Gabi Delgado, le chanteur du groupe allemand DAF, s’est éteint dans la nuit du 22 mars à l’âge de 61 ans. Retour sur le parcours mouvementé d’un des duos les plus influents et provocateurs des années 80, inventeur de l’EBM (Electronic Body Music), à qui la musique électronique ne dira jamais assez merci.
Lorsque Gabi Delgado rencontre Robert Görl en 1978 au Ratinger Hof, la salle de concert, lieu d’expo, bar et studio de répétition, qui draine toute la jeunesse déroutée de Düsseldorf (des étudiants de l’Art Academy où Joseph Beuys donne des cours aux hippies en perte de vitesse, des nostalgiques nazis aux sympathisants de la RAF, des musiciens aux stylistes), c’est un peu la rencontre du yin et du yang, une histoire d’amour et d’amitié hors-norme faite de hauts et de bas, d’amour et de haine, de succès hors-norme et de plantages en beauté, d’oublis et de comeback incessants. Gabi et Robert ont à peine la vingtaine, des idées très arrêtées sur la musique, et sont d’une beauté à couper le souffle.
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Gabi est brun, d’origine espagnole, visage subliment latin. Ses parents ont fui la dictature franquiste quand il avait huit ans pour s’installer en Allemagne. Robert est blond, visage tiré au couteau dans la pure tradition germanique, orphelin et élevé en familles d’accueil. Il a décidé de poser ses valises à Düsseldorf car il n’a qu’une seule idée en tête : apprendre la musique, monter son groupe et en faire son job. Surtout depuis qu’il a découvert les Sex Pistols lors d’un séjour à Londres. “On le sentait partout. Ils étaient si fiers d’eux, exactement comme je me sentais. J’avais déjà pensé avant : ‘Maintenant je vais faire mon propre truc’”, explique-t-il dans le livre Dilapide ta Jeunesse, de Jürgen Teipel. “Ça m’a tout de suite séduit ce ‘Go For It’. Peut-être que ta musique ne plaît pas à tout le monde, mais tu peux faire ce que tu veux. Ça aura du succès.”
Dada Punk
De son côté Gabi Delgado est un dilettante qui a quitté l’école très tôt pour vivre sa propre vie. Fan de funk et de disco, il traîne dans les clubs gays de la ville, comme le James ou l’Afro Club, où il se prostitue occasionnellement, assumant sa bisexualité avant de découvrir le punk et de traîner avec Mary Lou Monroe (aka Franz Bielmer) qui joue dans le groupe indie et culte de cette époque, les Charley’s Girls, où les membres ont tous adopté des pseudos féminins. “On avait décidé de créer notre propre université, racontait Gabi à la RBMA. On allait à la bibliothèque, on empruntait tout ce qui concernait le dadaïsme, le constructivisme et l’agit-prop et on s’en imprégnait, on étudiait des semaines entières la pensée de gens qu’on admirait. Et on écrivait des pamphlets dans le plus pur style Dada.”
Très vite une étrange osmose qui les suivra toute leur vie, entre attirance et répulsion, va s’installer. Ils s’installent au sous-sol du Ratinger Hof et commencent à répéter. Robert est à la batterie, Gabi a emporté avec lui un xylophone, un jouet pour gosse capable de jouer 8 notes et un dictaphone. Ils travaillent, discutent beaucoup, réfléchissent longuement au concept qu’ils veulent lancer. “Le punk était déjà vieux pour nous à l’époque, se souvient Gabi lors d’une interview qu’il nous accorde à Berlin l’été 2017. On s’est dit qu’il nous fallait de nouveaux instruments pour retranscrire cette énergie, mais sans faire du punk. On voulait créer une musique nouvelle de toutes pièces. C’est pour ça qu’on ne chantait qu’en allemand, on n’avait aucun respect pour la pop anglaise et américaine, au contraire on leur chiait dessus !”
Dans la foulée, Gabi et Robert demandent à quelques musiciens de la scène de l’époque – Pyrolator, Wolfgang Spelmans et Michael Kemmer – de se joindre à eux. Ils enregistrent dans des studios à Manchester – où sont déjà passés The Fall et Gang Of Four – Produckt Der Deutsch – Amerikanischen Freundschaft, leur premier album sous le nom DAF (pour Deutsch – Amerikanischen Freundschaft, ou amitié américano-germanique, un collage tout droit sorti de l’esprit dadaïste de Gabi). Le disque, court, est une longue litanie bruitiste et sans paroles, où Gabi Delgado n’est même pas crédité, mais qui leur offre une certaine visibilité et leur permet d’enchaîner quelques concerts en Angleterre et en Allemagne. Mais surtout de se faire remarquer par le génial Daniel Miller qui se propose de les signer sur le label qu’il vient tout juste de lancer : Mute Records.
