Le French Miracle Tour, road trip asiatique de groupes français conquérants, se poursuit : interview en Chine de son initiateur Ismaël Lefeuvre sur le projet, ses ambitions, ses réussites et ses difficultés.
Quatre groupes : Manceau, Juveniles, Yuksek, Clarens. 10 villes : Pékin, Jinan, Shanghai, Séoul, Taipei, Shenzen, Honk Kong, Djakarta, Chengdu et Singapour. Beaucoup de concerts, beaucoup de rencontres (la collaboration en studio de Juveniles et Clarens avec Helen Feng de Nova Heart, qui nous parlait longuement du rock chinois il y a quelques jours), de belles aventures (les concerts inauguraux et brillants des mêmes Juveniles et Clarens devant une salle pékinoise comble et comblée), des mésaventures plus délicates (la date de Jinan, purement et simplement censurée par les autorités du cru, le set de Juveniles au Strawberry Festival à Shanghai, énergique au point de déclencher une tornade qui en électrocutera littéralement la fin) : il se passe beaucoup de choses, un peu zinzins et très excitantes, lors du French Miracle Tour.
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Le French Miracle Tour, dont nous avons assisté aux quelques premiers jours chinois et dont l’actualité est à suivre sur son site officiel, est un projet d’envergure. S’implanter en Asie en général, imaginer en particulier des modèles économiques pour une Chine musicale encore en friche, en friche prometteuse mais pleine d’embûches, s’implanter sur un marché géant mais dans un pays politiquement complexe, trouver une terra nova potentiellement fertile pour les groupes français en désir d’avenir, inviter pourquoi pas les jeunes pousses de l’Empire du Milieu à faire le chemin inverse en Europe : c’est une belle aventure, et un sacré pari. Une belle aventure et un sacré pari qui valaient bien une interview d’Ismaël Lefeuvre, le garçon qui a eu cette idée folle, sur le cas particulier de la Chine.
ENTRETIEN
Comment et quand t’es venue l’idée du French Miracle Tour ?
Ismaël Lefeuvre : C’est d’abord venu d’une intuition, d’une constatation : il y a, ici, beaucoup à faire. L’année dernière, Juveniles a joué quatre concerts en Chine, grâce à notre tourneur 3pomprod et aux services culturels de l’Ambassade qui nous proposaient de venir, puis deux autres à Music Matters, une sorte de South By South West Singapourien. Je les ai accompagnés. Et j’ai vu. Très rapidement quand tu viens ici, tu te rends compte que les festivals sont énormes, notamment le Modern Sky à Pékin, que les publics sont super cools, ultra-enthousiastes. L’accueil a été incroyable et j’avoue que je ne m’attendais pas à ça.
Comment expliques-tu cet accueil ?
La première réponse est simple : les gens ont aimé la musique, le moment qu’ils ont passé avec le groupe. Ils ne connaissaient sans doute pas Juveniles a priori mais j’avais, après le concert, l’impression de voir les Beatles dans les grandes années. Ils ont signé énormément d’autographes, les gens étaient ravis de les voir, de pouvoir leur parler. J’avais apporté un peu de merchandising, je ne pensais pas vendre grand-chose, je ne pensais pas que les gens auraient les moyens ou l’envie d’acheter ça en plus de leur place de concert. Au final, tout est parti. Je n’en revenais pas. Dès que tu vois des jeunes gens se presser aux concerts de tes groupes, s’arracher leurs t-shirts, vouloir leur faire signer des autographes jusqu’à te courir après dans la rue, tu te dis qu’il se passe quelque chose d’important. Et en regardant la programmation de ce festival, le Modern Sky, j’ai vu qu’il y avait 3 groupes étrangers, 1 groupe français, et que le reste était constitué de groupes chinois. Pourquoi ne pas essayer de faire venir plus d’occidentaux, s’ils intéressent le public d’ici ?
