Franz Ferdinand revient, fin août, avec un quatrième album euphorique et funky – leur meilleur à ce jour. Pas mal pour un groupe qui a failli se séparer, de guerre lasse. En attendant leur concert à Rock en Seine, ils illuminent notre bande-son de l’été et nous ont reçus en studio.
Bob Hardy, le bassiste de Franz Ferdinand, semble perplexe. On le retrouve dans un studio d’Hoxton, dans l’est de Londres, où le groupe répète ses nouvelles chansons, bientôt promises à la scène. Il s’étonne de la présence d’un journaliste dans ce lieu sacré. “Tu vas faire quoi pendant qu’on joue ? Parce que si tu es venu nous donner des conseils, des directions, il aurait fallu venir il y a deux ans, quand on en avait vraiment besoin !”
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Au fur et à mesure que les Ecossais arrivent en studio et commencent à raconter la genèse de leur quatrième album à venir, on mesure à quel point le groupe est passé près de la séparation, paumé, vidé et exaspéré par la vie commune. C’est le chanteur Alex Kapranos qui se fait le plus précis. “Nous avons envisagé la séparation avant cet album, il était hors de question de laisser sortir un disque à moitié digne… Je ne supporte pas ces albums uniquement enregistrés parce que le groupe ne sait rien faire d’autre et qu’il a des factures à payer. Là, nous avons commencé en nous posant juste cette question : avons-nous encore en nous des chansons que nous serons fiers de présenter au monde ? Sinon, c’en était fini.”
Pour évoquer ce qu’était alors devenu Franz Ferdinand, Bob parle d’un de ces cargos qui mettent trois jours à s’immobiliser et dont il faut anticiper les virages des heures en avance. Il parle d’une lourde machine, gloutonne d’énergie humaine, qui les avait tous laissés sur le carreau avant un break en 2011 : trop de chansons enregistrées en trop peu de temps, trop de concerts, trop de oui à trop de sollicitations. Trop de tout. Depuis les débuts du groupe en 2003, on avait ainsi plusieurs fois senti le groupe au bord de l’implosion, de la lassitude. L’album Tonight, projet pharaonique, l’avait laissé exsangue en 2009. La longue tournée consécutive avait visiblement achevé l’envie et les organismes. “Une tournée, c’est un désert créatif, dit Alex. On passe sa vie à être pris en main, déresponsabilisé, comme une colonie de vacances. On m’a privé de toute autonomie pendant longtemps.”
Fuir les responsabilités et l’âge adulte : voici pourtant la motivation principale de beaucoup de groupes de rock. Alex rigole : “Les musiciens se figent dans le temps quand ils obtiennent le succès : ils n’évoluent plus, intellectuellement, ensuite. Moi, j’étais déjà adulte quand j’ai finalement connu le succès : je ne suis pas coincé à 17 ans, mais à 30 ans ! J’avais déjà réglé les questions d’ego.”
Ce succès tardif, façonné par des années d’échecs, de groupes sans ambitions et de jobs pas glop, a été la bénédiction de Franz Ferdinand. Le groupe a ainsi su gérer avec raison, en adultes, les crises, les bagarres, ces moments où de jeunes musiciens se seraient séparés plutôt que de prendre du recul. “Pendant neuf ans, j’ai joué sans le moindre succès. J’aurais été fou de joie qu’on me propose ne serait-ce qu’un concert… Alors je n’allais pas cracher dans la soupe en me plaignant de trop travailler avec Franz Ferdinand. Mais quand même : on n’a pas été assez économisés par notre entourage, ça a totalement émoussé notre spontanéité.”