“Combiner les corps et les synthés”
Mais rapidement DAF se rend compte des limites de sa formation. “Tous les musiciens se mélangeaient à l’époque, tout le monde jouait dans les groupes des autres, c’était un bordel sans nom, nous expliquait Robert. Et on a vite compris que ce n’était pas la bonne formule. Mais comme nous n’avions pas d’argent pour nous acheter des synthétiseurs, c’était le seul compromis possible.”
Rapidement, les musiciens engagés lâchent l’affaire, épuisés par l’attitude dictatoriale de Gabi qui leur balance des “arrête un peu avec tes tagada-tagada-tsoin-tsoin ! Ces trucs de jazzeux ! Tes foutus breaks ! C’est de la merde !”, qui les force à écouter des disques de reggae, fout les morceaux à la poubelle dès qu’ils lui rappellent un autre groupe et refuse d’apparaître sur le premier album du groupe qu’il ne trouve pas bon : “Je ne voulais rien avoir avec ça, nous racontait-il. L’idée, c’était d’utiliser les synthés comme instruments principaux. A l’époque, les punks détestaient les synthés, mais on voulait être des punks électroniques, garder cette énergie mais la rendre électronique. Les seuls musiciens qui utilisaient les synthés alors, c’était toute cette bande de hippies mollassons qui gravitaient autour de Tangerine Dream. Ce qu’on voulait, c’était combiner les corps et les synthés, les muscles et les boîtes à rythmes, c’est pour ça que plus tard on a dit qu’on avait inventé l’Electronic Body Music”.
Réduits à leur duo de base, le blond et le brun, signés désormais par Mute, réussissent à convaincre Conny Plank, producteur de renom issu du mouvement Krautrock – et chez qui sont passés Ultravox, Neu !, Kraftwerk ou Eurythmics -, de les produire, plus attirés par les qualités d’ingénieur du son de Plank et son studio remplis de machines que par sa réputation. En trois jours, le duo boucle son véritable premier album, Die Kleinen Und Die Bösen, qui va poser l’ADN de DAF pour les années à venir : un style proto-techno, avec ses séquences de synthés répétitives mises en boucles, ses boîtes à rythmes martiales balancées en pleine gueule. Et posés sur le dessus, les textes surréalistes et provocants de Gabi Delgado, accompagnés de son érotisme latin mais surtout de sa manière de danser, effrénée, violente, épileptique et diablement sexy.
“La techno a commencé avec DAF”
Dans le livre Dilapide Ta Jeunesse, Holger Czukay, figure du Krautrock et pionnier des synthétiseurs avec le groupe Can, déclare : “La techno a commencé avec DAF. La structure électronique a commencé à ce moment. Un principe très simple. Au studio de Conny, ils ont produit des boucles. Nous avions utilisé des boucles avec Can. Et même dès 1968. Mais c’étaient des boucles sur bandes. DAF avait fait des boucles séquencées. C’était passionnant de voir comment d’un seul coup, la musique électronique pouvait être vivante. Ça contredisait totalement les règles établies. Jusque-là, elles disaient : L’électricité est une chose morte. Une machine est une chose morte. Et pour tout ce qui touche au rythme, qui est un domaine sensible et humain, elle n’a aucune chance de pouvoir s’imposer au corps’. Quelle erreur ! DAF ont contourné toute cette scène pop. Le principe était clair et limpide. Très concentré. Sur l’impact”.
Die Kleinen Und Die Bösen, le premier album de DAF, signe le début d’un succès grandissant, trois autres albums qui frôlent l’excellence vont se suivre avec une régularité métronomique, tous produits par Conny Plank et son génie du sound-design, avec un style inventé de toutes pièces qui ne ressemble à rien de ce qui se fait à l’époque. C’est le début de la gloire, de l’argent facile, de la drogue qui coule à flots, des palaces, des tournées tout autour du monde, mais surtout de concerts dont le public ressort comme d’une séance d’électrochocs. Et, bien sûr, des scandales à répétition, lorsque le duo sort en 1982 Der Mussolini, leur titre le plus connu à ce jour, un hymne provoc et proto-militaire dont les paroles – “Donne du genou / Secoue les hanches / Tape dans tes mains / Et danse le Mussolini / Danse le Adolf Hitler / Bouge le derrière / Et dans le Jésus Christ / Danse le communisme”, scandalisent une Europe qui n’a pas encore exorcisé ses vieux démons.
