Hardi représentant d’une école musicale abonnée à la poussière des chemins de traverse, Greg Brown poursuit sur Further in son méticuleux travail d’archiviste de la conscience américaine. De quoi faire de cet homme à la voix grave l’un des plus impressionnants auteurs de l’époque. En 1982, pochette surprise. Dream cafe premier album de Greg […]
Hardi représentant d’une école musicale abonnée à la poussière des chemins de traverse, Greg Brown poursuit sur Further in son méticuleux travail d’archiviste de la conscience américaine. De quoi faire de cet homme à la voix grave l’un des plus impressionnants auteurs de l’époque.
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En 1982, pochette surprise. Dream cafe premier album de Greg Brown distribué en France a des allures d’intrigante corne d’abondance. Savoureuse course de relais (tendance tortues) où John Lee Hooker passe le témoin à Dr John, qui le refile à Tony Joe White, Leonard Cohen faisant fonction d’arbitre et l’auditeur balançant entre béatitude et incrédulité. Renseignements pris, Greg Brown, chanteur protéiforme, en est déjà à son neuvième album. On se met illico en quête des précédents. Nourris par la campagne américaine radieuse celle des Ponts de Madison county plutôt que celle de Badlands , les premiers essais The Iowa waltz, In the dark with you sentent le travail appliqué d’un songwriter prolifique mais timoré, abritant sa voix derrière une pléthore d’instruments bavards (violon, mandoline, banjo et trompette), trop respectueux des traditions pour ne pas se contenter de les illustrer le jazz Nouvelle-Orléans guilleret de Mississippi junction. C’est en alignant les concerts en solo que Greg Brown s’émancipe de son orchestre étouffant, s’acoquine avec des gosses délurés (Bathtub blues, cocasse recueil de chansons enfantines), secoue la tutelle de ses mentors, après leur avoir offert Fishing with Bill, album de reprises en forme d’hommage à Willie Dixon, Hank Williams et Jagger/Richards. Alors, Greg Brown s’enfuit loin des interminables champs aux sillons rectilignes du Midwest pour affronter un héritage familial autrement tourmenté, se risquer au creux des vallées ténébreuses hantées par une population farouche : cette plongée dans les régions obscures fera de lui le plus impressionnant auteur contemporain de chansons américaines. « Mon père a grandi dans les monts Ozark, au sud du Missouri. Il appartenait à la dernière génération qui a mené une existence aventureuse, pour qui la chasse a été une façon de se nourrir plutôt qu’un sport, qui a conservé l’esprit d’indépendance des pionniers. Je viens d’une famille de hillbillies c’est ainsi qu’on nommait les familles blanches pauvres. Le terme n’est pas forcément péjoratif, il s’applique seulement à des gens assez sauvages, éduqués à la campagne, des gens auxquels il n’est pas conseillé de chercher noise. Mes oncles travaillaient dans une scierie, ils aimaient boire, se bagarrer, ils avaient régulièrement des accidents de voiture, ils s’attiraient sans arrêt des ennuis. J’éprouve une sorte de nostalgie pour ce genre de vie, que j’ai essayé d’évoquer sur mon album Down in there ; j’aurais aimé travailler à la scierie, me déchaîner avec mes oncles et chanter de la country le week-end (rires)… Au fin fond de la campagne, les gens s’entraidaient, les liens familiaux étaient forts. C’est un sujet qui revient souvent dans mes chansons : les valeurs traditionnelles sont de plus en plus remplacées par celles des grandes entreprises, on fonce dans une direction effrayante, la vie perd de sa saveur, l’Amérique est en train de se transformer en gigantesque shopping-mall. »
Quand Greg Brown, prodigieux conteur, anime ses personnages cabochards et indomptables Hillbilly girl, Billy from the hills , sa voix exceptionnelle sort enfin de ses retranchements, envoie valdinguer pulls et paletots, esquisse ses premiers pas de danse, éblouissants. A partir de Down in there (1990), la cause est entendue : lorsque le ciel est trop bas, c’est au soleil voilé de ce chant de miel et de gravier qu’on ira se réchauffer, c’est dans ces textes modestes et raffinés, d’une puissance évocatrice déconcertante, qu’on savourera les histoires que Raymond Carver, Russell Banks ou l’étonnante (et passablement effrayante) Dorothy Allison ont oublié d’écrire. Les sujets pollution (des esprits autant que des rivières), aléas de la vie amoureuse, soubresauts d’une nation qui bat de l’aile relèvent de l’antique tradition folk, mais sur ce terreau aride Greg Brown fait pousser un merveilleux jardin où s’épanouissent les émouvantes fleurs de la volupté coupable, du lyrisme inquiet. Orfèvre en raccourcis éloquents, il signe sur The Poet game, intimidant chef-d’œuvre la chanson la plus juste jamais écrite à propos de l’assassinat de John Kennedy, sans jamais mentionner l’événement lui-même : assis à l’arrière de la Dodge familiale (millésime 64), un gamin insouciant savoure les promesses enivrantes qu’exhalent les sièges tout neufs, et rêve d’un avenir idyllique mais le dernier couplet précise qu’on est en novembre 63, soit quelques jours avant la tragédie de Dallas. « D’une certaine façon, mes chansons sont politiques. J’essaie de ne pas dissocier ce qui est politique de ce qui est personnel, je crois que c’est étroitement imbriqué. Je ne me vois pas écrire un tract politique, déguiser des idées sociales en chansons, le résultat de ce genre d’entreprise est rarement concluant. Je ne pense pas que des idées politiquement correctes puissent servir d’alibi à de mauvaises chansons. Dans le cas de Brand new Dodge, je ne savais même pas que ça allait être une chanson politique : le texte est sorti tout seul, les images sont directement empruntées à ma vie. La mort de Kennedy m’a bouleversé. Je devais avoir 13 ans, je l’idéalisais. C’était le premier Président qui semblait s’intéresser à la musique, à la poésie, aux mêmes choses que moi. Je me souviens que j’avais envoyé un livre de poèmes à la Maison Blanche. Je l’avais imprimé moi-même, et en retour, j’ai reçu une lettre de remerciements de sa secrétaire. J’étais aux anges. Son assassinat fut un événement crucial. Dans les années suivantes, avec l’assassinat de son frère Bobby, de Martin Luther King, puis avec la guerre du Vietnam, le monde s’est assombri. C’est cette perte d’innocence qui est le sujet de la chanson. »
