Avec l’impossible Funcrusher plus, les New-Yorkais de Company Flow forçaient le hip-hop, ce nouveau notable, à retrouver au plus vite le sens de l’urgence et du risque. Une révolution aussi bien artistique que commerciale, le groupe ayant imposé ses règles biscornues à la musique comme à son industrie. Aussi vivifiant que déjà important. Engagé depuis […]
Avec l’impossible Funcrusher plus, les New-Yorkais de Company Flow forçaient le hip-hop, ce nouveau notable, à retrouver au plus vite le sens de l’urgence et du risque. Une révolution aussi bien artistique que commerciale, le groupe ayant imposé ses règles biscornues à la musique comme à son industrie. Aussi vivifiant que déjà important.
Engagé depuis peu sur la pente savonneuse du succès, gravement menacé de devenir le trio de MC’s le plus adulé de l’underground, Company Flow est le premier à rire de la médaille de « révolutionnaire » dont son album Funcrusher plus a hérité ces derniers mois. Maintenus dans l’ombre depuis des années, comme une poire pour la soif, El-P, Big-Juss et Mr Len ont le recul et la méfiance de ceux qui en ont vu d’autres. « Nous sommes dans le hip-hop depuis dix ans, mais nous faisons Company Flow, « ce truc nouveau », depuis cinq ans déjà. Notre premier single Juvenile technique remonte à 1993. Une bonne partie des morceaux de l’album a été composée en 1995 et a déjà été publiée en 1996 sur le maxi Funcrusher. Nous sommes donc un peu amusés, bien qu’honorés, d’être perçus comme « l’avant-garde pour l’an 2000 ». Nous ne sommes nouveaux que dans la mesure où les gens ne sont prêts qu’aujourd’hui à nous entendre. » Farouchement indépendants, au propre comme au figuré, l’album des New-Yorkais est l’un de ces télescopages toujours jouissifs entre une musique et les aspirations d’une époque en l’occurrence, les attentes de la nation hip-hop, désespérée par l’apparente stagnation du genre, exaspérée de voir chaque jour ses valeurs s’effriter et ses fondements bafoués. Une nation hip-hop en quête de nouveaux héros pour retrouver la foi : qui mieux que ces trois trublions pouvait être fondé à servir de modèle d’avenir ? A bien des égards, Company Flow n’a pas volé sa médaille de « révolutionnaire ». Depuis l’avènement du Wu-Tang Clan, personne n’avait tenté de bousculer aussi radicalement les conventions en vigueur du hip-hop, à la fois des points de vue artistique et économique. Le dessein de Company Flow est au moins aussi audacieux, et faute d’être aussi spectaculaire aucune ambition d' »invasion systématique« de la planète au programme , sa stratégie pourrait influencer le futur du hip-hop de façon plus profonde et bénéficier à une plus large descendance. Musicalement, le Wu-Tang Clan semblait, dès ses premiers brûlots, avoir repoussé les dernières frontières de la bizarrerie, de la noirceur et de la sous-production : au-delà, le risque était grand de devenir ouvertement inaudible. Company Flow a relevé le défi de franchir la barrière. Et ce n’est pas du tout inaudible, juste un peu difficile de prime abord.
Influencé par EPMD, Run DMC, Schooly D, Rakim et BDP, Company Flow tente de restituer la tonalité craspec des anciens bien loin du son facile et policé du moment mais de façon éminemment personnelle. Musiciens depuis l’enfance (batterie et saxophone pour le DJ Mr Len, basse pour Big-Juss et piano, saxophone et trompette pour El-P, fils de jazzman), ils revendiquent une approche différente, responsable en partie de leur originalité. C’est pourtant exclusivement sur les platines et les samplers qu’ils suent désormais, se livrant avec acharnement à de longues manipulations sonores. « Notre processus créatif est très étrange, nous pouvons travailler un beat sur plusieurs mois avant d’en changer au dernier moment. » Astreints au régime claustrophobe et schizophrène, sauvages et distordus, les morceaux foisonnent de détails expérimentaux textures étranges, arythmie, sitar, etc. entre lesquels les occasions sont rares d’entrevoir la lumière.
Les beats sont accidentés, coupe-gorge sur lesquels seuls des MC’s casse-cou tels que El-P et Big Juss pouvaient espérer rester en selle plus d’une minute à ce titre, The Fire in which your burn est un tour de force. Corrosifs, terriblement denses et nourris de lectures science-fiction, les textes donnent davantage dans la métaphore subtile à double tranchant que dans le récit limpide. Les commentaires sociopolitiques abondent (Population control raille d’un même souffle la société et la surpopulation de mauvais rappers), mais le sérieux est torpillé par l’humour noir, des rimes stupides (« I drop so much shit my anus needs an ice-pack » « Je raconte tellement de merdes que mon anus a besoin de glaçons ») et des souvenirs personnels (sur Lune TNS, Big-Juss raconte ses folles équipées de graffeur ; El-P évoque ses nuits d’épouvante et ses regrets coupables lorsque sa mère se faisait frapper par son beau-père alcoolique sur le bouleversant Last good sleep). Pour ces éveilleurs de conscience en mission, « un MC devrait toujours être à même de dispenser un peu de savoir, d’exprimer des opinions fortes, de donner à réfléchir et de poser des questions, même s’il n’a aucune solution à apporter ».
