Artiste et citoyen, François Verret ne s’est jamais contenté de son statut de chorégraphe. Après avoir ouvert à Aubervilliers un chantier à la hauteur de ses réflexions, il est allé secouer la huitième promotion des élèves du Centre national des arts du cirque de Châlons-sur-Marne en leur chantant Sur l’air de Malbrough.
François Verret construit des mondes où l’homme est au centre de la bataille. Nourri des réflexions de son père le sociologue des cultures populaires Michel Verret , sa voie passe par l’art et sa représentation. Engagé dans une démarche où l’action et la réflexion rejettent un monde qui ne trouverait ses repères qu’à travers des paramètres économiques, la danse est devenue pour lui le mode d’expression le plus approprié de ce chercheur qui se méfie des mots et de leur maniement à toutes les sauces communicantes. Ses luttes, il les mène sur tous les fronts, artistiques et politiques, porté par l’idée qu’une destinée ne répond à aucune fatalité. Ses laboratoires sont le théâtre d’expériences artistiques de rencontres et d’ouverture où les éprouvettes à idées fumeuses ont été remplacées par des murs qui abritent des ateliers ouverts au public, des spectacles et des créations en chantier. Un lieu où on ne s’endort pas il y fait trop froid , mais où l’esprit revigoré vivifie les neurones.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Je n’ai pas fait de danse. J’ai commencé à faire des études d’architecture. On avait notamment un cours d’étude des morphologies dans l’espace qui laissait place à toutes les fantaisies et toutes les imaginations : on pouvait créer des espaces, des constructions utopiques. J’ai abandonné au bout de deux ans parce que, même dans l’enseignement, très vite, la contrainte économique devenait trop déterminante. En gros, on nous apprenait qu’il fallait penser en termes de modules, à une architecture réalisable très vite l’utopie devenait hors propos. L’histoire a fait que j’ai rencontré la danse. Après, faire un espace scénique qui permet de construire et de déconstruire inlassablement des machines plus proches de ces lieux secrets qui nous habitent et de ces paysages dont je parle, tout ça pouvait passer par la danse. Comment suis-je arrivé là ? Je ne sais plus très bien. J’ai travaillé pour la première fois comme danseur avec le Groupe Ma, dirigé par Yano Hideyukima. On y trouvait des gens d’horizons et de cultures très divers, comme l’Américain Mark Tompkins ou l’Africaine Elsa Wolliatson.
Je suis autodidacte. L’autodidactisme est un état d’esprit, une recherche continuelle. J’apprends des danseurs avec qui je travaille, des rencontres et des autres modes d’engagement physique que la danse. Si c’est l’art de la danse que j’aime toujours, c’est parce que je n’ai pas trouvé mieux que ce que la danse ou la musique véhiculent. Il est très difficile d’essayer de construire un parcours à tout moment au plus près du geste essentiel, sans s’y perdre, sans accepter des conventions qui, en fait, nous éloignent de nous-mêmes. Très souvent, les mots qu’on emploie ne disent pas de manière juste ce qu’on voudrait dire. On se soumet à la mécanique de la perception. Une personne dit un certain nombre de mots qui font signes tant bien que mal : première perte, l’autre entend et met en exergue autre chose, et ainsi de suite… et à un moment donné, qu’est-ce qui reste à entendre et qu’est-ce qu’il est essentiel de faire passer ? Je n’aime toujours pas l’expérience de spectateur. C’est pour ça aussi que je me préoccupe de réinventer ce rapport. La proximité ou l’éloignement à la chose qui se déroule sur une scène, frontalement le plus souvent, en ayant payé une certaine somme, avec à sa droite et à sa gauche telle et telle personne, en étant bien immobile, assis, c’est tellement figé ! Trente ans après la création des maisons de la culture par André Malraux, il n’y a pas plus de monde qui vient au spectacle et c’est toujours les mêmes. Ça veut dire tout simplement qu’un certain nombre de personnes n’aspirent pas à se retrouver dans cette position. Pourquoi ? La réponse ne peut pas se résumer à la télé. C’est plus profond, ça passe peut-être par plus de mobilité, de non-commercialisation et par des architectures qui respirent quelque chose, ni froides ni paralysantes. Il faut un autre souffle qui habite ces lieux et les équipes qui y travaillent.
