La France part la semaine prochaine à la conquête de l’Asie à l’occasion de l’ambitieux French Miracle Tour : l’occasion pour nous de poser quelques questions sur la situation en Chine à Helen Feng, grande animatrice de la scène underground locale.
Un pays d’un milliard et demi d’habitants, une classe moyenne qui ne cesse de croître, de s’enrichir, de s’occidentaliser, une nation dont les jeunes rejetons (re)découvrent les joies du rock et s’inventent une scène underground malgré un contrôle étatique encore présent : la Chine, ses complexités et ses contradictions quotidiennes sont une terre passionnante, car en perpétuel mouvement, pour la musique actuelle comme pour celle de demain.
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Marché immense à conquérir, la Chine est également une nation qui a soif de découverte, d’innovation et d’avenir. Cet Empire du Milieu qui n’en finit plus de s’ouvrir peut certes être un épicentre du succès asiatique pour la musique française, mais il est également et sans doute surtout le lieu potentiel d’échanges culturels et d’hybridations dont chacun des partenaires pourra s’enrichir : c’est tout l’objet du French Miracle Tour, ambitieux projet organisé par la structure rennaise I Love Creative Music avec notamment l’appui des Instituts Français de Paris, Pékin, Séoul, Honk Kong et Singapour ou de la SACEM.
Le French Miracle Tour envoie ainsi dès la semaine prochaine Juveniles, Manceau, Yuksek et Clarens à la conquête de l’Asie, et notamment de la Chine. Les groupes pourront échanger avec des artistes locaux lors d’ateliers croisés, et se produiront dans une dizaine de villes lors d’événements internationaux majeurs tels le Strawberry Festival à Shanghai ou le Sound of the Xity à Pékin, sorte de South by South West chinois.
Le bel événement a été l’occasion pour nous de poser quelques questions à Helen Feng, tête pensante de Nova Heart, sur ce qui se déroule en ce moment en Chine. Surnommée la Blondie chinoise, élevée aux Etats-Unis mais installée depuis 2002 à Pékin, récente invitée des Transmusicales de Rennes, Helen Feng est grande connaisseuse et animatrice de la scène underground et des complexités ou contradictions politiques du pays.
Elle sera partie prenante du French Miracle Tour avec une rencontre et une collaboration prévues avec Juveniles, en cours d’écriture de son deuxième album et qui, comme Manceau notamment, est l’un des plus beaux espoirs de voir la France briller là où le soleil se lève.
ENTRETIEN
Comment gères-tu ta double identité, tu as une éducation en partie occidentale, mais tu vis en Chine ?
Helen Feng : Je suis née à Pékin mais mes parents ont déménagé aux Etats-Unis. Quand on père a eu sa green card, les voyages sont devenus plus simples, et nous venions rendre visite à ma famille chaque année pendant mon adolescence. Je me suis définitivement réinstallée ici en 2002. La langue dans laquelle je suis la plus à l’aise est l’anglais. Je parle évidemment couramment le chinois, mais je l’écris avec beaucoup plus de difficulté. Je ne sais plus quel écrivain l’a écrit, mais quelqu’un a un jour dit « A chaque fois que tu acquiers un nouveau langage, tu acquiers une nouvelle âme ». Et je pense que c’est mon cas. Mon esprit peut faire des allers-retours entre les deux cultures, deux cultures différentes, je peux avoir deux perspectives différentes.
Qu’en est-il des groupes indés, underground en Chine ? Quel est leur rapport à l’occident et à sa culture ?
L’histoire est très compliquée. L’idée même du rock est née en occident, mais elle a séduit beaucoup de Chinois quand le pays s’est un peu ouvert à l’Ouest. Il y avait un esprit de marge, c’était très différent de la culture mainstream dans laquelle le pays baignait. L’esprit de rébellion du rock a également été très important ici, notamment dans les années 80 et 90. Il y avait un label, nommé Rock Records, qui signait beaucoup des vieilles icônes de la musique chinoise. Cui Jian, par exemple, est considéré comme le Dieu du rock chinois mais avant de le devenir, il était une icône pop : il vient d’un milieu plutôt traditionnel, il avait fait le conservatoire, comme son père. Cette mutation de Cui Jian et le succès qu’il a eu ont poussé cette énergie rock, venue d’occident, à se disséminer assez rapidement dans les années 80 et 90 chez d’autres artistes. Il y a alors eu une vague de vraies rock stars chinoises, qui jouaient dans les stades, devant des milliers de personnes.