Nous mentirions en prétendant avoir tout compris à ce déluge de rimes souvent délivrées à une vélocité éclair : si Company Flow se défend d’être élitiste, il admet en revanche avoir conçu un album à plusieurs degrés de lecture et s’amuse d’un message casse-tête dont l’auditeur ne réunira parfois le puzzle que quelques mois plus tard, au prix d’un effort gratifiant. Confronté pour la première fois à un public (français) qui apprécie leur travail sans en comprendre un traître mot, le trio affiche sa perplexité, puis se ravise. « Notre façon d’enregistrer, de mixer et de produire est anticonventionnelle. C’est sans doute ce qui attire et intrigue ceux qui ne peuvent comprendre les paroles, analyse El-P. Nous avons bataillé ferme pour imposer nos manières de travailler. Au final, cette fermeté nous a servis car c’est ce qui nous distingue aujourd’hui de la masse. »
L’autre grande innovation de Company Flow est d’ordre économique. Sa devise, « Independent as fuck », n’est pas un vain mot. Où l’on en revient au Wu-Tang Clan et à leur incroyable OPA sur l’industrie du disque, qui semblait jusqu’ici insurpassable (pour mémoire, le parrain de la tribu, RZA, avait signé un contrat sans précédent chez Loud Records permettant aux huit MC’s du Clan de signer chez la concurrence pour leurs albums solo). Depuis, au mieux, les artistes pouvaient tenter de suivre leur exemple en forçant la main des majors IAM, en France, a bien retenu la leçon , au pire les petits nouveaux se heurtaient au verrouillage d’une industrie ayant juré de ne pas se faire couillonner deux fois. Company Flow fait mieux en ouvrant tout grand le pont-levis à un underground en effervescence, dont la nouvelle vague ne devrait pas tarder à déferler via une nuée de labels indépendants récemment constitués tels Fondl’em ou Fat Beats. « Il y a une excitation dans l’air à New York, une foule d’excellents groupes arrivent, comme Arsonists, Non Fiction, Juggaknots, Scientists Of Life… », assure Big-Juss.
Férocement échaudé par de précédentes expériences dans l’industrie « auprès de gens que nous considérions comme nos meilleurs amis » , le trio avait décidé dans un premier temps de ne compter que sur ses propres forces, comme le Wu-Tang avant lui, en économisant dollar après dollar pour sortir ses premiers maxis puis un mini-album sur sa propre structure chétive, Official Recordings. Face à l’intérêt de plusieurs labels pour ce travail, qui rencontra un écho inespéré dans l’underground, Company Flow élabora un plan en cinq points qu’il brandit à chaque entretien en vue d’une signature. « Nous étions déterminés à conserver notre autonomie et à n’accepter un contrat que dans nos propres termes, explique El-P. Notre philosophie était la suivante : nous faisons déjà du business, alors si vous voulez une part du gâteau, pliez-vous à nos exigences. Nous avons choisi Rawkus, une jeune structure, avec laquelle nous avons signé un contrat historique. Il stipule que nous touchons 50 % des profits, que nous restons propriétaires des masters, de l’édition et de tout le merchandising nous concernant. Nous conservons le contrôle créatif et nous avons toujours le dernier mot pour les décisions de business. Il n’y a aucune option pour des albums à venir et le pari est donc mutuel : au moindre accroc, les deux parties se serrent la main et se séparent. Notre grande fierté, c’est que Rawkus en a fait depuis son contrat-type. Nous avons donc le sentiment de contribuer à faire concrètement bouger les choses. »
Il faut connaître la situation de nombre de héros du hip-hop, à commencer par De La Soul ou Public Enemy, pieds et poings liés par des contrats iniques depuis des années, pour prendre la mesure de ce manifeste en faveur de l’autodétermination. Pour autant, Company Flow a vite perçu les limites de cette profession de foi, aussitôt récupérée. « Ces derniers mois, « Independent as fuck » est devenu le nouveau gimmick du rap, aussi malhonnête que les anciens « Keep it real » et « Represent », déplore El-P. A l’époque où nous avons lancé ce mot d’ordre, il ne faisait que résumer parfaitement notre situation tout en nous galvanisant. Mais il ne présumait en rien de la qualité de notre musique. Aujourd’hui, une foule de petits branleurs prennent le train en marche, sortent des disques merdiques et s’affichent « indépendants » sans avoir la moindre idée de ce que ça signifie. A l’issue de cette tournée, je ne prononcerai plus jamais ces foutus mots car ils ont été vidés de leur sens. »
L’ultime pied de nez de Company Flow réside dans la face pur lait qu’offre l’authentique gringo El-P ce qui étonne heureusement beaucoup moins chez nous qu’outre-Atlantique. « Un groupe multiracial ? Mais nous sommes tous noirs, ironise-t-il. Nous partageons le même esprit et surtout la même culture. Le hip-hop nous a façonnés et guidés depuis l’enfance, alors la différence de couleur de peau ne se voit que dans les yeux des autres. »
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