Dans « Music Sounds Better With You », l’ancien rédacteur en chef de « Snatch », Raphaël Malkin, retrace l’histoire de la French Touch en brossant les portraits de cinq personnages du milieu des musiques électroniques. Interview.
« Voilà un an que l’officier Philippe Cerboneschi traîne ses bottes sur le tarmac de l’aéroport de Balma, camp de base de la onzième division parachutiste de l’armée de terre installée dans les environs de Toulouse. » Les premières lignes sont à l’image des 284 pages : déroutantes. Car cette intro n’est pas celle d’une enquête sur l’ennui chez les militaires français, mais bien celle d’une histoire de la French touch, Music Sound Better With You, racontée dans un style typique du « nouveau journalisme »- concept forgé par Tom Wolfe pour désigner de longs formats journalistiques au style littéraire.
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De mars 1987 à janvier 2003, Raphaël Malkin, fondateur de la revue Snatch aujourd’hui disparue, et journaliste chez Society et Nova, colle aux corps de cinq personnages-clés du mouvement électronique français : le jeune Pedro Winter, qui n’a pas encore créé EdBanger Records et traine ses baskets dans le sillon de ses amis les Daft Punk, le journaliste David Blot, le dj Dimitri From Paris qui se fera connaître outre-Atlantique avec le drôle d’album Sacrebleu, l’organisateur de soirées (Respect, Xanadu…) Frédéric Agostini, et ce Philippe Cerboneschi, qui deviendra « Zdar » en endossant des habits de producteur et d’artiste (Mortobass puis Cassius).
Au fil des soirées et des envies, ce qui n’était au départ qu’une poignée de zinzins addicts aux raves, devient une scène solide composée de journalistes, de D.A, de DJ, d’artistes, de producteurs, qui s’exporte à l’international sous le nom de « French touch ». Mais plus qu’aux morceaux, c’est bien à cette génération de fêtards passionnés de samples, de house et de techno que Raphaêl Malkin rend hommage avec ce livre que l’on ne peut que vivement recommander.
Ton livre se veut historique mais le style d’écriture flirte ouvertement avec celui d’une fiction, d’un roman. Il n’y a par exemple aucune citation, aucun dialogue… Pourquoi ce choix ?
Raphaël Malkin- J’ai endossé un costume dans la méthode d’écriture. Je ne voulais pas d’un livre analytique, examinatoire. Je souhaitais mettre les choses en scène et me distancier vis-à-vis d’une forme froide, rigide. J’ai donc pris pour référence des mecs comme Tom Wolfe, des auteurs de la non-fiction, du nouveau journalisme. Je me suis toujours retrouvé, même en tant que lecteur, dans ce qui est autant informatif que divertissant. Je voulais donc raconter la French touch comme si elle n’avait jamais existé. Pour autant, je me suis fixé des bornes et j’ai beaucoup fait relire mon texte aux personnes concernées. ça me permettait de garder une espèce de boussole, de ne pas trop m’écarter de la vérité, sachant que j’interprétais pas mal de faits qu’on me rapportait.
Quelle a été ta méthode de travail ?
J’ai commencé en juillet 2014 à préparer l’article pour Snatch, qui est paru en novembre au moment de la sortie du film Eden. C’est à sa suite que j’ai décidé d’écrire un livre. J’ai alors interviewé deux fois par mois pendant huit à neuf mois les cinq mecs qui sont les héros du bouquin pour avoir une matière importante. J’ai également interviewé une ou deux fois chacun une galerie de personnages annexes afin de compléter les souvenirs des premiers, d’avoir plus de contexte, de détails.
Tu n’avais pas peur d’être trop en empathie avec tes personnages ?
