A New York, rencontre avec les fascinants Fun Lovin’ Criminals, trio inclassable et affranchi, sans modèles ni limites. Ou comment Huey, Steve et Fast ont commis Come find yourself, l’album le plus passionnant de ce début d’année : les mains dans les poches et un gros joint au bec.
Pour celui qui n’est pas aguerri aux plaisirs masochistes du New York hivernal, c’est un peu la fin du monde. Un vent diabolique s’engouffre entre les grands immeubles noirs, trop contents de former d’interminables corridors glacés où le soleil n’a plus droit de cité. En bas, au niveau de la rue, les bourrasques de neige dictent leur loi, forçant les rares passants à raser les murs. Trempés jusqu’aux os, ceux qui ne se sont pas encore réfugiés dans la chaleur fragile de leur intérieur tentent en vain d’accrocher l’un des quelques taxis jaunes restés en ville. Les cheveux au vent, ils ont les pieds perdus dans cette gadoue glacée qui emplit les caniveaux déglingués et annonce les gros rhumes de demain. Il est 4 h de l’après-midi et Manhattan est plongé dans une obscurité sinistre, sous un ciel qui marie le gris très foncé et quelques restes de coloration orange. C’est à la fois très beau et très moche.
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Sous l’ombre menaçante du Madison Square Garden, le moral du reporter plonge avec le mercure du thermomètre. Trois cafés et deux paires de chaussettes plus loin, un peu de bien-être, enfin. En cet après-midi de février, le bonheur a pris la forme d’une insignifiante plaque de plastique jaunâtre fixée dans l’entrée d’un immeuble austère. C’est là, au dernier étage du 424 West 33rd Street, que la société Major Music a élu domicile. Dans l’ascenseur qui mène au rendez-vous, ce sont toujours les mêmes questions : fallait-il vraiment bousculer le train-train promotionnel et venir ici, à New York, filer un groupe qui n’a pas encore sorti le moindre disque ? Et si les trois de Fun Lovin’ Criminals n’étaient pas à la hauteur de leur si prometteuse cassette, de ces chansons sans racines qu’on a dû écouter un bon milliard de fois depuis réception la semaine dernière ? Une fois atteint le quinzième étage de l’immeuble, il faut encore gravir quelques marches, puis faire bonne figure face à une caméra-cerbère. La lourde porte s’ouvre après quelques secondes, laissant apparaître l’entrée froide et nue de ce qui ressemble à un large atelier désaffecté. C’est Jonathan Block, le longiligne manager de Fun Lovin’ Criminals, qui reçoit les rares visiteurs. « J’ai mis deux ans à trouver un lieu vraiment cool pour y installer les bureaux de ma société. Ce que vous voyez ici est un exemple typique de ce que les Américains appelent un penthouse, c’est-à-dire une sorte de maison plantée sur le toit d’un immeuble. J’ai trouvé l’endroit si particulier que j’ai proposé à mes petits protégés d’y répéter chaque jour. Je suis persuadé que la vue sur New York est bénéfique pour leur musique. »
Les locaux de Major Music s’étalent sur un espace à filer un bourdon fatal à n’importe quel locataire parisien : à vue d’œil, 400 mètres carrés, dont la moitié sous baies vitrées. Le lieu est si fascinant que la mémoire de celui qui le découvre ne pourra s’empêcher d’en photographier chaque détail, répertoriant chaque espace, chaque volume à la manière d’un inspecteur de police préparant son rapport. Aux deux pièces immenses dévolues aux groupes l’une est actuellement le terrain de jeux de Fun Lovin’ Criminals, l’autre a servi de studio d’enregistrement à De La Soul et A Tribe Called Quest s’ajoutent quelques vastes bureaux plongés dans l’ennui. Sur les tables, quelques téléphones qui ne sonnent pas. Dans un coin, une vieille platine et une pile de 45t. Sur les murs, des affiches de films (De Niro, De Niro, mais aussi De Niro), des posters de Tricky, de Jasper & The Prodigal Sons et des tracts annonçant un concert prochain de G. Love & Special Sauce, autre poulain de l’écurie Major Music. « Ici, on a un petit faible pour les artistes qui ne se laissent pas enfermer dans un style musical hermétique. G. Love et Fun Lovin’ Criminals ont en commun ce goût de l’aventure. » Une fois digérées les dimensions outrancières du penthouse, l’œil ose enfin s’aventurer sur l’extérieur, se frayant un chemin à travers les vitres couvertes de neige. Ce que l’on voit alors est simplement affolant : une débauche de formes urbaines dont la beauté figée vous saute au visage, comme dans le générique du Manhattan de Woody Allen. Depuis la pièce où le groupe joue, le skyline new-yorkais est encore plus saisissant. L’Empire State Building d’un côté et les ponts métalliques qui enjambent l’Hudson River de l’autre délimitent le champ de vision à 360 degrés des trois musiciens au travail.