Observateur avisé mi-catastrophé mi-amusé des dérives de son pays, Greg Brown en savoure inlassablement les chansons, seule richesse accessible aux oubliés de la prospérité. Entre Bible et blues, de country en cantique, c’est à l’église et dans les disques que s’est faite son éducation. « Mon père était prêcheur, au Kansas puis dans l’Iowa. Pendant les services religieux, on entendait une musique fantastique. La musique des églises fondamentalistes a influencé tous les chanteurs du Sud. J’ai toujours aimé cette dichotomie dans la musique américaine : à l’église, les gars se tenaient à carreau, ils chantaient du gospel, mais ensuite ils se soûlaient et chantaient le blues. Il y a des liens étroits entre la religion et le sexe : quand les gens s’excitaient vraiment à l’église, ils avaient une façon éloquente de se trémousser, ils approchaient de l’extase. Quand j’ai entendu mon premier disque un Big Bill Broonzy acheté pour deux sous dans une braderie , je suis immédiatement tombé amoureux du country blues, de son rythme, du son de guitare, de l’émotion qu’il dégage. A la même époque, ma famille m’a enseigné de vieux airs de country. Mon grand-père jouait du banjo, ma grand-mère de l’orgue, mes oncles avaient tous une guitare, une mandoline ou un violon. Nous jouions du Hank Williams, du Jimmy Rodgers ou des chansons de la Carter Family. J’aimais également mettre en musique des poèmes de Yeats ou d’E. E. Cummings. Je passais le plus clair de mon temps à pêcher ou à chasser, mais quand je rentrais à la maison, je me plongeais dans mes livres et je jouais de la guitare. La question ne s’est jamais posée de savoir si j’étais un « wimp » (un intello binoclard) ou un « jock » (une grosse brute sportive). Le type qui m’aurait traité de « wimp » parce que j’aimais la poésie, je lui serais passé dessus lors du match de football suivant. »
Hâtivement catalogué chanteur à racines, et fuyant comme la peste pose et prétention on l’aurait vu taquiner sans façons le goujon, coiffé d’un immonde galure et affublé d’un T-shirt de Tina Turner , Greg le paysan est aussi un parolier d’une admirable malice, un satiriste à la verve caustique. Un récent album en public (The Live one) permet de découvrir un barde itinérant réussissant une incroyable synthèse d’Hank Williams et de Woody Allen, singeant avec un sens ballistique de la raillerie les tics de langage de l’intelligentsia nantie. Pareille maestria ne s’acquiert qu’au contact des meilleurs maîtres. « J’aime les humoristes comme Randy Newman. C’est un songwriter fascinant. Il arrive à combiner le vieux jazz et le blues de La Nouvelle-Orléans avec la musique de films à la sauce d’Hollywood, il marie admirablement tous ces éléments disparates. Et sa façon d’écrire est unique. Il a pratiquement inventé une nouvelle forme d’ironie. Quand il chante de façon ironique, il ne se moque pas forcément des personnages. Dans une chanson comme Rednecks, il se gausse de certains comportements racistes, mais il se moque autant de l’attitude des gens de gauche bien-pensants qui considèrent les paysans du Sud comme une bande de tarés ignorants. Son œuvre est passionnante, il réussit à dire des tas de choses avec un minimum de mots. Un autre ironiste que j’adore, c’est Lou Reed. Ce qu’il fait est bourré d’humour. Des chansons comme My red joystick ou Mama’s got a lover sont hilarantes et New York est un disque excitant, bourré d’ambiguïté. » Si les chansons entêtantes de The Poet game évoquaient avec une sidérante justesse la gourmandise du môme éternel face aux vitrines riches en promesses de la société d’abondance, Further in emprunte les sentiers tortueux de l’errance amoureuse. Epanchements élégiaques et commentaire social oblique s’y fondent en une étreinte chavirante Where is Maria , sublime , les guitares acoustiques mais pas sèches du tout taillées dans des bois odorants parfument les pérégrinations d’un coureur de guilledou vieillissant, d’un Casanova impénitent et penaud. Erotisme sobre (on s’émeut sur une vieille photo d’Anna Magnani en sous-vêtements plutôt que devant les reines du stupre dernier cri), chair de poule discrète plutôt qu’orgie de poules bien en chair. Rien de voyant ni de très spectaculaire, pas de saut à l’élastique ou de canyoning casse-cou : pourtant les disques faussement paisibles de Greg Brown recèlent des émerveillements familiers aux randonneurs de haute montagne. On croit avec chacun être parvenu à un sommet, mais déjà un autre se profile, plus noble et attirant encore. Gravis patiemment, à la force du mollet, ces albums en pente douce suscitent des vocations de gardien de refuge, tant leur beauté changeante la voix frémissante capture les moindres variations du climat, civique ou intime fait paraître dérisoire l’agitation tapageuse des vallées industrieuses. « Mon public, ce sont des gens qui aiment avoir dans leur ville un disquaire indépendant, ou une librairie à visage humain, plutôt qu’un mastodonte du genre Barnes & Noble. Et croyez-moi, cette Amérique-là fait de la résistance. »
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