Manceau a déjà un peu de succès en Asie, notamment en Corée du Sud, à la suite de Tahiti 80, qui est énorme au Japon…
Des groupes qui marchent en Asie, il y en a, de manière un peu disparate : ces expériences donnent évidemment des idées. Il y a un réel intérêt pour la musique occidentale, il y a un début d’ouverture, un début d’envie de voir des concerts, d’acheter de la musique. Avant de venir la première fois avec Juveniles, je pensais que tout le monde cherchait à conquérir l’Asie : on s’adresse à des populations gigantesques, les économies sont en plein boom, la classe moyenne a de l’argent à dépenser, ces pays, y compris la Chine, sont des marchés potentiels évidents pour la musique. Mais je me suis rendu compte, notamment en croisant mes impressions avec l’expérience beaucoup plus vaste et concrète des gens de l’Institut Français en Chine, que les initiatives en musique étaient encore parfois disparates, pas forcément très coordonnées. Michael Lodujice de Modern Sky, le « géant » indépendant de la musique en Chine avec qui je collabore étroitement sur le French Miracle Tour, me le disait également cet après-midi : les groupes occidentaux viennent souvent ici pour le fun, signer des autographes, faire la fête, puis retournent chez eux, sans vision du marché, sans volonté de développement. J’aime la musique et j’aime le fun, je suis là pour ça, mais je suis également là pour essayer de faire des affaires, et pour aider les groupes dont je m’occupe à en faire.
Comment expliques-tu le fait qu’un tel marché soit encore si balbutiant pour les groupes et structures occidentales ?
Parce que c’est loin, parce que c’est compliqué mais surtout parce que, avant d’aller travailler sur d’autres territoires, il faut déjà avoir une assisse solide dans son propre pays. Il y a également peu de porosité : il existe une vraie barrière de la langue, c’est compliqué d’avoir les bons visas, les bonnes autorisations. Économiquement, ce n’est pas forcément simple : les cachets sont encore assez peu élevés donc pas forcément attractifs pour les groupes. Les concerts et tournées peuvent se faire, pour l’instant, parce que le réseau culturel français, parfois des opérateurs privés, appuient la démarche. Au retour de la tournée, l’année dernière avec Juveniles, j’ai beaucoup parlé avec Olivier Delpoux de l’Institut Français, qui connaît très bien le marché chinois, ses complexités, ses acteurs. Pendant des années, il a été un vrai défricheur, un déclencheur : il est allé voir beaucoup de festivals, de programmateurs, il leur a fait passer des albums, il leur a montré des vidéos, il les a convaincu de faire venir des groupes français, avec un éventuel appui financier de l’Institut. Le réseau culturel français en Chine est assez développé et il est important qu’il le reste, voire qu’il soit consolidé et pérennisé : c’est un levier très actif pour permettre à la culture française de rayonner jusqu’ici. Mais il reste énormément de choses à faire en musiques actuelles : c’est ce que je cherche à faire.
Ces constats faits, quelle a été vision initiale du French Miracle Tour ?
J’ai compris qu’il fallait y aller, mais j’ai également très vite compris que monter des tournées, organiser des concerts, aller dans des festivals en Asie n’avait pas de sens s’il n’y avait pas de réciprocité, s’il n’y avait pas d’échange avec les artistes locaux. Cette réciprocité s’exprime par exemple au travers de la collaboration, en studio, qui a eu lieu à Pékin entre Clarens, Juveniles et Helen Feng de Nova Heart. Mais elle se traduira également par la facilitation de la venue de groupes chinois en France ou en Europe : nous en parlons avec Modern Sky, avec l’idée éventuelle de faire venir le festival en France, comme il a pu le faire à New York par exemple, avec beaucoup de succès. En Chine comme en Europe, cette réciprocité, ces échanges et collaborations peuvent aider les groupes à trouver un public, mais elle est également un moyen d’enrichir leur pratique, leur vision de la musique. Et la venue chez nous des promoteurs chinois peut également être un moyen de développer encore un peu plus ces relations naissantes : si on regarde leur marché avec envie, ils regardent aussi le notre avec intérêt.
Comment as-tu cherché, localement, à promouvoir le French Miracle Tour ?