Et cet esprit de rébellion a eu un impact sur la société chinoise, malgré le contrôle gouvernemental ?
Oui. La musique que jouait depuis quelques années ces grandes rock stars, avec l’esprit de rébellion qu’elle insinuait, a beaucoup influencé les étudiants qui ont pris part aux événements de la Place Tian’anmen au printemps 1989 –Rien en mon nom de Cui Jian est devenue leur hymne. La culture en Chine, en particulier depuis Mao, avait toujours été considérée par le Parti Communiste comme la plus grande des menaces, comme un espace de sédition. Et après Tian’anmen, cette idée s’est évidemment réinstallée dans l’esprit du gouvernement. Il s’est alors mis en place une politique très organisée pour éliminer le rock et le remplacer par de la pop music, par quelque chose sans aucun fond politique. Au même moment déferlait une grande vague de pop venue d’autres pays d’Asie, Taïwan, Honk Kong, la Corée, le Japon ou Singapour par exemple : le gouvernement, qui sentait que la jeunesse chinoise n’était pas du tout attirée par une quelconque forme de musique purement nationaliste, a tout fait pour promouvoir cette pop mielleuse et sans vrai message, à la place d’un rock qui, lui, était désormais considéré comme une potentielle source de rébellion.
Comment, alors, cet esprit d’indépendance, de rébellion, de subversion est-il revenu dans la musique Chinoise ?
Je ne pense pas qu’il ait été totalement éradiqué, et je ne parlerais pas de subversion. Ceux qui continuaient à porter un message via leur musique ne s’en prenaient pas directement au gouvernement ou au Parti Communiste : ils parlaient de leur insatisfaction personnelle, des choses qui socialement n’allaient pas, du matérialisme galopant, de l’esprit de contrôle, de la pauvreté. Evidemment, toute critique de ta société peut être comprise comme une critique de ton gouvernement. Après tout, c’est lui qui dirige les choses, il est le capitaine du bateau et si le bateau prend l’eau, ou s’il ne prend pas la bonne direction, on peut le pointer du doigt comme responsable de ce qui se passe. Mais les choses sont beaucoup plus complexes que l’image que le reste du monde peut s’en faire. Il est habituel de voir la Chine comme un monolithe gigantesque, un pays homogène d’un milliard et demi d’individus que ne dirigerait qu’une seule tête. C’est faux. Et si le rock’n’roll a pu revenir, c’est justement parce que la Chine n’est pas une société homogène gouvernée par un parti homogène. Les problèmes ont continué à exister, donc le rock’n’roll aussi. D’abord plutôt en marge, de manière un peu endormie. Puis de manière plus visible, voire officielle : beaucoup des artistes qui ont émergé dans les années 80 ont recommencé à faire de grands concerts ou des grands festivals, certains même financés par les autorités. C’est le cas de Cui Jian par exemple.
Pourquoi les autorités soutenaient-elles ces concerts, si les artistes peuvent être critiques envers elles ?
Les choses sont tellement complexes en Chine qu’il est impossible de les expliquer clairement et simplement ; je pourrais parler spécifiquement de chaque problématique précise, mais dresser un tableau global de la situation est impossible. Les autorités ne sont pas, encore une fois, monolithiques : le parti est unique, mais il existe beaucoup de courants au sein du Parti Communiste, des courants qui n’ont pas les mêmes visions des problèmes et de leurs solutions. Il y a un courant très conservateur, qui aimerait revenir à une Chine purement socialiste. Un autre plus systémique qui pousse pour les bouleversements économiques et financiers du pays. Et un dernier qui est idéologiquement plus libéral, qui tend vers une certaine ouverture, tant culturelle que politique. Les trois courants se battent, en interne, pour leurs idées : les choses ne sont pas figées.
Ce qui laisse peut-être une certaine marge de manœuvre pour la scène underground ?