J’en ai eu assez de toutes ces approximations qui sont le lot commun pour dire « la banlieue ». Chaque ville a une identité. Depuis 94, je suis dans ce lieu qui se nomme les Laboratoires d’Aubervilliers. Ce passage à l’acte s’est fait de façon assez simple avec l’appui de Jack Ralite (maire d’Aubervilliers et président des Etats généraux de la Culture). J’ai eu l’intuition qu’il avait une certaine vision, et la rencontre entre l’artiste et l’homme politique s’est opérée. Il faut se demander tout simplement ce qu’est l’art, le rapport entre l’art et la culture dans une ville avec une identité précise et une histoire. Aubervilliers est une ville pauvre, de 70 000 habitants donc pas démésurée, une échelle qui permet de tenter quelque chose de simple. Ici, il y a une nécessité de penser ou de repenser l’espace public, plus immédiate et urgente que dans des lieux plus consensuels. Bien sûr, il y a une sorte de lassitude ou de désintérêt tout simplement devant toute tentative de rouvrir un espace tant qu’il n’est pas vraiment perçu comme étant différent des autres. En quoi l’est-il ? Ça reste une bataille. Quelle est la raison d’être d’un lieu qui énonce qu’il a pour vocation de permettre à ceux et celles qui vivent dans cette ville de venir prendre, vivre des expériences qui révèlent des expressions, par des mots, des gestes, par l’écriture, la réflexion autour de quelques images photographiques ou par des éveils de sensibilité à travers des ateliers de clowns, de jonglage ? On ne va pas dire que soudain le champ des possibles s’ouvre pour tous, parce qu’il y a une inertie, une culture du désespoir, une culture du ressentiment ; et tout simplement une absence de désirs.
Qu’est-ce que le travail ? Où ça commence ? Il y a une dimension de gratuité de l’échange qui est vitale et première. On ne fait pas ses heures dans un endroit donné défini comme lieu de travail. On fait forcément passer ce dont on est porteur, c’est inévitablement une foi en certaines valeurs, une passion, une conviction, une philosophie.
Travailler dans les prisons comme dans plein d’autres endroits, ce n’est qu’une expérience parmi d’autres, après ça se mythifie ! Il n’y a pas de mystique particulière, ce sont des actes simples. C’est une grande question que d’essayer de penser la raison d’être d’un mouvement qui nous pousse à construire la représentation de ce qu’on est en train de faire. Le plus souvent, ce n’est pas nécessaire. On cherche à faire dire des choses qui ne sont en fait pas dites par l’ uvre ou par l’expérience et il y a des machines de communication terrifiantes qui tordent tout. Dans beaucoup d’expériences, je trouve qu’il n’y a pas à rendre compte plus que ça. Ce qui importe, c’est de les vivre, et que ceux ou celles qui les vivent sachent bien comment ça se dépose ou pas dans les mémoires, dans la pensée.
L’aventure de la création est une mécanique terrifiante. On ne sait rien de rien, on explore. Si c’est une aventure, tout ne doit pas être prédéterminé. Se mettre en situation pour que les accidents puissent se produire n’est possible que si l’on reste éloigné d’une problématique de résultat parce que sinon ça crispe, on se retrouve dans des carcans de toutes sortes qui ne sont absolument plus de l’ordre de la découverte, mais de celui de la vérification d’un savoir-faire, d’une maîtrise, et qui sont les marques d’un conditionnement.
Une destinée d’artiste, ça se construit, c’est un libre arbitre, il n’y a pas de fatalité. Si l’on découvre que le travail n’est pas commercialisable au-delà d’un certain seuil, ça met devant l’obligation de chercher à vivre d’une manière qui corresponde à la réalité du travail qu’on désire mener. C’est une attitude, ce n’est pas donné d’emblée. C’est une question de décision, il me semble qu’il est de ma responsabilité de faire ce signe à ces élèves de l’Ecole du cirque avec qui je travaille sur Sur l’air de Malbrough, alors qu’ils sont dans un premier passage à l’acte de création et que beaucoup de choses sont entre leurs mains.
Je suis chercheur avant tout. Je cherche une issue, j’ai un plaisir que je n’imagine pas s’éteindre, celui de tenter de construire ou reconstruire des configurations à l’image des paysages que j’habite. Et peut-être essayer de faire signe de ce possible-là à d’autres.
{"type":"Banniere-Basse"}