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D’où la surprise de retrouver le groupe surexcité, bondissant, insouciant – ils passent un temps fou à régler le menu du barbecue du soir – et impatient d’en découdre dans ce petit studio londonien. C’est derrière le slogan combatif et militant Right Thoughts, Right Words, Right Action, titre du nouvel album, que l’on retrouve donc Franz Ferdinand en état de marche. De marche ? De sprint plutôt. De Right Action à Bullet, de Love Illumination à Fresh Strawberries, ce qui sidère lors de cette répétition est que ces nouvelles chansons font déjà partie du best-of de Franz Ferdinand – qui prend même dans ce studio, avec une force de conviction sidérante, une allure de best-of de la pop britannique des dix dernières années. A quatre, en rangs serrés, le groupe a bien compris que sa force était cet impact diabolique, au croisement de la pop et des dynamiques de la dance-music : pas besoin de cordes, de cuivres, de gadgets et de papier peint quand on possède des chansons aussi puissantes, nerveuses et sèches, dérouillées à tombeau ouvert. Le groupe joue compact et dense, comme des jeunes hommes, trépignant tous d’excitation derrière leurs instruments alors que le public, c’est un sofa, quelques mugs et un journaliste. Les chansons claquent, simples, directes, vivantes, voire survivantes. “Il faut beaucoup de travail pour faire simple, s’amuse Alex. Musicalement, on n’avait jamais fait de chansons aussi compliquées, théoriques, produites. Mais il fallait surtout que ça ne s’entende pas. Ma hantise, c’est que des gens écoutent ces chansons en se grattant la barbe, en pensant que c’est prodigieusement intelligent. Faire des efforts pour écouter de la musique, c’est absurde.”
Ce quatrième album a été enregistré entre Londres, la Suède, la Norvège et l’Ecosse, au rythme des envies et des rencontres. Des sessions entrecoupées de pauses, conçues plus comme une série d’ep que comme un album : une bonne recette pour éviter la claustrophobie du studio. Il a été ventilé par les visites d’amis, dans une décontraction inédite pour ce groupe tatillon : cinq prises maximum, pour en optimiser la spontanéité – “conserver la vie”, dit Alex. On y entend le Suédois Bjorn, détaché de Peter, Bjorn & John, Hot Chip (pour notamment un solo de… tiroirs), le one-man orchestre symphonique Owen Pallett, la légende house Todd Terry ou Roxanne Clifford de Veronica Falls.
“Don’t play pop-music…”, chante Franz Ferdinand, sur un des dix tubes de cet album en dix chansons. Et Franz Ferdinand ment. Mais pas que. Ça dépend de ce qu’on entend par pop-music. Au Royaume-Uni, le groupe a grandi parallèlement aux navrantes émissions de télé-crochet de Simon Cowell (Pop Idol, X Factor…). Deux visions opposées de la pop-music. Entendons-nous. La pop-music est chose sacrée. On ne va pas lancer une pétition pour qu’on lui accorde une appellation d’origine contrôlée ou qu’elle soit rattachée au patrimoine de l’Unesco, ça la figerait dans le marbre. Mais quand même : on ne va pas la laisser se faire humilier, piétiner, tourner en ridicule par une téléréalité qui à l’évidence la méprise, la traite comme de la variété. “Première chose avec ce genre d’émissions : aucun de nous n’aurait passé le cap des premières auditions, ricane Alex. Le processus de la télé-réalité est d’une méchanceté, d’une cruauté inouïe, même pour les vainqueurs. Il ne s’en dégage aucune âme, aucune poésie. En plus, ça tue les autres émissions consacrées à la musique, comme un cancer… Nous avons grandi avec Bowie, les Smiths, les Ramones, Roxy Music, Nirvana… Pour moi, c’est ça, la pop-music. Des mélodies indiscutables, jouées par des mecs comme moi, qui voulaient juste faire de la musique : pas des gens qui voulaient être célèbres avant d’être talentueux, connus avant d’avoir la moindre chanson.”
Depuis qu’internet est venu accélérer le mouvement jusqu’au vertige, faisant et défaisant les carrières à une vitesse plus grande que celle du son, il en va de la vie des groupes comme de celle des chats : il faut multiplier par sept. Ainsi, après dix ans de carrière et quatre albums, les Ecossais font figure de vétérans, de vieux sages. D’où le miracle de cette poussée de sève qui fait frémir Right Thoughts, Right Words, Right Action. Enregistré sans contraintes, sans deadlines, cet album sent la libération. “Quand, fin 2011, nous nous sommes finalement retrouvés, c’était comme former un nouveau groupe : tout était à inventer. Il n’y avait aucune joie sur Tonight. Que des inquiétudes, du stress… On dilapidait l’énergie : 88 % de mon temps était consacré à des conneries administratives.”