Ou, quand DAF, sur le morceau Der Räuber und der Prinz, évoque l’histoire d’amour passionnée d’un prince et d’un voleur, alors que l’homosexualité est encore un délit, et que le duo cultive soigneusement son look homo-érotique et hyper-masculiniste : cheveux ras, gueule d’ange vicieux, pantalons en cuir, polos moulants, bulge apparent et Doc montantes. “
Au début, notre tenue était très simple, explique Robert dans Dilapide Ta Jeunesse. Jeans, chaussures basses, normales, vestes en velours et tee-shirts. Nous n’avions jamais copié les Sex Pistols. Nous voulions être bien compris comme ‘straight’. Ce qui ne veut pas dire que nous avions un discours militariste. Nous voulions juste libérer une forte énergie (…) Comme nous gagnions beaucoup d’argent avec DAF, nous avons pu nous payer ces tenues complètes en cuir. D’en bas, jusqu’au tee-shirt. C’était un véritable culte du corps : dur, clair, pur. Et si cela nous donnait un air militaire – certains ont pris ça pour un délire SS -, c’était surtout pour nous une pure tenue fantasmatique. Puissants et ‘straight’. Sans mollesse. A part cela, nous n’avions aucun discours véritablement posé. Juste des déclencheurs.”
Séparation / Reformation
Nous sommes en 1982. Lassés de cette agitation qu’ils n’attendaient pas, et du combo drogues-pression-VIP-tournées incessantes, le duo, qui n’est pas prêt à cette célébrité soudaine qui représente tout ce qu’ils exècrent, se sépare avec fracas laissant derrière lui quatre albums impeccables qui vont poser les bases de l’EBM et de la techno qui naîtra quelques années plus tard. Chacun de son côté s’affaire désormais à ses projets comme pour mieux attiser l’autre. Robert Görl sort de son côté, Night Full Of Tension, un album d’électro dansante, mélancolique et poignante, où chante Annie Lennox, sa compagne de l’époque et qu’il a rencontrée dans les studios de Conny Plank.
Pendant ce temps, Gabi retrouve les studios de Plank pour Mistress, album largement sous-estimé, qui mélange synthés, boîtes à rythmes, sueur sexuelle et influences latines. S’en suit, comme toujours chez DAF, une période de silence en forme d’amour / haine qui ne changera jamais au cours des années – “on peut ne pas s’appeler pendant six mois, et puis se parler d’un coup trois fois par jour”, répétera souvent Gabi.
Pressés par l’argent facile des majors aux aguets, ils acceptent de se reformer pour la première fois quelques années plus tard. En 1986 exactement, pour 1st Step To Heaven, un album où ils ont troqué leur look post-skin pour un style fashion, keffieh et sarouel à l’appui, paillettes camp à gogo, prompt à filer un arrêt cardiaque à Duran Duran. Une merveille incomprise où ils ont échangé leur électro violente et physique pour une new-wave mélodique et ironique, annonçant la vague house à venir, tout en jouant plus que jamais sur la bromance érotique qui a toujours teinté leur musique.
“On nous pressé de reformer DAF, se souvenait Gabi Delgado. Ils voulaient qu’on refasse ce qu’on avait déjà fait, alors on a fait un disque plein de couleurs. Ils nous demandaient de chanter en allemand alors on a choisi l’anglais, bref on leur a demandé ce qu’ils attendaient de nous et on a fait tout le contraire.” Et Robert d’ajouter : “C’est un disque que nos fans de base ont détesté, mais qui nous a ouvert un autre public. Le morceau Brothers a été un énorme hit, mais tout le monde nous demandait : ‘Où sont vos pantalons en cuir noir ? Où sont les paroles engagées en allemand ? Mais qu’est-ce qui vous est passé par l’esprit ?’”.
https://www.youtube.com/watch?v=1W7yUFhR_fQ
Album au succès mitigé, 1st Step To Heaven signe le début d’un long silence médiatique du groupe, en même temps qu’il installe un long divorce entre Gabi et Robert. Installé à Berlin, Gabi se lance comme DJ, manager, promoteur de soirées techno et fonde le label Delkom Club Control tout en s’essayant à différents projets, plus ou moins malheureux, comme DAF DOS sur lequel il pose sa voix sur des samples de gros tubes techno comme le Techno Trance de D-Shake ou Delkom, où il retrouve les sonorités fantastiques de 1st Step To Heaven avec l’impitoyable Viva La Drogua Electronica.
Tout ça pendant que Robert, sur le label munichois Disko B, s’essaie à une techno brute et répétitive, qui ne laissera pas beaucoup de traces avant de retrouver au fond d’un carton et de les publier enfin The Paris Tapes, morceaux d’une mélancolie à trancher au couteau enregistrés après les folies hors-norme du succès de DAF, quand il s’est retrouvé à la fin des années 90 sans le sous à Levallois-Perret, en banlieue parisienne, après avoir été expulsé des Etats-Unis pour une sombre histoire de visa, où il espérait devenir acteur.
