[Philippe Cerboneschi alias “Zdar” nous a quittés mercredi 19 juin en soirée. On l’a connu comme un producteur de talent, mais surtout comme la moitié de Cassius, un des grands noms de la French Touch. En mémoire de l’artiste, nous vous proposons de (re)découvrir son dialogue avec Franz Ferdinand en 2018.] Les Ecossais de Franz Ferdinand, menés par un Alex Kapranos de plus en plus charismatique, sortent un cinquième album débauché par l’électronique du producteur français Philippe Zdar. Objectif revendiqué : “Aller plus vers la dance-music, en conservant notre raideur naturelle.” Rencontre avec les FranZdar.
En choisissant d’intituler son cinquième album “Always Ascending”, Franz Ferdinand faisait sans doute appel à la bonne vieille méthode Coué. Car si les Ecossais du sémillant Alex Kapranos demeurent l’un des groupes de scène les plus emballants du circuit rock britannique, on doit bien avouer que sur disque leur formule avait tendance à s’étioler, faute de chansons aussi percutantes que celles qui firent leur gloire il y a maintenant un quinzaine d’années. Les Take Me out, The Dark of the Matinée, Do You Want to ou Walk away l’emportant toujours à l’applaudimètre sur les suivantes, on ne pouvait que constater un léger déclin en terme d’efficacité tubesque. Après le pas de côté en compagnie des géniaux Sparks (l’album FFS en 2015) et le départ du guitariste historique Nick McCarthy, l’urgence était à la reconstruction, et sans doute à la reconquête.
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Le paradoxe aura voulu qu’en intégrant deux nouveaux guitaristes (Julian Corrie et Dino Bardot), Franz Ferdinand privilégie plus volontiers en studio les claviers, boucles synthétiques ou rythmiques, conséquence de leur association avec le Français Philippe Zdar. L’enthousiaste producteur n’est jamais aussi à son aise que lorsqu’il doit laisser au vestiaire sa casquette de clubbeur cogneur (Motorbass, Cassius) pour se mettre au service d’un groupe de rock, ses productions pour The Rapture ou Phoenix figurant en lettres d’or sur son impressionnant CV.
https://www.youtube.com/watch?v=crjugtkXZN4
Sans bousculer l’équilibre naturel des Ecossais, ni chercher à arrondir les angles de leurs chansons géométriques, Zdar a réussi à pénétrer en douceur leur citadelle et à redonner de l’effervescence à cette vénérable institution pop. L’album, qui combine de véritables machines à taper du pied (Lazy Boy, sorte de Take Me out 2.0, Paper Cages et son refrain hymnique, Glimpse of Love sous influence Sparks/Moroder) et des compositions qui font également palpiter le cœur (The Academy Award, Always Ascending, le synthétique Lois Lane), est l’illustration de cette entente cordiale. Dont nous avons pu constater la solidité lors de la rencontre ci-après.
Cela fait longtemps que vous avez émis le désir de travailler avec Philippe. Pour quelles raisons ?
Alex Kapranos — On s’est parlé la première fois il y a environ six ans, à l’époque où Philippe produisait les Beastie Boys. On envisageait déjà à l’époque de travailler ensemble, mais les calendriers ne correspondaient pas forcément. Cette fois, j’ai pris l’initiative de lui envoyer un message avec une proposition plus concrète.
Philippe Zdar — J’étais en voiture quand j’ai écouté la demo de Always Ascending, car au départ on envisageait de travailler seulement sur un titre. J’étais heureux de cette opportunité car j’ai toujours aimé ce groupe, et pour être honnête je suis toujours surpris et flatté quand on souhaite travailler avec moi. J’en ai pris l’habitude à la longue, mais ça provoque toujours en moi une certaine fierté.
Vous attendiez de Philippe qu’il vienne un peu bousculer vos habitudes ?