C’est le risque. Surtout que ma démarche était quasiment psychanalytique. Je leur ai demandé dès le départ de tout me balancer, jusqu’à la couleur de leur draps quand ils avaient 20 ans. ça a été dur. Il y a eu trois-quatre interviews de rodage, où les mecs essayaient de comprendre l’exercice, et de se laisser aller. J’ai beaucoup d’empathie car ce sont des mecs que j’admire, dont j’apprécie l’oeuvre. Mon livre est aussi un moyen de leur rendre hommage. Après, je ne me suis pas auto-censuré. J’ai abordé des zones d’ombre, j’ai tenté de réinterpréter la matière qu’on m’apportait. Dans ce genre d’exercice, tu réinterprètes et tu t’écartes donc forcément par moments de la réalité qu’on te transmet. Il y avait de petits écarts entre ce qu’ils me disaient et ce que j’écrivais. Mais je leur faisais relire régulièrement pour me raccrocher à la réalité.
Pourquoi avoir choisi ces cinq mecs là ?
Je voulais des gens différents, certains connus comme Philippe Zdar et Pedro Winter, d’autres moins comme David Blot, Frédéric Agostini, et Dimitri (from Paris). Je voulais qu’ils aient des activités différentes : un journaliste, un promoteur, un manageur, un producteur…pour avoir des points de vue différents.
Et les femmes dans tout ça ? Elles sont quasiment absentes du livre…
J’en voulais ! J’ai tenté Maya Masseboeuf, qui s’occupait des musiques électroniques chez Virgin et a donc signé les Daft Punk. On a fait plusieurs rendez-vous, mais elle n’était pas à l’aise avec l’exercice. Je me suis aussi intéressé à Aline, une fille qui faisait des compilations. Mais de même, au bout de trois-quatre interviews, elle ne parvenait pas à faire sortir les choses… Pour moi c’était les deux seules qui valaient le coup. Il devait y avoir Ivan Smagghe [journaliste et dj français, ndlr] également, mais il m’a carrément planté quand j’étais à Londres.
C’était donc un milieu essentiellement masculin ?
Les têtes d’affiche oui. Mais plein de filles fréquentaient ce milieu : des journalistes, comme Aurore LeBlanc. D’autres comme la femme d’Ivan Smagghe, Aurore Daerden, une fille pleine de couleurs; Roussia, une dj hyper reconnue qui sévissait surtout dans les raves sur les péniches… Il y avait peut-être plus de mecs, mais il y avait quand même une frange féminine.
Tu arrêtes l’histoire en 2003 et fait part, dans l’épilogue, du sentiment de désillusion qui envahit alors la capitale, c’était si triste que ça?
ça ne s’est pas arrêté de vivre en 2003, mais le circuit a rapetissé. Il s’élargit à nouveau depuis trois ans. Je ne pense pas que Paris se soit déjà arrêtée de vivre. Mais la fête n’a plus été la même. Il y a dix ans le Pulp est devenu glauque. C’était sombre, dégueu, lubrique. Tu sentais que les gens avaient soit envie de danser soit de se mettre sur la gueule…
Vois-tu actuellement des héritiers de la French touch ?
La French touch a créé une rampe de lancement pour tous les gens qui ont voulu faire de la musique électronique à partir de ce moment là, sauf que musicalement tu ne retrouves quasiment pas de choses de la French touch dans ce qui se fait aujourd’hui. Les dj s’inspirent de tout et de n’importe quoi, pour le pire et pour le meilleur. Alors qu’à cette époque-là, il y avait une vraie manière de faire française.
Peut-on comparer les soirées Respect, organisées par David Blot, Fred Agostini et Jérome Viger-Kohler en 1996 au Queen, sur les Champs-Elysées, et qui s’exporteront à New York, aux soirées Concrete ?
Non je ne crois pas que ça se ressemble. Il y avait quelque chose de pop, d’hyper niché et branché dans les soirées Respect. Un truc affilié au monde arty, au monde des producteurs, des DA, que tu ne retrouves pas dans les soirées Concrete, qui sont plus larges, plus anonymes. A l’époque, c’était vraiment les soirées Respect et personne d’autres. Aujourd’hui, tout est profusion.