S’il a beaucoup travaillé à son bureau pour son nouvel album, c’était cette fois au service des textes. Pour la première fois, le verbe d’Alex se fait aussi précis, passant avec vertige du microscope au télescope dans son observation de la vie, la sienne ou non. Mots volés dans des cartes postales de brocante, slogans détournés ou observations intimes : Alex, auteur en 2006 d’un très insolite livre sur ses expériences culinaires, a enfin trouvé son ton. Et l’équilibre, entre ces mélodies euphoriques et ces réflexions mélancoliques, voire morbides (la dégénérescence, sur Fresh Strawberries), fonctionne avec une traîtrise redoutable. “Je suis heureux d’avoir fait un album aussi guilleret au sujet de la mort et de la solitude ! Jusqu’alors, je me sentais sans arrêt sur la sellette en tant que parolier, j’essayais de parler de choses très personnelles, mais en me cachant, tout était du coup noyé, opaque même. Là, j’ai éclairci.”
Des Citizens! aux Cribs, Alex Kapranos est aujourd’hui également producteur, voire gourou d’une nouvelle pop anglaise. “Ma copine appelle ça l’Ecole Kapranos pour jeunes garçons”, se marre-t-il. Il se souvient pourtant avec effroi des moments où des producteurs ont tenté d’imposer leur empreinte sur Franz Ferdinand, de la star Brian Higgins sur une version vite avortée de Tonight au pauvre Tore Johansson sur le premier album. “Je ne savais alors pas du tout ce qu’était un producteur. Pour moi, c’était juste un mec qui appuyait sur la touche ‘enregistrement’. Et là, il me dit : ‘Tu devrais peut-être raccourcir le refrain ?’ – Peut-être devrais-tu aller te faire foutre ?” (rires)… Un producteur est plus utile avec un groupe aux idées vagues. Nous savons où nous voulons aller. Par exemple, j’ai poussé les Citizens! à jouer des instruments, plutôt que de tout faire sur leurs ordinateurs. Ils étaient beaucoup plus intéressants en live et ne s’en rendaient pas compte.”
Ce qui nous mène logiquement à Daft Punk, dont le récent album a vraiment marqué les Ecossais, dans son euphorie et sa démesure bien sûr mais aussi dans son goût du jeu de main, à l’ancienne. Alex : “Alors que les Etats-Unis découvrent, trente ans après, la dance-music électronique qu’elle a inventée à Detroit ou Chicago, Daft Punk invite Nile Rodgers. Nous aussi, nous avons toujours fait de la dance-music, mais avec l’énergie et l’humanité d’un groupe physique.” Ce que le batteur Paul Thompson résume, laconique : “Les seules musiques que je ressente physiquement, c’est la house et le rock’n’roll. Notre idée a toujours été de mélanger les deux naturellement. Ce n’est pas une question d’outils, mais de feeling.”
La répétition, expéditive, s’achève, riche en enseignements. A chaque chanson jouée, le groupe tente de nouveaux arrangements, parfois spectaculaires. Le travail fini, Nick, le guitariste et clavier, s’installe au piano à queue et répète les partitions du dernier album de Beck, vendu uniquement sous cette forme. Studieux, Franz Ferdinand lui donnera corps prochainement à Londres, accompagné du Californien au chant. Cet exercice complexe achevé, Nick égrène une mélodie mélancolique, à la Satie. Le batteur, Paul, qui feuillette un gros livre sur les logos d’organisations terroristes qu’il vient d’acheter, le coupe : “C’est de qui ? – De moi, j’avais composé ça quand j’étais ado. – Tu ne devais pas avoir beaucoup de copains quand t’étais ado !” Il en a aujourd’hui trois, et ils sont revenus ensemble de l’enfer, triomphants, régénérés. Les pensées en ordre, les mots justes, prêts à l’action.
Concerts le 23 août à Saint-Cloud (Rock en Seine), le 24 à Lausanne (For Noise), le 30 à Zurich (Openair)
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