Reformés en 2003, devant l’avènement mondial de l’électro qui ne cesse de les citer comme une influence majeure, Gabi et Robert essaient avec Fünfzehn Neue DAF Lieder, nouvel album studio, de ressusciter cette énergie violente et agit-prop qui a fait leur succès, mais ne retrouvent pas la recette de leur succès qui s’est depuis diluée dans le mouvement techno et ses nombreuses subdivisions.
Identité, au pluriel
Gabi, en bon bipolaire, change de projets comme de lieux de résidence, quitte Berlin pour s’installer avec sa femme dans les montagnes du Corduba en Espagne dont il est originaire, avant de déménager à Lisbonne où il vivait encore récemment, change de pseudo et de page Facebook régulièrement, se fait appeler Santos Leon dans les clubs de Miami où il est réputé pour ses sets de latin house. “J’ai tellement de projets et DAF n’en est qu’un autre parmi les autres, déclarait-il récemment à la RBMA. Pour la plupart d’entre eux, je n’utilise même pas mon propre nom, parce que ça n’a rien à voir avec ce pour quoi on me connaît. Aujourd’hui vous pouvez facilement adopter plusieurs identités qui vous permettent de vous multiplier.”
En 2017 – et avec la sortie par le label Grönland de leurs quatre premiers albums essentiels (DAF Is DAF), ceux qui ont posé les bases de ce qu’on appelle désormais l’Electronic Body Music, accompagnés de remixes et de deux nouveaux titres incroyables qui présageaient d’un nouvel album à venir et d’une biographie en cours -, DAF était revenu sur le devant de la scène, multipliant les concerts tout autour du monde, avec des lives débordant d’une énergie hors du commun dont certains se rappellent de la violence physique, lèvre déchirée à l’appui, pour s’être approché trop près de la scène.
Des concerts, loin des grosses tournées, organisés avec une certaine parcimonie, comme le déclarait Gabi il y a quatre mois au Sydney Morning Herald juste avant une de leur performance : “DAF n’est pas un groupe de tournée, on ne fait pas plus d’une dizaine de concerts par an, et chacun est unique, on n’aime pas la routine, être sur la route en permanence et multiplier les mêmes live dans chaque ville. A chaque fois, nos concerts sont différents. Je dis toujours à Robert : ‘glisse un morceau dans le set que je ne connais pas du tout, comme ça, je dois totalement improviser dessus’. J’adore ce genre de surprise, ça me stimule…”.
Vie et mort de Gabi Delgado
Reste, à l’annonce de la terrible et triste nouvelle de la mort de Gabi Delgado, qui scelle à tout jamais un groupe dont la descendance est plus que jamais effective, et sans qui Nitzer Ebb, Front 242, Nine Inch Nails ou The Prodigy n’existeraient pas, une drôle de complicité souterraine entre deux garçons, l’un hétéro, l’autre bisexuel ; l’un timide, l’autre extraverti, qui a certainement contribué à toute la magie de DAF, qui traitait ses machines comme des objets sexuels, et dont la musique ultra-physique est une grande partouze de circuits électroniques, de chair, de sueur et de foutre. Une bromance en forme de pulsion-répulsion, comme le confessait Gabi dans Dilapide Ta Jeunesse :
“Cette image du power sex et cuir que nous véhiculions alors était absolument authentique. J’ai aussi eu à cette époque d’autres expériences. J’étais très branché hardcore. Personne n’en savait encore grand-chose. Je m’intéressais grandement à l’excès, sous toutes ses formes. A la renonciation. J’avais déjà vécu ça avec les drogues. Et la musique. Et le sexe m’a aussi énormément intéressé. Et une fois fixé sur mon orientation homo, je me suis de temps en temps laissé un peu d’air. Je sortais et je participais à absolument tout ce qui se passait. A Londres, je répondais à des annonces et j’y ai fait les ‘encounters‘ les plus obscures et bizarres. Ça m’intéressait, donc je voulais apprendre. J’étais surtout fasciné par le fait que le sexe et la violence peuvent aller si bien ensemble. La violence m’a toujours fasciné. J’épousais totalement ces tendances. En conséquence, je n’ai jamais été très branché folles. J’aimais uniquement les hommes. Les manières gays me faisaient gerber. C’est pourquoi nous avions cette esthétique gay très fist-fucking. Mais je n’ai jamais baisé avec Robert. C’était explicitement tabou. Même si c’était dans l’air. Robert a été mon grand amour, pendant des années”.
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