinement à la musique. Il prend un job “alimentaire” dans une compagnie d’assurance à La Défense et passe toutes ses soirées en studio. Avec son pote Edgar Sekloka (qui a également publié des romans depuis), il monte le groupe Milk Coffee & Sugar en 2007. Ensemble, ils sortent un ep autoproduit en 2009, puis un album en 2010. L’aventure solo se met en place dans la foulée. Pili pili sur un croissant au beurre arrivera, on l’a dit, en 2013.
“J’ai flashé sur les morceaux de Gaël »
Et puis un jour, un adolescent écoute l’album et en parle à sa mère. Elle s’appelle Catherine Nabokov, elle est éditrice indépendante. “J’ai flashé sur les morceaux de Gaël, se souvient-elle. Il y a beaucoup de rappeurs qui écrivent très bien, mais il n’y a pas forcément des histoires projetées, un univers romanesque aussi forts.” Face à cette “profondeur assez rare”, Catherine Nabokov décide de lui écrire un mail. Une correspondance se crée. Ils s’envoient des textes, des idées. Elle pense d’abord à un livre de témoignages pour ce rappeur franco-rwandais au parcours pas comme les autres. Mais quand il dégainera un début d’histoire d’inspiration autobiographique, surprise, ce sera bel et bien une fiction. Sauf que Gaël Faye n’a pas trop le temps, un deuxième album de Milk Coffee & Sugar est sur les rails. Et puis le groupe explose en vol, Edgar Sekloka voulant se tourner vers d’autres chemins… Gaël Faye retrouve un peu de liberté et peut se pencher sur ce projet de roman.
Catherine Nabokov a entre-temps contacté son amie Juliette Joste, rencontrée chez Belfond et aujourd’hui éditrice chez Grasset. Petit pays se résume alors à quelques pages, chose habituellement insuffisante pour signer un premier roman. Mais quand l’éditrice et l’auteur se rencontrent, quelque chose se passe. “Il y avait un feeling, une histoire, une personnalité”, confie-t-elle. Elle fonce. Petit pays est écrit en quelques semaines et, une fois le manuscrit rendu, le bouche à oreille fait le reste, d’abord chez Grasset puis en dehors. “Quand Gaël est venu dans nos bureaux, raconte Juliette Joste, des gens très différents lui ont sauté dans les bras. Je n’avais jamais vu ça.” Le texte a touché les tout premiers lecteurs.
A partir de là, on n’imagine pas encore le phénomène à venir, mais la machine à rentrée littéraire se met doucement en marche. Le bruit court que Grasset a un premier roman qui va faire parler. La preuve, c’est déjà le cas, dès mai 2016. Septembre arrive et, comme prévu, la presse et le public se jettent sur cette histoire de violence à hauteur d’enfant. Le succès en librairie est là rapidement. Les prix littéraires embrayent. Petit pays est en lice à peu près partout.
“Sauf pour le Médicis en deuxième sélection ! Et c’est traditionnellement le plus littéraire des prix, rappelle le journaliste littéraire indépendant Baptiste Liger, qui, avec le recul, explique le phénomène Petit pays par un alignement de circonstances. C’est un roman très honorable mais est-ce que j’y vois une leçon de style, de maîtrise de la narration, de nouveauté sur la forme ? Non. C’est un bon produit médiatique, surtout avec cette ambiguïté entretenue autour de la part autobiographique du récit. Le sujet a créé une base solide d’empathie. On a besoin de livres accessibles dans une rentrée littéraire, c’est plus facile à vendre. Et comme le succès appelle le succès…”
De fait, le roman est accueilli avec une bienveillance à peu près unanime. Tant et si bien que Yann Moix, sur le plateau de l’émission On n’est pas couché du 24 septembre, se sent obligé d’ironiser face à l’invité littéraire de l’émission : “Votre livre est dans la sphère de l’incritiquable. C’est un premier roman… Il y a un drame universel, qui est un génocide… Malgré tout, par honnêteté intellectuelle, je vais dire tout le bien que je pense du livre, mais je vais être le seul critique en France, peut-être même au monde et dans l’univers, à émettre un léger petit début de bémol dessus.” En face, Gaël Faye se marre, et quand Ruquier lui demande si c’est important pour lui de revenir à la chanson, il met les choses au clair. “Ce qui se passe autour du livre, c’est inattendu, ça me dépasse, dit-il. J’ai pris trois mois pour écrire ce livre, puis je suis retourné à la musique. Je prends ce qui se passe comme un cadeau.”
Aller de l’avant
Six mois plus tard, le “cadeau” a encore pris de l’ampleur. La première traduction de Petit pays vient de sortir en Italie, une trentaine d’autres sont en cours, une adaptation en BD est engagée, une autre aussi pour le cinéma… On a d’ailleurs proposé à Gaël Faye de réaliser lui-même cette adaptation, en lui promettant l’aide nécessaire à ses premiers pas de cinéaste. Mais il n’envisage pas d’être encore sur Petit pays dans les prochains mois ou les prochaines années. Il veut aller de l’avant, autant comme écrivain que comme musicien.
Fin mars, lorsqu’on le rencontre entre le salon du livre et le concert au Trianon, Gaël Faye revient sans problème sur son parcours, quoiqu’il préfère parler de ses projets à venir. Une nouvelle tournée est prévue pour l’été, avec une grosse date parisienne. Un autre roman est déjà en discussion avec Grasset, mais il refuse de lâcher les premières pistes. Un album est en préparation, sans aucune reprise de l’ep Rythmes et botanique.
Il parle aussi du Rwanda et de son désir d’y retourner après cette période intense de promotion et de tournée. Il a hâte de retrouver ses deux filles et sa femme, dont la famille, également franco-rwandaise, est à la tête du Collectif des parties civiles pour le Rwanda, qui s’engage contre les génocidaires encore en liberté. Gaël Faye a choisi de vivre à Kigali car il ne veut pas être un de ces artistes de l’exil. Il trouve ça trop facile de fantasmer un pays toute sa vie quand on a la possibilité d’y retourner. D’ailleurs il confirme, un sourire aux lèvres : “Après tout ça, on ne va plus me revoir avant un moment.”
Maxime de Abreu
livre Petit pays (Grasset, 2016), 224 pages, 18 €
ep Rythmes et botanique (Universal)
concerts les 20 et 21 avril au Printemps de Bourges, puis en tournée française
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