Il faut savoir que la Chine est loin d’être aussi contrôlée que les gens, notamment en occident, peuvent le penser. Mais les choses changent. Je vis ici depuis une douzaine d’année et j’ai l’impression que les choses se sont de nouveau resserrées depuis 2 ans, après une période un peu plus libérale. Quand je suis revenu vivre en Chine, j’ai découvert un pays incroyablement libre, où les choses me semblaient assez faciles : il existait alors un certain chaos, et c’est au sein de ce chaos que l’on pouvait essayer de faire ce qu’on voulait. Mais ce chaos est en train d’être réorganisé, les choses sont « nettoyées », des règles sont imposées, dans la société comme dans l’art. D’un côté, les autorités essaient d’investir dans l’art, d’un autre elles essaient de le contrôler d’un peu plus près : la période est assez confuse pour les artistes, et c’est quelque chose que nous avons en permanence à l’esprit. Il existe des règles, parfois strictes, imposées par le gouvernement et nous devons faire avec, ou parfois sans : nous faisons ce que nous faisons mais nous savons que quelque chose peut, à tout moment, venir nous mettre des bâtons dans les roues ou, au contraire, venir nous aider. Il faut s’adapter à tout ça, en permanence. Ne se concentrer que sur ce que nous faisons, être aussi bon que possible, le reste n’est pas en notre contrôle.
Cette incertitude permanente est-elle positive ou négative sur un plan créatif, pour les artistes chinois émergents ?
Je pense qu’elle est une nourriture infinie. Et, avec les changements rapides de la société chinoise ou les tensions qu’il existe encore, ce sont ces incertitudes qui font qu’il peut se passer ici, et notamment à Pékin, tant de choses intéressantes. Je voyage beaucoup, je discute avec beaucoup d’artistes. Il y a une raison qui explique la vitalité de Berlin dans les années 90, une raison qui explique pourquoi New-York a été si remuante dans les années 60, 70 ou 80. C’est parce que les idéologies changeaient mais aussi et surtout parce qu’elles entraient, dans leurs sociétés respectives, en conflit avec d’autres idéologies. C’est quand ces mouvements sociétaux se stabilisent que les choses deviennent ennuyeuses. Est-ce que Paris serait une ville aussi passionnante sans son immigration, sans les mélanges qu’elle provoque ? Pékin est encore comme ça, elle ne cesse de remuer. Elle est dans un chaos permanent, il y règne une bataille permanente entre les idéologies, chaque jour de nouveaux dogmes se créent, mais ces dogmes du jour ne seront peut-être pas ceux de demain. Culturellement, ces conflits sont une influence sans fin pour les artistes. Les écrivains, en Chine, sont particulièrement passionnants en ce moment : ils ont énormément de matière pour écrire.
Comment ces conflits se reflètent-ils sur la scène underground chinoise ?
Dans mon cas particulier, avec Nova Heart, je crois que c’est l’idée de trouver un point de vue sur toutes ces choses et d’en inventer le son. Mais je le fais pour moi : j’ai d’une certaine manière abandonné l’idée de le faire pour les autres. La musique est une industrie mais, même si les choses changent ces dernières années, la Chine est encore un peu à part. A cause du piratage notamment, un énorme problème ici, également parce que les labels nationaux ne sont pas encore très organisés, parce que les labels internationaux ne se sont pas encore beaucoup intéressés à la question. Egalement parce que la Chine a longtemps vécu dans une bulle culturelle communiste, avec un système éducatif qui a longtemps poussé vers un conformisme d’esprit. C’est problématique, mais c’est le contournement de tout ceci qui permet de trouver sa propre identité.
Dans un monde globalisé, quelle place reste-t-il pour une identité spécifiquement chinoise ?
