Superfunk ne cause pas : il flingue. Pour un Hold up spectaculaire, ce gang de caïds phocéens relance le jumelage Marseille-Chicago. Armés d’une house à gros calibre et de gaz hilarant, les Marseillais sont en mission : rénover le funk, façon bouillabaisse, avec plein de morceaux disco, hip-hop et electro dedans.
Le tunnel était fermé depuis novembre 1947. En enterrant Al Capone, on murait également le fameux tunnel qui reliait, depuis de belles années sanglantes, Chicago à Marseille. Mais un caïd de Marseille a décidé de le rouvrir : Fafa Monteco, marseillais d’adoption, issu du milieu lyonnais milieu, comme dans « classes moyennes ».
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A Chicago, entouré de louches lieutenants nommés Mike 303 et Stéphane B, il vient de réaliser un casse rigolard : un album intitulé Hold up, au nez et à la barbe de Chicagoans estomaqués par les armes redoutables employées par les Phocéens. Des armes trafiquées et surgonflées sur la base d’une vieille pétoire pourtant construite sur les rives du lac Michigan : la house-music. « L’été dernier, nous sommes partis à Chicago en pèlerinage et nous sommes tombés amoureux de la ville et de son esprit « peace & respect ». On s’est imprégnés de cette atmosphère pour l’album. On s’est retrouvés à mixer dans le club où Derrick Carter (légendaire producteur de house) est résident et on a été étonnés du respect qui est là-bas accordé aux Français. Sans doute grâce aux Daft Punk, qui ont réinventé la house, en y remettant à l’honneur les grosses lignes de basse et les mélodies. Même les DJ de Chicago reconnaissent qu’ils détiennent l’esprit originel de la ville. En plus, au niveau business, ils ont complètement changé la donne en France en montrant à l’industrie qu’un groupe pouvait imposer sa vision et ses conditions. »
Du coup, on a beau venir de Marseille pour faire un Hold up à Chicago, on n’est pas obligé de se conduire en gangster : selon une coutume locale, le vétéran Ron Carroll (il a commencé à mixer dans sa cave dès 84) était ainsi prêt à louer sa voix pour le titre Lucky star comme on vend sa partie de guitare : au tarif syndical, pour un simple cacheton sans lendemain. Mais Superfunk a préféré généreusement partager les crédits de la chanson avec son complice, qui n’est toujours pas revenu d’un tel traitement de faveur dans un milieu où les margoulins font toujours, à Chicago, la loi (du silence). « J’aimerais voir sa tête quand il recevra le premier chèque de royalties, se marre déjà Fafa. Surtout qu’il ne s’y attend pas du tout. Cela dit, nous non plus : on voulait juste rendre hommage à Chris Rea en samplant Josephine, et nous voilà en tête des charts… Le morceau, à la base, devait même être instrumental. »
L’axe Chicago/France, de la French connection à la French touch en passant par le blues aux hormones… Pourquoi la house-music, oubliée en Amérique, a-t-elle trouvé un tel refuge en France Pourquoi s’est-elle aussi harmonieusement développée chez les Ecossais, alors que leurs bruyants voisins du dessous, les Anglais, commençaient à la négliger, à la maltraiter ? A ce drame existentialiste Fafa Monteco tente d’apporter une réponse. « En Angleterre, l’héritage a toujours été plutôt pop alors qu’en France nous avons toujours eu une culture funk et disco. La house est le prolongement, la modernisation de ces musiques : une musique de danse, black, alors que la techno est très éloignée du funk. »
Funk, disco : les mots d’ordre sont lâchés. Ici, on n’écrit pas Back to disco, on ne s’appelle pas Superfunk par hasard, par goût du slogan indélébile : c’est une véritable croisade qui est partie de Marseille. Inutile de préciser qu’avec Fafa on ne rigole pas avec le funk : l’évocation du clip du Mia où les concitoyens d’IAM se souvenaient avec une nostalgie vacharde des années Cameo/Shalamar aurait même tendance à navrer un peu. « Pendant plusieurs années, écouter du funk à Marseille, c’était vraiment ringard. Il y avait un festival de Renault 12 et de chaînes en or sur les parkings des discothèques. Je n’ai jamais eu besoin d’une R12 avec la sono à fond pour aimer le funk, je lui ai toujours reconnu la noblesse qu’il retrouve enfin aujourd’hui. »