Alex Kapranos — Absolument ! Ce nouveau disque devait dans mon esprit marquer un nouveau départ pour le groupe, après une période où nous avons pas mal douté de nous-mêmes. Je conçois la fabrication d’un album comme la constitution d’une équipe, d’un gang soudé qui va livrer une bataille. J’aime quand une forte personnalité, comme c’est le cas avec Philippe, apporte vraiment du sang neuf, un ingrédient nouveau qui va modifier la recette. Avec le départ de Nick et l’arrivée de Julian, qui possède lui aussi un style propre, on avait les cartes en main pour prendre un nouveau cap et ne pas reproduire l’ancienne formule du groupe. Philippe était la personne idéale pour nous aider dans cette mutation.
Philippe Zdar — Je n’avais pas vraiment suivi les changements à l’intérieur du groupe. J’ai débarqué là sans trop savoir qui était nouveau ou ancien, je les ai juste regardés répéter et j’ai été frappé par la puissance qui se dégageait du groupe, alors que Julian venait pourtant à peine de débarquer. Ensuite, il y a eu des tas de chansons qui sont arrivées et j’ai compris que ces changements avaient complètement régénéré leur style. J’ai vu beaucoup de groupes qui au bout de dix ans semblaient desséchés, avec eux c’était tout l’inverse.
Alex Kapranos — La pire des choses pour un groupe qui a déjà une longue histoire, c’est de devenir un groupe de reprises de ses propres chansons. J’en ai vu quelques-uns sur scène – je ne les nommerai pas – qui jouaient toujours les mêmes vieux morceaux, et quelques nouveaux qui ressemblaient à de mauvaises covers des anciens. Je voulais à tout prix éviter ça.
https://www.youtube.com/watch?v=PNsUgvkjviY
Qu’est-ce que Philippe représente pour toi, en tant que producteur ?
Alex Kapranos — Si je devais le résumer en un mot, je dirais “émotion”. C’est un producteur qui te parle avant tout de son désir de procurer des émotions aux gens, et même si cela semble une évidence, ils ne sont pas si nombreux à mettre ça en avant, à désirer ça plus que tout le reste.
Philippe Zdar — On hésite souvent à avouer ce genre de choses parce que c’est un peu cliché, mais pour moi, effectivement, c’est important de continuer à vouloir que les gens pleurent, se sentent heureux, aient envie de baiser ou éprouvent toutes sortes de sentiments lorsqu’ils écoutent ta musique. Lorsqu’on perd ça, à mon sens on perd tout le reste. Un producteur, c’est quelqu’un qui se retrouve devant une pyramide de décisions techniques à prendre, mais qui a l’arrivée doit donner le sentiment que tout a été réalisé de la façon la plus simple possible.
Qu’est-ce que vous vouliez capturer de cette musique électronique française dont Philippe fut l’un des pionniers ?
Alex Kapranos — A la base, nous sommes un groupe de petits mecs blancs et frêles de Glasgow, mais nous avons toujours voulu surpasser nos limites en allant nous confronter à d’autres musiques. Avec Philippe, l’envie était d’aller un peu plus vers la dance-music, tout en conservant notre raideur naturelle.
Philippe Zdar — Mon attitude avec eux a été semblable à celle que j’ai avec Phoenix. Je suis là pour aider un groupe de rock à infuser des choses provenant de la dance-music mais sans dénaturer ce qu’ils sont à l’origine. Je n’ai pas la même démarche quand je fais des disques avec Cassius, où le beat, l’efficacité priment sur le reste. Les demos de l’album de Franz Ferdinand étaient déjà proches du résultat final, les choses que j’ai amenées n’ont rien dénaturé de leurs intentions de départ. D’autant plus qu’il s’agit du disque le plus live que j’aie eu à produire, avec beaucoup de premières prises, peu d’instruments additionnels. Mon envie était de faire comme s’il s’agissait d’un disque enregistré en 1962, sur lequel on rajoutait des choses pour le rendre contemporain mais en gardant ce côté brut. J’ai eu la même sensation que lorsque j’ai produit The Rapture. Ils jouent tellement bien qu’il faut à tout prix conserver cette énergie.
Tu trouvais que le côté dansant de Franz Ferdinand n’avait pas assez été exploité ?