Je travaille souvent avec des groupes étrangers avec mon label : quand j’invite un groupe brésilien, je sais que c’est un groupe brésilien, il a un son qui est souvent culturellement, historiquement très marqué. C’est très différent pour la Chine parce que sa culture traditionnelle a été, à un moment de son histoire, par volonté politique et lors de la Révolution Culturelle, purement et simplement effacée. La tendance s’inverse : la Chine est en train sur ce point de revenir en arrière. Beaucoup voient cela comme du nationalisme culturel mais ce n’est pas le cas : il s’agit simplement d’essayer de retrouver des racines qui ont été arrachées. Le marché de la culture en Chine, notamment le marché littéraire, est en ce moment dominé par ça. Les gens achètent des livres pour comprendre ce qu’est le bouddhisme, qu’est ce que le holisme, ils gens cherchent à nouveau à comprendre quel est la colonne vertébrale de notre pays, de notre peuple, de notre culture : ils cherchent à renouer avec ce qui a fait leur histoire. Ma grand-mère était une bonne communiste, membre du Parti. Mais sa mère, qui avait des liens directs avec la Dynastie Qing, était encore très attachée à son « ancienne » culture. Elle possédait énormément de peintures, de livres, de recueils de poésie traditionnels et elle a refusé de s’en séparer, alors qu’on lui en intimait l’ordre. Elle avait tout stocké dans un petit appentis mais tout a été brûlé, littéralement brûlé, chaque objet, lors de la Révolution Culturelle. Par des adolescents, car ce sont eux qui formaient l’avant-garde de ce grand effacement. Cet effacement constitue un vide que la Chine d’aujourd’hui essaie de combler. Parfois de manière paradoxale : ma cousine étudie la culture chinoise traditionnelle, mais elle le fait à l’Université de Chicago car l’enseignement y est plus riche que dans les établissements chinois. Le meilleur endroit pour apprendre sur ce qui est peut-être le pinacle de l’histoire chinoise, la Dynastie Tang, est le Japon et non la Chine, car le Japon considère que cette ère est constitutive de leur culture, et ils ont fait un travail remarquable pour la préserver et l’explorer. Mais les Chinois qui partent à l’étranger étudier la culture de leur propre pays reviennent souvent ici, et rapportent leur savoir avec eux : ça aide, petit à petit, à reconstituer les choses. La globalisation est donc, paradoxalement, absolument nécessaire à la reconstruction d’une identité chinoise propre : sans elle, sans ce qui a été préservé à l’étranger, tout aurait disparu.
C’est également vrai pour la musique ?
Oui, totalement. Le monde entier pense que la Chine ne sait que copier. Mais le monde ne réalise pas qu’il a fallu beaucoup reconstruire. Et, surtout, que la première étape de l’apprentissage est l’imitation : le reste ne peut venir qu’après. Après l’imitation vient l’innovation et je crois que, musicalement, nous en sommes là. Au tout début de ce second stade. La lutte contre la pauvreté et la naissance d’une grande classe moyenne aide aussi un peu cette relative indépendance : jusqu’à il y a peu, il était impossible pour beaucoup de mes amis musiciens de vivre de leur art, donc encore plus difficile d’en vivre en innovant, à la marge. Les gens de ma génération, dans la scène underground, peuvent désormais relativement bien gagner leur vie. Ils gagnent souvent leur vie avec une musique plutôt « classique », avec quelque chose que le grand public attend, ce qui est problématique sur un plan créatif. Mais gagner un peu de sous de cette manière permet à quelques uns d’expérimenter, de chercher la nouveauté dans des projets parallèles, souterrains, parfois un peu cachés. Et c’est dans cette marge que la Chine moderne innove le plus, même si ce n’est pas encore forcément visible de l’extérieur.
Quel écho ont ces groupes plus expérimentaux dans le public chinois actuel ?