Noble, mais avec un nez rouge et un sourire franc. Souvent, quand on voit Tony Blair, on a des envies de bourre-pif : pas possible de supporter ce sourire greffé, constant, effrayant comme la joie obligatoire. Curieusement, on n’arrive pas à reprocher à Superfunk son euphorie constante, son allégresse systématique. Alors que, de Julien Jabre à Demon, la jeune house française nous avait habitués à des détours sinueux dans un spleen langoureux, celle de Superfunk semble tout ignorer de ces routes de corniche au-dessus des vagues à l’âme. « Je pars du principe que nos titres doivent rester festifs, en ignorant les règles et les frontières. Sur cet album, nous nous rappelons tous les trois de nos 15 ans, et c’est un souvenir heureux. Nous essayons de reconstruire notre univers sur ces souvenirs. »
Des souvenirs d’adolescence que Fafa évoque avec tendresse, se rappelant un père ingénieur en électronique qui, souvent, rapportait à la maison de curieuses machines sonores de son invention (« J’ai conservé une de ses réverb’, un truc insensé qui fonctionne avec un ressort ») ou des disques à écouter en famille : les premiers Supertramp, Giorgio Moroder, Cerrone, Donna Summer… « Jean-Michel Jarre venait dans son labo, à Lyon, pour chercher des machines. »
C’est ce père savant fou qui offrira au jeune Fafa un album dont il porte encore les marques : Heroes, de Bowie. La musique entre alors en force dans sa vie. « J’adorais l’atmosphère de cet album, je l’ai passé sans répit pendant des mois. Je me suis mis à écouter les disques de manière excessive, je ne concevais pas ma vie sans musique. J’ai fait d’énormes sacrifices pour elle. Gamin, je passais mes nuits à écouter Zégut sur RTL, c’était magique. Je disséquais chaque titre, je cherchais à comprendre les rouages, pourquoi le type avait écrit ça, s’il avait le blues en composant, si sa copine l’avait quitté… A 16 ans, je me suis retrouvé animateur, puis programmateur sur une grosse radio. La journée j’étudiais, le soir je travaillais à la radio, et la nuit j’étais DJ dans une boîte. Pour la musique, je me couchais à 6 h pour me lever à 8. Je sentais que c’était ma vocation. J’ai tout appris seul, en bricolant maniaquement dans les studios de la radio, en collant les bandes pour réaliser des remixes exclusifs pour notre antenne : Prince, Snap, Lil Louis… Aujourd’hui, nous pouvons passer des jours et des nuits à régler un rythme… Il y a un côté masochiste à être aussi pointilleux, nos copines finissent par être jalouses que l’on passe autant de temps ensemble. C’est une passion qui dévore ma vie. »
Comme si passer plusieurs jours sur le seul réglage d’un sample de beats légèrement récalcitrant sur le morceau Hold up ne suffisait pas à occuper le trio, il accepte aussi à l’occasion de remixer en profondeur quelques chansons alliées : celles de Bob Sinclar, Cassius, Paul Johnson ou Moby pour lequel Superfunk aménage actuellement le génial Natural blues. « Le disque de Moby est pour moi le disque de 99, commente, fièrement, Fafa Monteco. Je suis vraiment contre le fait de faire chanter des morts, mais lui l’a vraiment fait avec respect. Comme Alex Gopher utilisant la voix de Billie Holiday sur The Child. Un titre magnifique, car réalisé dans l’esprit. Nous bossons aussi sur un titre jazzy de Shirley Bassey. J’adorerais travailler avec John Barry, Jean-Louis Murat ou Bowie, je trouve que sa voix allait bien avec la drum’n’bass. »
Selon un schéma mille fois recensé, la naissance d’une scène dans une ville de province tient souvent à un fil : par exemple, celui du micro d’une radio locale à la programmation ne servant pas à faire patienter entre météo et flash de circulation ; on connaît aussi l’importance d’un magasin de disques, qui peut à la fois servir de lieu d’éducation, de rencontre, de circulation d’idées, de compétition. Formé au son à la radio, Fafa Monteco se désespère pourtant de la bande FM marseillaise, râtelier auquel manquent les plus belles dents : Radio Nova, FG ou Couleur 3. Ici, seule Radio Grenouille, avec ses moyens de têtard, tente l’évangélisation par l’électronique.
Heureusement, il reste les disquaires, et notamment le très relax Sweet Sofa, à deux pas de la préfecture. Tenu par le nonchalant DJ Paul, maquisard actif de l’underground marseillais et tête chercheuse du label Obsession, la boutique accueille sans papiers toutes les musiques électroniques et le hip-hop. On y trouve les différentes incarnations de Fafa Monteco, des maxis sortis le profil bas sur des labels pointus, « histoire de conserver un lien nécessaire avec l’underground ». Le chien de DJ Paul s’appelle Happy, histoire de résumer la philosophie des lieux, où l’on sent que Fafa Monteco a éduqué sa house festive auprès de ce gourou cool.