Philippe Zdar — J’ai eu au départ une image assez tronquée de Franz Ferdinand car je les ai découverts via un remix de Take Me out par Morgen Geist, du duo new-yorkais Metro Area. J’ai chopé le maxi dans un magasin ultrapointu en techno, il y avait un autre remix du même titre par Guy-Man de Daft Punk, du coup il m’a fallu du temps avant de me rendre compte que Franz Ferdinand était avant tout un groupe de rock, disons de la même famille que les Strokes. Pour moi, ils venaient plutôt de la scène dance. Ils ont ça dans leur ADN, mon intention était de le révéler un peu plus sur le nouvel album. C’est un groupe très représentatif de l’ouverture musicale qui a toujours été celle des Ecossais, et plus particulièrement de Glasgow. C’est une ville que j’adore, les gens sont très ouverts, tu peux passer dans la même nuit d’un club qui joue du rock indé à un autre qui passe de la techno, et les gens circulent en général entre ces lieux comme on passe d’une musique à l’autre, sans esprit de chapelle. Pour moi, Franz Ferdinand incarne tous ces croisements. Ce groupe, c’est la fièvre du samedi soir.
Alex Kapranos — Ça n’a pas toujours été le cas. Lorsque j’étais jeune, Glasgow fonctionnait par tribus, comme à peu près toutes les grandes villes. Il y avait ceux qui écoutaient de la dance, ceux qui écoutaient du rock, et fréquenter plusieurs tribus comme c’était mon cas paraissait toujours suspect, voire comme une trahison. J’ai vécu comme une bénédiction ce moment où la dance et le rock se sont mélangés, notamment via ce qui s’est passé à Manchester à la fin des années 1980. Il y eu une réaction à ça, lorsque le grunge est arrivé et qu’il fallait à nouveau choisir son camp entre le rock et la musique électronique, alors que moi j’avais toujours de l’attirance pour les deux.
Quels sont les disques ou les groupes qui ont servi d’inspiration commune pour cet album ?
Philippe Zdar — Le premier album des B-52’s est un disque très important pour moi. Je me souviens l’avoir écouté religieusement à sa sortie, en 1979, alors que j’étais tout gamin, il était dans la discothèque de mon père. Je sais que c’est un disque qui est en moi inconsciemment lorsque je produis un album. J’en parle souvent aux musiciens avec lesquels je travaille car c’est un disque qui est fait exactement avec les mêmes instruments basiques qu’un disque des Stones, de Led Zep ou de AC/DC, et pourtant ça sonne complètement différemment.
Alex Kapranos — On avait à cœur de garder à l’esprit cette simplicité basique mais de faire quelque chose d’aussi neuf que les B-52’s à l’époque. J’ai également beaucoup réécouté un compositeur grec, Yiannis Markopoulos, que mon père me faisait entendre lorsque j’étais tout petit. Je devais avoir 2 ans, il me prenait sur ses épaules et il me faisait tourner dans la pièce au son de cette musique. J’ai réalisé récemment que toute la musique que j’avais essayé de faire avait pour but de retrouver cette sensation originelle. Un morceau comme Lazy Boy, sur le nouvel album, est très grec rythmiquement.
Franz Ferdinand a failli disparaître après le départ de Nick ?
Alex Kapranos — Il n’en a jamais été question car son départ ne fut pas une surprise. Avant même l’album que nous avons fait en commun avec Sparks (FFS), il avait déjà annoncé sa décision de quitter le groupe. Ça n’a pas empêché de faire une tournée vraiment joyeuse et détendue, car il n’y avait aucun malaise entre nous. Il a deux enfants, il voulait passer plus de temps avec sa famille, et c’est une décision que je respecte totalement. Après la tournée avec Sparks, on s’est tous concertés et l’envie de continuer était unanime. En revanche, on ne savait pas du tout dans quelle direction on allait embarquer. C’est d’ailleurs ce qui rend les choses excitantes, cette envie d’aller de l’avant mais sans connaître la destination finale. Ça rend le voyage d’autant plus palpitant.
Tu gardes quels souvenirs du voyage en compagnie des frères Mael ?
Alex Kapranos — Cet album avec Sparks, c’était à la fois une récréation mais également un projet qui tombait à pic pour repousser les décisions d’avenir pour le groupe. On a vraiment profité de chaque instant aux côtés de ces deux hommes délicieux, qui étaient souvent bien plus en forme que nous malgré leur âge. Ron a 72 ans mais dans sa tête et sur scène, il paraît avoir 17 ans. L’enthousiasme qu’il met dans sa musique est une chose que j’ai pu observer ou ressentir quand j’avais moi-même 17 ans. Chez Sparks, tout ça a été conservé comme par miracle.