Il est de plus en plus intéressé. Notamment parce que le public chinois est de plus en plus large, et qu’il croît de manière très rapide. Quand j’ai commencé à jouer en Chine, vers 2004, le public des concerts des groupes indépendants était, en général, les autres groupes qui jouaient à l’affiche. Il n’y avait pas vraiment d’autre public. On se réunissait en collectif, on créait des événements avec 60 ou 70 groupes à l’affiche sur une nuit, on tirait au sort l’ordre de passage et on obligeait tout le monde à être présent à 9 heures pile : si tu avais de la chance, tu jouais dans les premiers et tu étais certain de te produire devant une salle comble. Mais une salle comble d’autres musiciens… (rires)
Un bon moyen d’échanger les idées, de créer des scènes…
Oui. Nous étions encore dans l’âge de la pauvreté mais, comme nous étions tous pauvres, il n’y avait aucune honte à l’être et tout tenait à la qualité de ce que l’on faisait. C’est vers 2008, à peu près au moment des Jeux Olympiques, que les choses ont commencé à changer, pas forcément en bien. Le gouvernement s’est mis à être un peu plus permissif et de l’argent a commencé à irriguer le monde des arts et du rock, notamment via le mécénat, les sponsors, voire les autorités locales. L’industrie du rock a explosé à nouveau. Il y a eu l’essor initial, le sommeil après les événements de Tian’Amnen puis, de 2008 à 2012, ce que je considère être une ère de « middle class mediocrity ». Comme je l’expliquais, les groupes ont commencé à faire un peu d’argent. Quand on n’a rien, on peut se permettre le courage. Mais dès qu’un peu d’argent entre en jeu, on a peur de le perdre. Il y a eu beaucoup de merde entre 2008 et 2012, et ça a selon moi plus à voir avec les visées commerciales des groupes qu’avec une éventuelle influence du gouvernement : les artistes se sont conformés à ce que la masse attendait d’eux, sans jamais bouger de leur ligne. Très peu de nouveaux groupes intéressants sont apparus à cette période. Depuis deux ou trois ans, heureusement, les artistes se sont remis à expérimenter, avec un fort sentiment de défiance vis-à-vis des générations précédentes. Une nouvelle génération émerge, et la question de la pauvreté ne se pose plus pour elle comme elle pouvait se poser pour ses aînés : beaucoup n’ont pas de vrai foyer et ont décidé de vivre dans des squats, ils ont moins d’attaches matérielles, ils peuvent donc se permettre de jouer pour des publics plus petits. Il y a aussi, en ce moment, un grand retour du folk chinois. Avec des choses absolument sans intérêt, mais avec également des apports passionnants. Notamment l’utilisation, boudée pendant des décennies, d’instruments purement chinois et l’absence, courante dans la musique traditionnelle chinoise, de partition : chaque instrument est ainsi joué d’une manière unique par le musicien, comme le reflet direct et sans intermédiaire de son âme. Cet esprit particulier, ce rapport unique à l’instrument est en train d’influencer la musique et la philosophie de certains des groupes chinois les plus intéressants du moment, je pense notamment à Wangwen. C’est quelque chose de pur, loin d’une sorte de world music chinoise un peu pourrie comme on peut en entendre pas mal en ce moment.
Les choses semblent évoluer, sur un plan musical, très rapidement…
Comme la Chine : je vis ici depuis 10 ans, mais j’ai l’impression d’avoir traversé un siècle de changement et de transformations. Les choses peuvent, pendant des décennies, sembler congelées, bloquées, puis tout se débloque : la musique embrasse ces mouvements. Mais vivre en Chine en ce moment, et en particulier à Pékin, est très excitant. C’est frustrant parce que tout ne change pas comme on le voudrait, c’est sale parce que l’environnement est catastrophique mais, en tant qu’artiste, c’est très excitant. Il faut se concentrer sur ce que l’on fait, ne pas chercher à affronter le chaos ambiant mais le laisser au contraire guider notre œuvre. On peut alors faire ici des choses qu’on ne serait peut-être pas capables de faire ailleurs, dans des endroits où les standards, notamment professionnels, sont bien plus élevés, établis comme tels depuis des années.
Tu disais que le gouvernement avait été un peu plus permissif aux alentours de 2008 : que peux-tu me dire à ce propos ?
J’ai peut-être mal choisi mon terme. Disons qu’il y a eu un changement de paradigme. Le gouvernement a un temps pensé que le rock risquait de le détruire. Puis il a compris que, comme partout ailleurs, ce ne serait sans doute jamais le cas… Les autorités se sont rendu compte que c’était ce qu’aimaient les gens, et qu’il fallait donc leur donner ce qu’ils aimaient. Le rock était devenu un vecteur de progrès économique, les festivals aidaient les régions à se développer, c’était utile en termes touristiques pour les villes : il était donc devenu valable de le promouvoir plutôt que de le combattre. Il y a près de 200 villes en Chine où vivent plus d’un million d’habitants, et chacune est un territoire à développer.
Malgré son intégration à l’économie, son « industrialisation », la scène chinoise underground peut-elle quand même être considérée comme un espace de liberté ?