Comment expliques-tu le succès de la French Touch ?
Il y avait une manière de faire de la musique hyper inédite, de mêler le groove, le funk avec une espèce de filtre qui ne se faisait pas avant dans la musique électronique, avec une façon de sampler très particulière. Et personne ne s’attendait à ce que ça soit des Français qui fassent ça. On était juste des ploucs à l’époque. Tout ça était, aussi, porté par une iconographie inédite. Une grande importance était attachée aux visuels. Et, enfin, il y avait une certaine manière de faire la fête, portée par les soirées Respect et leur univers pop, coloré, bien plus enthousiasmant que ce qui se faisait en Angleterre, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne ou encore aux Etats-Unis…
Tu mentionnes David Guetta à plusieurs reprises, as-tu envisagé à un moment de le prendre comme personnage principal ?
J’y ai effectivement pensé mais ça aurait été trop compliqué car c’est quelqu’un de trop rompu à l’exercice médiatique pour se laisser aller à ce genre de trucs. C’est pourtant lui la courroie de transmission, qui a permis à la French touch d’exploser. Encore aujorud’hui, Pedro et les autres lui accordent le mérite qui lui revient. Ils n’ont aucun problème à dire qu’il fait de la merde depuis dix piges, mais aucun soucis non plus à reconnaitre qu’heureusement qu’il était là il y en a 20. [A 1:09 ndlr]
Et les Daft Punk ?
J’avais un vieux mail de Guy-Manuel [de Homem-Christo, un des deux membres, ndlr]. J’ai aussi contacté Paul Hahn, qui gère un peu Daft Arts, et qui m’a répondu qu’ils appréciaient l’idée mais qu’ils ne voulaient pas y participer. J’avoue que ça m’importait peu car je voulais de toute façon voir ce qu’il y avait derrière les casques… ce qui aurait été très compliqué !
Tu fais plusieurs fois référence à la vie politique française, de façon surprenante. Pourquoi ?
C’était un moyen de donner du contexte, des marqueurs de temps au lecteur. En rappelant qu’il n’y avait pas que la French touch à ce moment-là, je cherchais aussi à souligner le fait que ces personnages vivaient dans une bulle, dans des clubs, des studios, sans aucune conscience politique. C’est une façon de marquer la distance qu’ils avaient par rapport à leur société, à la différence par exemple de rappeurs de la même génération qui eux s’affiliaient à leur temps.
On a quand même l’impression que ce mouvement est très blanc-bourgeois non?
C’est l’histoire d’une classe moyenne blanche, pas forcément des beaux quartiers même s’il y a des fils de familles très aisées comme les Daft Punk. David Blot est fils de prof, Zdar a vécu seul avec sa mère qui tenait un hôtel à Val d’Isère mais ne roulait pas non plus sur l’or. C’est donc une classe moyenne blanche qui n’avait rien pour s’engager dans une autre direction que celle de la musique électronique. Ils n’avaient par exemple pas forcément le contexte pour s’approprier le rap. Ce sont des clichés mais ça ne leur porte pas préjudice je trouve. Du moment que ça nous fait danser ! On ne leur demande pas de s’affilier à un territoire…
Il y a cette fameuse histoire de la dernière rave Xanadu, organisée en 1995 par Frédéric Agostini au château de Vaux-Le-Pénil près de Melun, et avortée avec l’arrivée des policiers. Tu décris l’événement comme un truc d’anar’ tout en racontant qu’Agostini se barre avec les poches débordantes de billets. La French touch aurait-elle été à l’image de cette anecdote, hyper paradoxale ?
Cette histoire tient surtout au personnage, qui est autant d’extrême-gauche que d’extrême droite. A 45 ans, il ressemble toujours à une espèce de caillera gouailleuse, prête à niquer le système mas qui en même temps adore les petits fours, le fric, le champagne. C’est d’ailleurs ce qui le rend si attachant… C’est tout Fred qui est résumé dans cette scène en somme.