C’est Fast, le cerveau multi-instrumentiste de la bande, qui s’avance en premier, encore surpris de constater que sa musique a pu séduire de l’autre côté de l’Atlantique. Il a le pas lourd et la voix traînarde plus tard, on apprendra qu’il doit son pseudo railleur au débit outrageusement lent de sa voix. A ses côtés, le batteur Steve fait presque figure d’énervé, lui qui gère la pesante logistique de l’instant est-ce qu’il reste des bières dans le frigo ? et faut-il aller acheter un peu plus d’herbe pour finir la journée ? Un peu en retrait, Huey, la voix échinée de Fun Lovin’ Criminals, achève justement la préparation des pipes à eau. Ce travail terminé, il s’enfonce dans un profond sofa et se laisse cerner. Moitié petite frappe, moitié bon garçon, il porte un épais pull de laine flanqué d’un improbable logo « Vinyl rules » (les disques vinyles font la loi). La chemise sortie du pantalon, le regard brûlant et le cheveu en bataille, il est le type le plus admirablement débraillé, le plus impeccablement mal fagoté qu’il nous ait été donné de rencontrer. Il a la voix envoûtante d’un Harvey Keitel fatigué, avec cet accent gorgé de couleurs le noir des films de Scorsese, le rouge d’un Sud jamais loin du c’ur et le vert saillant d’origines irlandaises affichées avec l’orgueil le plus gaillard. « Je suis le bâtard parfait, celui qui n’entre dans aucune catégorie : ma mère est d’origine espagnole et mon père à moitié irlandais. J’ai toujours vécu à New York et je pense être un pur produit de cette ville. J’ai commencé à jouer de la guitare quand j’étais tout gamin je devais avoir 12 ou 13 ans. Malheureusement, j’ai vite laissé tomber la guitare pour le monde de la nuit, les bagarres et les petites arnaques, le trafic. J’ai commencé à fréquenter les durs de mon quartier. Je ne me suis remis à la musique que vers l’âge de 20 ans, après avoir sérieusement mûri. » Il tire sur sa pipe à eau, puis reprend. « Quand j’étais gamin, j’avais un pote qui s’appelait Peter. C’est lui qui a fait mon éducation musicale en me faisant découvrir Brian Eno, Phil Manzanera, Robert Fripp, Nico ou bien encore Roxy Music, ce genre de tordus. Pourtant, après toutes ces années, je suis avant tout un amoureux des chansons. Tout le côté répétitif du rap me fatigue. Même si j’aime la nouveauté et l’expérimentation, pour moi, rien ne remplace un bon refrain. » Quelques mètres plus loin, Steve et Fast acquiescent, confirmant cette passion commune pour l’écriture qui les fit se rencontrer, il y a quatre ans. A l’époque, les trois Pieds Nickelés travaillaient dans deux des plus grosses discothèques de la ville DJ’s, videurs ou garçons de vestiaire, selon les soirs. Le patron du Limelight leur permettra même de monter sur scène de temps en temps. « C’est comme ça que le groupe est né : juste pour rigoler, pour se prouver qu’on pouvait le faire. On jouait le samedi soir devant deux mille personnes, de l’improvisation totale. » Steve, Fast et Huey ne se quitteront plus : ils s’échangent des disques parmi lesquels les incroyables Tones On Tail échantillonnés depuis sur leur premier album , jouent tous les jours, fument tous les soirs. Leur association hétérogène « Au départ, nous n’avions pas grand-chose en commun » viendra se greffer sur l’héritage culturel déjà fortement métissé de Huey.