Les espaces de liberté, quand il s’agit de « scène », n’existent pas plus en Chine qu’ils n’existent, disons, en France ou en Allemagne : à partir du moment où une scène se crée, elle s’impose de toute façon ses propres règles, sa propre idéologie et sa propre politique interne. Reste qu’il existe ici, comme je le disais, des jeunes gens qui disent « fuck » à leurs aînés, qui veulent créer leur propre son, qui se placent en marge de la « scène chinoise » et de l’industrie musicale du pays. Eux sont peut-être plus libres de faire ce qu’ils veulent.
Et la censure ? Existe-t-elle, quelle forme prend-elle ?
Pour les promoteurs de concerts comme pour les labels, il existe des règles parfois strictes et un contrôle étatique, oui. Mais on fait avec, ou on fait sans : comme je le disais plus tôt, on ne pense pas à cette censure avant le moment où elle arrive. Et l’autocensure est en Chine sans doute plus efficace que la censure elle-même. Mais la plupart du temps, le gens peuvent faire à peu près n’importe quoi, et il ne leur arrive rien. Ma structure, Fake Love Music, a l’année dernière organisé une tournée pour le groupe suisse Bonaparte. Leurs concerts sont assez intenses, anarchiques, parfois violents, et ils parlent beaucoup de politique. Eux-mêmes se posaient logiquement la question de la censure et se demandaient ce qui pouvait leur arriver. Mais je leur ai dit de ne pas s’inquiéter, ils n’ont en rien modifié leur manière de jouer sur scène, la tournée s’est très bien passée et ils sont désormais relativement connus en Chine. Évidemment, si tu fais des conneries directement sous une caméra vidéosurveillance ou que tu mets le feu sur une chaîne télévisée d’état, tu risques d’avoir des problèmes, mais à part ça, la question ne se pose pas vraiment comme ça. Pendant un festival, l’un des membres du groupe s’est mis totalement nu sur scène, une habitude pour Bonaparte : il ne s’est pas fait arrêter, il y a simplement eu une plainte de la police locale auprès des organisateurs de l’événement du fait de la présence de familles dans le public… Je pense que la même chose arriverait aux Etats-Unis.
Il reste donc quand même encore un peu de surveillance policière ou étatique.
Oui, mais comme partout. Ils n’ont pas peur de la subversion du rock : ce qui les inquiète est plutôt le terrorisme, les actes de violence et, surtout, les mouvements de foule qui dégénèrent, comme ça a été le cas lors du Nouvel An à Shanghai où une bousculade a tué plus d’une dizaine de personnes. Le problème principal des autorités locales est la sécurité : ces festivals peuvent attirer des foules immenses, mais ils n’ont parfois pas les moyens humains de les contrôler comme il le faudrait, et certains dépassent d’ailleurs allégrement la jauge légale comme le Modern Sky Festival ou le MIDI Festival. Cette frayeur que quelqu’un meure lors d’un festival est la raison pour laquelle certains d’entre eux ont été annulés cette année, pas la censure. Le gouvernement a décidé qu’ils ne pourraient avoir lieu pendant des vacances nationales : ça attirerait trop de monde et ça lui semble potentiellement trop dangereux. Il y a désormais pas mal de paranoïa quant à la sécurité, même si elle peut parfois vraiment poser problème. Ce n’est pas uniquement négatif : les standards, en Chine, augmentent et seront bientôt au niveau de ceux de l’occident. Et ce n’est j’espère qu’une phase : on apprend à faire avec le chaos pour, peut-être, mieux organiser les choses.
Quel impact penses-tu que ces évolutions, que la scène rock chinoise, peuvent avoir sur la Chine, socialement comme politiquement ?