Ce n’est pas simple. On ne parle pas chinois. Nos réseaux sociaux, Facebook ou Twitter, sont interdits en Chine où le gouvernement favorise des géants locaux comme WeChat ou Weibo. Nos plateformes de streaming habituelles ne sont pas non plus disponibles ici. Il a dès lors été impératif de s’associer à des partenaires locaux, privés ou institutionnels, qui disposent de l’expertise nécessaire à la promotion de tels événements. Mais il faut apprendre à développer nous-mêmes notre présence, encore faible, sur les réseaux sociaux populaires en Chine. On commence à peine, et il nous reste encore pas mal de boulot à ce niveau-là.
Comment décrirais-tu le marché chinois de la musique ?
Il est encore essentiellement basé sur le marché du live, qui est énorme et qui continue à se développer malgré, souvent, des complications politiques ou administratives : la classe moyenne ne cesse de croître, les gens peuvent acheter un billet pour un concert ou pour un festival, acheter un t-shirt de groupe, éventuellement leur CD, plus pour l’objet que pour le contenu. Le marché du disque est en revanche beaucoup moins structuré. Le droit d’auteur n’existe pas du tout en Chine. Le problème de la contrefaçon est évident. Les groupes ont donné des interviews à des radios chinoises. Elles n’ont pas eu à nous demander les morceaux qu’elles ont passés : elles les ont tous trouvés sur des grosses plateformes commerciales locales, qui ont les catalogues mais ne nous reversent pas un centime sur ce qu’elles distribuent. Mais ça va sans doute, à terme, changer. Sous l’influence de l’IFPI (ndlr : International Federation of the Phonographic Industry) ou de la SACEM par exemple, sous l’impulsion politique des autres Etats, sous la pression également des artistes eux-mêmes, qui peuvent se rendre compte de ce qu’il y a à gagner en vendant leur musique en dehors de chez eux, sur des territoires où ces droits sont déjà correctement gérés. La Chine produit désormais des contenus qui lui sont propres, elle est en train de passer d’une économie de la reproduction à une économie de la créativité. Elle va nécessairement elle-même être très directement confrontée à cette question de la propriété intellectuelle. Et elle va devoir appliquer des solutions concrètes pour protéger ses créations. Tout ceci est en train de se mettre en place. Des salons de rencontres professionnelles et de showcases ouverts au public comme le Sound of the Xity à Pékin, dans le cadre duquel ont joué Juveniles et Clarens, permettent aux acteurs de se rencontrer, de discuter, et d’organiser un peu plus les choses. Reste le blocage politique national : les mentalités bougent mais le pays reste un régime dur, surtout en ce moment. Et si l’Etat ne se décide pas à agir, et à relâcher quelques pressions, tout reste compliqué.
Le concert de Manceau, Clarens et Juveniles à Jinan a d’ailleurs été annulé par les autorités au dernier moment, pour des raisons administratives ressemblant beaucoup à de la censure pure et simple. Que peux-tu m’en dire ?
Je savais que ce risque existait, que ça pouvait arriver. Je savais que des groupes étaient interdits de territoire en Chine pour leur prise de parole, je pense notamment à Björk ou les Beastie Boys qui ont pris fait et cause pour le Tibet. Je connaissais également la question de la censure préalable : il m’a fallu envoyer toutes les paroles de Juveniles, Manceau, Clarens et Yuksek, ainsi que la setlist des concerts qu’ils allaient donner. Concrètement, même notre entrée sur le territoire chinois aurait pu poser problème : il est arrivé que des groupes soient refoulés, que leur matériel soit saisi. Je savais donc parfaitement qu’on n’arrivait pas, dans le cas de la Chine, sur une terre neutre et tout à fait ouverte. Mais j’ai effectivement été très concrètement confronté à tout ça à Jinan. Tout s’était jusque passé sans aucun problème. La première date de Juveniles et de Clarens à Pékin, au Yu Gong Yi Shan, s’était très bien passée. On retrouvait à Jinan Manceau, qui devait jouer sa première date de la tournée. On était ravis de jouer un petit club réputé de la ville, le Banjo Bar. Jinan, jumelée avec Rennes, est une ville de 4 millions d’habitants qui n’est pas vraiment réputée pour sa scène musicale. On a été surpris d’apprendre, en arrivant, que 150 places étaient déjà vendues, et que la salle serait sans doute complète le soir même : on s’adressait au public chinois et le public chinois répondait présent, l’Alliance Française de la ville ayant très bien fait son boulot de promo en amont.