A quelques centaines de mètres de là, le magasin Wax (où travaillait DJ Paul avant un clash orageux avec son ancien employeur, le fameux DJ Jack de Marseille) tranche avec cette ambiance radieuse : sévère et so(m)bre, la boutique privilégie la techno. Pas étonnant que ce soit chez Wax, bastion undergroundiste, que l’on vanne Fafa Monteco pour les 120 000 exemplaires déjà vendus en dix jours du single Lucky star de Superfunk. Mais, bon enfant, la discussion revient vite aux affaires marseillaises le premier single au psychédélisme castagneur d’Yvi Slan, la sortie de l’album Le Catalogue électronique du vétéran local David Carretta, la diversité du label d’Olive, la programmation du Café Julien ou du Trolley Bus…
Car à Marseille, où l’on a été habitué à vivre sans l’accord de l’industrie parisienne et loin des tournées (faute de salles et de promoteurs locaux fiables), l’entraide et la solidarité ne sont pas des fantasmes, juste un mode de résistance : IAM réinvestit et éduque, Superfunk envisage déjà de mettre à la disposition de plus jeunes groupes l’un de ses trois home-studios, tandis que Fafa Monteco s’est allié à Def Bond, le DJ vedette de IAM, pour créer le label Chicayork (« entre le hip-hop de New York et la house de Chicago »), destiné à trouver des débouchés aux artistes des Bouches-du-Rhône. « A Marseille, pendant des années, les musiciens ont souffert du manque de salles et de structures, si bien que de l’extérieur on avait l’impression qu’il ne se passait rien ici. »
Parce qu’on savait au moins deux tiers de Superfunk élevé au hip-hop, on pensait que se cultivait ici l’esprit de clocher glorifié par le rap (côte contre côte, ville contre ville, quartier contre quartier). On espérait que l’on chanterait en choeur l’hymne des ultras : « Parisien, je nique ta mère, sur la Cane, sur la Canebière. » Mais non, même pas, Fafa n’étant résolument pas le diminutif de fanatique et encore moins de facho. Alors, fada ? Non, Fabrice, simplement. « Je suis un humaniste, trop claustro pour tolérer l’idée de frontière et je n’ai jamais compris le sectarisme. C’est un discours « Toutes les autres musiques sont de la merde », « Les groupes de Paris sont des nuls » qui me fatigue dans le hip-hop. Même si je joue de la house euphorique, chez moi, je suis plus baudelairien : je me fais des heures de spleen en écoutant Jeff Buckley ou Murat, puis je joue avec mes émotions en enchaînant Mos Def, Dave Brubeck, John Barry, Beastie Boys et Beck. Si j’avais dû jouer un jour dans un groupe de rock, ç’aurait été les Red Hot Chili Peppers ou La Mano Negra, des gens échappant aux carcans. C’est pourquoi je suis très admiratif des Anglais : ils n’ont jamais rien inventé, mais ont toujours cherché à transgresser les règles, à tout mélanger. Pourquoi ne pas mettre un breakbeat accéléré de James Brown sur du reggae ? Ça a donné la jungle. Pourquoi ne pas mélanger rock et house ? Ça a donné Manchester. »
Et Fafa Monteco de s’enthousiasmer pour cette diversité qui fait actuellement exploser les coutures de Marseille, travaillée par une poussée acnéique de labels house, techno, hardcore, drum’n’bass, rock, ragga… Car ici comme à Montpellier, Nantes ou Bordeaux (autres Silicon Valley de la musique électronique), se tuent en direct, froidement, les ultimes complexes provinciaux, les dernières ruines d’une époque où toute communication française passait par Paris : le label Obsession est ainsi mieux distribué en Angleterre qu’en France, les Phocéens de Troublemakers ont directement vendu leur trip-hop ombrageux au label chicagoan Guidance. « Entre nous, IAM, Jack de Marseille, des créateurs de mode, des graphistes comme Tous Des K ou Massilia Sound System, il y a un point commun : on vit pour Marseille, on est contents que l’un des nôtres émerge, on se serre les coudes. Notre label Chicayork, c’est vraiment dans ce sens-là : abattre les cloisons, réconcilier les tribus. Quand j’étais gamin, j’écoutais du hip-hop, mais Stéphane était fan de disco et Mike de new-wave électronique. Il y a trois ans, nous avons décidé de mélanger nos trois univers, un mariage affectif mais aussi un mariage de raison. »
Et effectivement, on sent que chacun a emporté son panier repas pour la grande bouffe de Hold up. Influence de Manchester, funk hyper-flamby (des Jackson 5 à Earth Wind & Fire), house bronzée aux Baléares, electro eighties, funky méchamment Rick James sur Hold up, trafic rigolard de beats sur Here I am, souvenirs émus de Gangstarr sur It’s like jazz… C’est la grande force de cet album : nous forcer, en nous guidant par des portails familiers, à renouer le dialogue avec des musiques que l’on avait perdues de vue, certaines depuis plus de vingt ans, souvent par choix. De nous obliger, sous la menace des armes, à enterrer des siècles de brouille ce que réussit, avec plus de perversité encore, l’Américain Romanthony sur son album à venir. A nous forcer à admettre qu’en l’an 2000, toute querelle bue, on écoute plus souvent et avec plus de plaisir Chic que les Sex Pistols, ce rockabilly rigolo joué en 78t. Un seul ennemi ici : la morosité, traitée au bazooka. Cette machine tue les puristes.
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