« J’ai grandi à Manhattan, dans le Lower East Side. C’est un quartier très populaire, exposé à un tas de cultures différentes. Enfant, je me souviens avoir entendu énormément de musique espagnole et de salsa. Je me souviens aussi des débuts du hip-hop et de concerts de rhythm’n’blues dans les cafés du quartier. J’étais un môme très libre et très ouvert. Je passais ma vie à traîner. D’une rue à l’autre, on pouvait changer totalement d’univers : à un endroit, les gens parlaient le russe ou le chinois, et 100 mètres plus loin, je me retrouvais en plein Soho, au milieu des rockers et des junkies. J’avais donc l’impression d’avoir accès à tout. Je fréquentais les musées j’ai une passion sans limites pour le Metropolitan , les bibliothèques, les librairies, les théâtres. Ça peut paraître évident, mais dans mon cas, c’est particulièrement fondé : un gamin est le produit de son environnement. Si j’avais grandi dans une famille de bourgeois de Martha’s Vineyard, je ne serais jamais devenu chanteur de ce groupe. Et d’une certaine manière, New York m’a sauvé la vie, car si j’avais grandi à Los Angeles, je n’aurais pas été capable de me raccrocher à la culture, aux livres, au cinéma. Je n’aurais jamais réussi à quitter le monde des gangs, je serais devenu raciste et violent… Aujourd’hui, nous habitons tous les trois à Brooklyn. A New York, je ne connais pas de quartier plus riche, plus métissé. A Brooklyn, impossible de vivre en reclus, coupé du monde. La terre entière est à ta porte. »
Quitte à céder aux évidences bon marché des images d’Epinal, la remarque s’impose : les hommes de Fun Lovin’ Criminals sont éminemment new-yorkais. Très Brooklyn dans leur façon d’être toujours cools, mais sans le moindre effort, comme par accident. Très New York dans cette capacité à afficher le masque de la tranquillité lorsque tout alentour n’est que fumée, cris, klaxons et folie urbaine ; dans cette faculté à se considérer « en marge », pas concernés par le quotidien dévorant. Trop détendus pour faire vraiment partie de ce monde, Huey, Steve et Fast semblent tout droit sortis d’un film. Un de ces petits chefs-d’ uvre noirs qui racontent l’Amérique sleasy sale, bancale, mal foutue des films d’Abel Ferrara, ou bien l’une de ces chroniques de rue à la légèreté trompeuse qui vont si bien à Joe Pesci,
De Niro ou Keitel. « Nous sommes tous les trois des mordus de cinéma, de Scorsese, de Cassavetes, de Tarantino Steve s’est même fait construire une sorte de cinéma dans son appartement. Nous sommes aussi les plus grands fans du monde de ce film belge, C’est arrivé près de chez vous. Nous rêvons de bosser avec les types qui ont écrit ce chef-d’ uvre. Quant à Robert De Niro, il est notre héros absolu. Ce type est la quintessence de l’étrangeté : le cinglé le plus séduisant du monde. »
En bons New-Yorkais pur jus, Fast et Steve n’ont encore jamais mis les pieds hors du territoire américain. Quant à Huey, le seul voyageur de la bande, il ne demande qu’à ressortir son vieux sac de toile. « Le soir, lorsque j’ai du mal à m’endormir, je fais défiler dans ma tête toutes les rues de Brooklyn que je connais. Pour chacune d’entre elles, je reconstitue la liste des magasins, des petits cafés, des restos. L’autre soir, j’ai réussi à reconstruire dans ma tête un bon tiers de Brooklyn, soit plus de deux cents rues dont certaines font plusieurs kilomètres. Lorsqu’on connaît son quartier avec une telle précision, il est grand temps d’aller voir ailleurs… En fait, j’ai énormément voyagé dans ma vie, mais pas forcément par choix. Alors aujourd’hui, j’ai envie de voir du pays, mais à ma façon, sans qu’on m’impose quoi que ce soit. » Plus tard, lorsque le nombre des heures passées ensemble aura délié les langues, le chanteur reviendra sur ses voyages imposés, sa pudeur au rancart. « Voilà : il faut que je te dise un truc. En fait, j’ai passé quelques années dans la marine américaine, enrôlé de force à la suite d’une connerie de jeunesse j’avais collé une balle dans le pied d’un mec, un règlement de comptes. Or, dans ce pays, un juge a la possibilité d’offrir le choix suivant à un condamné mineur : soit tu files au trou, soit tu pars dans la Navy. Evidemment, j’ai choisi l’option armée. Ça m’a permis de faire le tour du monde, mais pas en cabine de luxe sur le paquebot de La Croisière s’amuse. » Rire gêné, silence, puis reprise d’explications embarrassées.