Il y a eu une première alerte quand nous sommes arrivés. Le Directeur de l’Alliance Française, Blaise Thierrée, nous a annoncé que la police lui avait posé quelques questions sur le concert -il pensait cependant encore que la date pourrait avoir lieu après quelques négociations. Mais le soir, alors que les groupes avaient fait les balances, juste avant le début des concerts, des fonctionnaires de la police et un officier des services de l’immigration ont débarqué. Ils ont demandé à voir nos visas, les invitations officielles dont nous disposions, les autorisations du Ministère Chinois de la Culture et, surtout, l’agrément que le Banjo Bar avait pour cet événement spécifique. Tout concert payant doit, normalement, faire l’objet d’une autorisation préalable. Mais les salles se passent la plupart du temps de ces agréments, les autorités étant généralement plutôt tolérantes, ou du moins peu regardantes. On avait décidé dans l’après-midi de rendre le concert gratuit pour transiger et essayer de contourner le problème. Mais ça n’a rien changé : gratuit ou pas gratuit, si le bar avait eu cet agrément, on nous aurait sans doute emmerdés sur autre chose. Les autorités avaient décidé de serrer un peu la vis, elles ont décidé que le concert n’aurait pas lieu, c’était une décision clairement politique, les tractations et les efforts de Blaise de l’Alliance Française n’auraient pas pu leur faire changer d’avis.
Cela semble correspondre à une crispation générale du gouvernement central chinois ces dernières années.
A Pékin, l’Ambassade nous avait prévenus que les choses étaient, en ce moment, un peu compliquées, avec notamment un durcissement au niveau de l’organisation des concerts. Comme à Shanghai, il y aurait dû avoir un Strawberry Festival à Pékin, lors duquel auraient joué les groupes. Comme d’autres événements, certains majeurs comme le MIDI, il a été annulé quelques jours à peine avant notre arrivée. Les raisons invoquées par les autorités sont d’abord sécuritaires –une bousculade à Shanghai le 31 décembre dernier a fait 35 morts- mais elles sont sans doute également un peu politiques.
Ce genre d’événement peut-il te décourager pour ce qui est de la Chine, pour l’avenir du French Miracle Tour ?
On arrive dans un pays où on n’est jamais tout à fait sûr de rien : il y a la loi et son application, et son application ne dépend pas de nous mais de l’humeur du moment, et notamment de l’humeur du gouvernement central. Je le sais et on doit faire avec, en espérant que ça se simplifie et que ça se stabilise un peu à l’avenir, avec l’habitude et la pratique. Ce French Miracle Tour n’est qu’un premier épisode. En plus de l’éventualité, dont on parlait plus tôt, de faire venir jouer des groupes chinois ou asiatiques en France, on espère revenir rapidement ici : peut-être dès cet automne, avec d’autres groupes. L’expérience et l’apprentissage de cette première tournée vont beaucoup nous servir pour l’avenir, et on sait qu’il reste beaucoup à faire et à imaginer. Ce projet représente également une expertise sur laquelle pourraient s’appuyer d’autres structures. Le savoir que j’accumule avec le French Miracle Tour pourrait également me permettre d’aider des groupes à faire de la promo ici, à monter une tournée, à trouver des labels. Les marchés ici restent un peu hermétiques : rien ne peut se faire si on ne vient pas, si on ne tourne pas. Et il y a de quoi faire : encore une fois, s’il reste difficile de vendre des albums ici, il y a une demande énorme quant au live. Et l’économie de la musique en Chine -on le voit beaucoup dans les festivals notamment- se fait également beaucoup via des associations avec des marques. Ce premier French Miracle Tour sera un premier résultat à montrer, dans l’avenir, à des partenaires privés qui pourront également faire partie de l’écosystème financier de tournées comme celle-ci, ou d’événements plus ciblés.
Crédit photos : Jérôme de Gerlache
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