Philippe Zdar — J’adore un morceau de cet album, Little Guy from the Suburbs, je trouve ça fantastique. Je n’ai pas voulu trop l’écouter, ni aucun des albums précédents de Franz Ferdinand, parce que je voulais vraiment repartir de zéro, ne pas me laisser influencer par ce qu’ils avaient pu faire précédemment.
Alex Kapranos — Il y a un lien entre l’esprit de cet album avec Sparks et notre nouvel album, et notamment avec Little Guy from the Suburbs, c’est cette envie d’écrire des choses qui font appel à des émotions mais sans en passer par des confessions trop personnelles. J’aime beaucoup les albums solo de John Lennon mais c’est parfois tellement impudique et personnel que je me sens mal à l’aise. J’aime bien chez Sparks cette habileté à inventer des miniscénarios qui font passer des émotions très fortes à travers des personnages. C’est ce que j’ai essayé d’explorer sur ce disque à travers des chansons comme Lois Lane ou Academy Award.
C’est votre premier album depuis la mort de David Bowie, qui reste l’une des influences majeures de Franz Ferdinand. Tu y as pensé en le faisant ?
Alex Kapranos — Bowie est dans nos veines, qu’on le veuille ou non, qu’il soit vivant ou mort. Je n’y ai pas vraiment pensé pendant l’enregistrement, pas plus en tout cas que pour les précédents…
Philippe Zdar — Je trouve cette question intéressante, c’est en effet le premier de tes disques où tu sais par avance que Bowie ne l’entendra pas. J’ai pensé à ça, me concernant, à propos de Prince, qui est sans doute le musicien qui m’a le plus influencé. Je sais que le prochain album de Cassius, sur lequel je travaille, sera le premier où je n’aurai pas la moindre chance que mon fantasme le plus fou se réalise : recevoir un mail de Prince qui me dit qu’il a écouté mon disque et qu’il trouve ça cool. A une moindre échelle, ça m’est arrivé une fois avec Pharrell, qui m’a appelé parce qu’il adorait l’un de nos morceaux. J’ai cru à une blague, j’ai failli lui raccrocher au nez avant de réaliser que c’était bien Pharrell Williams, ce qui nous amenés ensuite à travailler ensemble. Mais, après coup, je me suis dit que le but ultime serait de recevoir le même coup de fil de Prince. Je sais désormais que ça n’arrivera plus jamais.
https://www.youtube.com/watch?v=VONVWm2X4JI
Alex, lors des premiers concerts avec ce disque, l’influence de Bowie était également visible dans ta gestuelle…
Philippe Zdar — C’est exactement ce que je me suis dit !
Alex Kapranos — C’est une autre des conséquences de la tournée avec Sparks, car avant je jouais toujours de la guitare sur scène, ce qui m’occupait à la fois les mains et la moitié du cerveau. Depuis que je joue moins de guitare, je m’abandonne plus volontiers à la performance, comme si je jouais un personnage plus théâtral. Dans la carrière scénique de Bowie, il y a également ce moment où il lâche la guitare, notamment à l’époque de Young Americans, et c’est là qu’il devient réellement un grand performer. Un instrument, c’est aussi un bouclier que les gens un peu mal à l’aise brandissent pour se protéger du public. Un chanteur se doit de devenir à un moment une sorte d’acteur.
Philippe Zdar — J’ai été bluffé par ton attitude lors de ce premier concert à Paris en fin d’année dernière. Je ne te reconnaissais pas, j’ai d’ailleurs reçu deux textos de copines que j’avais invitées et qui étaient à l’autre bout de la salle. Les deux disaient “Putain, il est ultrasexy Kapranos !”
Album Always Ascending (Domino/Sony)
Concerts Le 27 février à Paris (Zénith), le 19 mars à Toulouse, le 20 à Montpellier, le 21 à Lyon, le 23 à Rennes, le 24 à Caen
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