Si tu ne devais retenir qu’un album de la French touch ?
Le Pansoul de Motorbass, un album extraordinairement en avance sur son temps. Il sort à l’hiver 95 mais est en fait un resucée d’EP sortis entre 93 et 95. C‘est la fusion chaude de la musique black de la fin des années 70-début des années 80 et d’un truc hyper futuriste, très techno, très emballant du début des années 90. Tu peux secouer la tête de manière très frénétique et bouger du bassin de manière très lascive. Cet album n’a jamais été réédité et a donc complètement disparu. Il est juste disponible sur Youtube.
Pour moi, il est représentatif de ce qu’est la French touch, peut-être plus qu’Homework. Il condense même tout deux ans avant Homework.
Comment expliquer dès lors qu’il n’ait pas plus marché ?
Parce que la French touch n’était pas encore installée, parce que Motorbass ne bénéficiait pas du même buzz que Daft Punk, parce que les mecs n’avaient pas de labels, parce qu’ils se sont rapidement scindés et n’ont pas pu porter leur oeuvre et leur mémoire.
Et ton album préféré des Daft Punk ?
Je dirais Discovery car c’est le plus pop. Personne ne s’attendait à ça au moment où la French touch commençait à péricliter. Discovery a fait exploser les carcans avec un truc futuriste mais en même temps bourré de clins d’oeil rétro, avec une iconographie plus pétaradante qu’avant aussi. Mais je ne suis pas un fan de musiques électroniques à la base, j’écoute plus de rap. Je suis venu au sujet par l’humain. Je voulais raconter l’histoire d’une génération. il se trouve que c’est celle qui a le plus porté sa voix dans le monde.
http://www.youtube.com/watch?v=1hVFTUFSdIs
Comment expliques-tu le succès des Daft Punk ?
Ils étaient beaucoup plus talentueux que les autres, et assez malins pour suffisamment se mettre en avant. Ils avaient un plan de carrière dès le départ. Pour moi leur succès répond à une certaine logique. Il ne doit rien au hasard, ni à un coup de pouce de je ne sais qui.
Tu parles des super soirées sous drogues de certains de tes personnages, as-tu hésité à intégrer ces passages ?
Non, ça s’est imposé. Les mecs ne s’en sont jamais caché. Il fallait juste trouver le bon ton, ni en faire trop ni pas assez, trouver une bonne manière de le décrire… Sachant que je ne me drogue pas, je n’avais pas les sensations. La personne que j’interviewais devait donc tout me décrire, dans les moindres détails…
A ton avis, on se marrait aux fêtes de la French touch sans drogues ?
Pedro, comme Dimitri, ne se droguaient pas ! Et ça ne les a pas empêchés de passer de bonnes soirées… Pendant que d’autres se défonçaient la tronche, bien entendu. (rires).
Pour aller plus loin :
– Music Sounds Better With You de Raphaël Malkin (éd. Le Mot et le reste, 2015)
– Daft Punk Unchained, documentaire de Hervé Martin-Delpierre retraçant l’explosion du duo casqué.
– Eden, film de Mia Hansen-Love, avec Félix de Givry, Pauline Etienne, Vincent Lacoste, Greta Gerwig, Laura Smet… (2014). Lire notre critique.
– Cinq morceaux-clés :
Motorbass, Wan Dance
http://www.youtube.com/watch?v=bSIeHJva1Tc&list=PLJjicX8cVVQ-64AS5lwZXqvz1-82W7dbk&index=6
Cassius, 99 Remix
https://www.youtube.com/watch?v=LAgFF9dZJJY
Daft Punk, Da Funk
Dimitri From Paris, Sacré Français!
Etienne de Crécy, Prix choc
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