Je ne pense pas que le rock puisse avoir ici l’impact qu’il a eu ailleurs, sur l’occident dans les années 50, 60 ou 70 en particulier. Et pour être honnête avec toi, je ne pense pas que la musique, ici en Chine mais ça vaut pour le monde entier, soit aussi puissante et influente sur un plan sociétal et culturel qu’elle a pu l’être autrefois. Une chanson a pu être le moyen le plus rapide et efficace de faire passer une idée à la masse ; je pense à Bob Dylan, je pense aux artistes qui chantaient contre la Guerre du Vietnam, ils avaient alors un véritable impact. Mais ça n’arrivera plus. Il y a beaucoup plus puissant que n’importe quelle chanson : aujourd’hui, il y a Internet. Même en Chine, même avec les blocages que beaucoup de gens savent très aisément contourner. Et pour moi, imaginer un monde dirigé par des musiciens, les gens les plus désorganisés au monde, est terrifiant… La musique conserve en revanche un pouvoir puissant : celui d’entrer dans la vie individuelle des gens, de les toucher, d’influencer leurs émotions, éventuellement leurs manières de penser. La musique peut pénétrer l’esprit des gens et leur apprendre à goûter à des saveurs inédites, elle peut leur donner accès à une certaine curiosité. Ce n’est pas de la subversion, c’est de l’amélioration. Car si on appelle ça de la subversion, alors tout est subversif ; prendre un thé le matin alors qu’on est habitué au café devient un acte subversif. Et je ne pense pas que nous, musiciens chinois, voulions faire chuter notre gouvernement par la subversion : quand on vit ici, on regarde ce qui se passe autour de nous, on veut que la situation s’améliore, on veut que le gouvernement travaille pour nous et qu’il le fasse bien.
Le fait-il en ce qui concerne la musique ?
Il fait parfois certains efforts, oui. Il y a quelques années, les autorités centrales ont réuni beaucoup d’acteurs du milieu de la culture, des labels, des indépendants ou des majors, des organisateurs de festivals, mais également des gens travaillant sur les nouvelles technologies, sur la communication. Il a réuni tout le monde autour d’une question simple : « Qu’est ce que nous, gouvernement chinois, pouvons faire pour aider l’art, comment pouvons-nous aider la culture chinoise à se développer ? » La démarche était plutôt sincère, même s’il y a eu des critiques sur la représentativité des gens invités à discuter. On se pose des questions sur l’industrie, sur les financements, sur les aides : au moins, ça arrive. Reste que tout n’est pas forcément encore très clair : personne ne sait exactement, en 2015, dans quel sens nous allons. Et je sais que le gouvernement actuel, en ce qui concerne la musique, est plus répressif que le précédent. Mais d’autres choses s’améliorent. La qualité de vie des gens s’améliorent dans beaucoup d’endroits, la corruption baisse, le népotisme est moins présent… Le pays se développe très vite et il reste des tensions. Encore une fois, ce chaos, ces incertitudes, ces changements peuvent être source de créativité.
La musique chinoise, et a fortiori la musique indépendante ou underground chinoise, reste méconnue en dehors de la Chine : quel serait l’obstacle principal à son exportation ?
Nous n’en sommes pas à la question de la projection. La Chine a toujours disposé de beaucoup de « soft power » –la science chinoise a rayonné, sa porcelaine ou son tissage étaient fameux dans le monde entier, sa musique a inspiré quelques artistes occidentaux comme Debussy, la Chine a longtemps été considéré comme une terre de beauté, de savoir et de qualité. La question ne se pose à nouveau que depuis quelque temps. Et notamment parce que les choses se sont renversées : les Chinois veulent boire du café et accéder aux produits occidentaux. En musique, dans les années 80, quand les choses se sont un peu ouvertes vers l’occident, on s’est rendu compte à quel point on était en retard… Pauvres, et en retard. Cette idée est longtemps restée mais je pense qu’on commence à se rendre compte qu’on peut être aussi bons, aussi intéressants que les autres, et qu’on n’a plus à rester ici, entre nous.
Que peux-tu me dire du French Miracle Tour, et des rencontres que tu vas y faire avec les musiciens français, notamment Juveniles ?
Pour être honnête, je n’attends rien de particulier, mais je sais que ça va être de toute façon très fun. Nous serons entre amis, nous allons aller en studio, je fais également venir quelques amis musiciens à moi. J’aime beaucoup Juveniles, j’ai déjà un peu travaillé avec Jean-Sylvain et nous avons déjà eu la chance de poser ensemble deux morceaux sur bande. J’aime beaucoup son esthétique, il est un peu pop quand je suis plutôt dark : confronter à nouveau les deux univers devrait être intéressant, je suis contente qu’un peu de soleil puisse pénétrer dans mon espace. Les collaborations sont toujours positives, mais elles le sont d’autant plus quand les gens sont doués et charmants et c’est le cas : j’ai hâte de voir ce que ça va donner.
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