« Je n’en ai jamais parlé à un journaliste et je préférerais ne pas avoir à le refaire à l’avenir mais pour que les choses soient claires, je préfère m’expliquer une bonne fois sur cette partie de ma vie : j’ai fait partie des commandos américains pendant la guerre du Golfe. J’étais au premier rang et je n’en ai pas perdu une miette, j’en ai même pris plein la figure. Depuis mon retour, je n’arrive pas à fermer l’œil de la nuit, c’est pour ça que je fume autant aujourd’hui. J’ai fait des conneries quand j’étais môme, mais maintenant, j’ai l’impression d’avoir payé ma dette. Désormais, je veux être peinard, jouer avec mes potes et faire le tour du monde à ma façon. »
Une heure et trois joints plus tard, le groupe se remet au travail, trop heureux de déballer sa tchatche instrumentale sous les yeux effarés du novice, tout aussi chamboulé par la vue new-yorkaise que par ce qu’il entend. L’équipement est simple mais amplement suffisant : un splendide piano électrique Rhodes, une volumineuse Gibson noire, modèle Chet Atkins, combinée à l’incontournable ampli à lampes des amoureux du son chaud, une batterie et un lecteur de bandes qui comble les fréquences basses et assure le tempo. Dans l’obscurité neigeuse, les plus belles chansons de l’album Come find yourself défilent tranquillement, les mains dans les poches. L’extraordinaire Scooby snacks dépasse d’une tête, avec son riff de guitare digne des Stones sixties, son phrasé de hip-hop roublard et son refrain pyromane. Noyé sous un nuage de fumée jaune, l’impeccable Huey prend des allures de vedette hollywoodienne, hésitant encore entre le Bogart de Casablanca et le De Niro de Taxi driver. Il souffle quelques mots, tire sur sa clope, assure deux ou trois entre-temps de guitare outrageusement cool sans même s’en rendre compte. Pourtant, trop canaille pour la pose, il ne tient jamais très longtemps son rôle mal assumé de beau ténébreux, lui préférant les improvisations complices et les envolées rigolardes avec ses deux copains. Ensemble, les trois Fun Lovin’ Criminals seront donc tout à la fois les Beastie Boys, Green Day et le groupe de bal qui sévit chaque samedi soir à quelques kilomètres de chez vous, enchaînant les styles comme pour mieux démontrer qu’ils s’en sont affranchis. « Nous sommes capables de nous glisser dans n’importe quelle peau, à la tête du client. S’il fallait jouer dans un hospice de vieillards, nous alignerions une heure de easy-listening, sans problème. Un groupe ne devrait jamais oublier qu’il est surtout payé pour divertir son public. »
En répétition comme sur disque, la musique de Fun Lovin’ Criminals sidère. Elle est simple, terriblement grisante, drôle et ardente, et offre un cadre magistral aux textes malins de l’autodidacte Huey. Pourtant, si l’on cédait au terrorisme de la classification, cette musique ne serait rien. Pas rap (trop de mélodies vocales, trop d’instruments acoustiques), pas rock (trop fiévreuse, trop dansante), pas folk (trop urbaine), pas blues (trop moderne). Et surtout pas racoleuse, elle qui fait figure d’ennemie déclarée de l’opportunisme : une musique aux dents courtes, vivant à la petite semaine, s’inspirant de tout et de rien et se trouvant par-là même magnifiquement armée pour faire le tour du monde. « Quand des copains me demandent comment je définis notre musique, je suis incapable de la leur expliquer : « Eh bien, nous sommes trois et nous faisons notre truc. Nous reprenons Burt Bacharach et samplons Lynyrd Skynyrd. Ce n’est pas du rock, et ce n’est pas du hip-hop : c’est Fun Lovin’ Criminals. » Et pour tout compliquer, nous sommes blancs. L’an dernier, les gens du label Tommy Boy voulaient nous signer. Mais lorsqu’ils ont appris que nous n’étions pas noirs, ils ont renoncé à nous proposer un contrat. »
Entre le sofa et la salle de répétitions, les heures glissent sans faire de bruit, selon un rituel que l’on devine bien rodé joint, Amstel, pipe à eau, Amstel, joint, et ainsi de suite, jusqu’à épuisement. Dehors, la neige a enfin cessé de tomber. Notre discussion coule paisiblement sur d’éventuels projets de collaboration, s’arrêtant soudainement sur un nom qui fait l’unanimité : l’admirable Portishead, héros lointains dont les trois New-Yorkais connaissent tous les disques, achetés consciencieusement et au prix fort à 15 dollars le maxi, en import. Huey s’emballe, fredonne quelques lignes approximatives de Glory box, puis ratifie l’incontournable résolution du jour : Portishead et Fun Lovin’ Criminals sont faits pour s’entendre. Même passion pour la matière sonore et le travail en trois dimensions texte, musique, image et même âme d’insubordonnés discrets, de révolutionnaires paisibles. Les verres s’entrechoquent pour sceller cette idée formidable pendant que le manager du groupe s’empresse de recopier le numéro de téléphone de Geoff Barlow qu’on s’est fait un plaisir de lui remettre. Dans quelques heures, il appellera Bristol, ce qui fait exulter Huey. « J’ai tellement envie de rencontrer des gens, de voir du pays la France, l’Angleterre, l’Irlande. Si ce projet de groupe n’avait pas abouti, j’avais pour idée de devenir pompier de New York. Je ne voyais pas comment je pouvais me rendre utile pour la société autrement qu’en en devenant un serviteur courageux. Mais maintenant, tout a changé : je crois que je me suis trouvé une belle mission dans la vie. »
Fun Lovin Criminals, Come find yourself (Chrysalis).
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