Entretien avec le pianiste François Tusques, figure emblématique du free jazz européen et initiateur d’une world-music libertaire dans les années 70.
Free Jazz
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Ce n’est pas moi qui suis à l’origine de cet orchestre. Simplement je me suis retrouvé embarqué dans cette aventure avec ces jeunes musiciens qui venaient de milieux différents, la plupart enfermés dans leur fascination pour le bebop, quelqu’un comme Portal, plutôt écartelé entre la musique classique et d’innombrables séances de requin de studio ? tous cherchant par tous les moyens à s’émanciper artistiquement, à créer de l’inédit. Moi j’étais ailleurs, par goût, mais aussi par manque de moyens techniques. Quand j’ai fait le disque Free Jazz, j’étais un musicien amateur qui ne vivait pas de son art, un très piètre instrumentiste avec peu de pratique derrière lui. Mais j’étais animé d’un vrai désir de musique et j’avais une assez bonne connaissance de l’histoire du jazz, même dans ses formes les plus avancées’ La plupart des musiciens du groupe comme Vitet, Jeanneau étaient fascinés par la musique du quintette de Miles Davis avec Coltrane, c’était le modèle que tout le monde essayait de restituer en club. Moi, j’adorais ça, mais ce n’était pas ce que je préférais. J’étais très attiré par les musiques de Mingus, de Monk, d’Ellington, celle de Randy Weston aussi Je me suis donc retrouvé à composer pour le groupe. C’est parce que ma musique a servi de matière aux improvisations que le disque est resté associé à mon nom.
Provocation
On l’a appelé free jazz par réaction. C’était de la pure provocation ? ce qui a mis en émoi le petit monde du jazz parisien à une époque où cette nouvelle musique divisait les amateurs et les musiciens de façon radicale. On avait tous un désir de liberté, mais chacun avec ses motivations propres plus ou moins esthétiques, plus ou moins politiques. Portal cherchait à ne pas faire comme tout le monde, Vitet était très viscéralement opposé à l’impérialisme américain, moi j’étais en réaction violente contre le modèle occidental après mon expérience de la guerre d’Algérie.
Free jazz c’est un disque où l’on casse les grilles, les formes traditionnelles du jazz, où l’on s’émancipe de la forme chanson, mais où on apporte finalement assez peu de solutions aux problèmes que l’on crée. C’est l’ébauche de quelque chose, une oeuvre de désir Dans les mois qui ont suivi, en 66/67 on a vu débarquer tout un tas de musiciens noirs, inconnus pour nous, parmi les plus virulents du free jazz : Don Cherry d’abord, puis Shepp, Sunny Murray, l’Art Ensemble of Chicago. Ils arrivaient avec une musique inouï, ils proposaient des axes de recherches qui rejoignaient nos préoccupations. On s’est engouffré avec passion dans leur sillage.
Don Cherry
La rencontre avec Don Cherry a été décisive. Quand il est arrivé à Paris tout le monde détestait ça, les gens trouvaient qu’il ne savait pas jouer. Les seuls à vraiment aimer ça et à le considérer à sa juste valeur c’était nous et il s’est mis naturellement à jouer avec le groupe. Il a obtenu un engagement au Chat qui Pêche et il m a pris dans la première mouture de l’orchestre aux côtés de Gato Barbieri, Aldo Romano, JF, Beb Guérin’ On a joué en septet pendant un mois et c’est sans doute l’époque où j’ai le plus appris. En travaillant sa musique des journées entières j’ai saisi des choses fondamentales sur le phrasé, le swing, il m a ouvert sur des rythmes nouveaux, des traditions musicales venues du monde entier, m a incité à trouver des formes libres’ La musique de Don Cherry, elle, était d’une richesse de proposition inouïe. Il s’autorisait tout, faisait se bousculer des thèmes, les mélangeait Toute sa musique depuis n’a cessé de nourrir mon travail.
Une musique populaire
C’était une époque où les révoltes intérieures et individuelles trouvaient un écho collectif, social et artistique Un moment rare. Du coup on avait un public énorme. C’était une musique de révolte, de revendication qui touchait à quelque chose d’essentiel, en phase avec l’époque. Le free jazz, on l’oublie trop souvent c’était aussi une musique populaire, faite pour le peuple, par des gens du peuple et parce qu’en phase avec son temps, qui rencontrait un vrai soutien du public. On a joué devant 5000 personnes à l’époque ? tout ça avait un sens’ On faisait la musique au présent
L’improvisation
Ma définition de l’improvisation va faire hurler beaucoup de gens : on improvise quand on ne sait pas jouer quelque chose ou quand on n’y arrive pas. Ça peut paraître très restrictif, mais toute musique vient de là. A chaque fois qu’on veut véritablement être créatif et inventer une musique qui n’a pas déjà été faite, on ne sait pas quoi faire ni comment le faire. Même la tradition classique occidentale s’est trouvé confrontée à cette situation : Mozart improvisait. Quand on regarde les partitions de pupitre de l’orchestre d’Ellington, on est surpris de voir le peu d’indications qui s’y trouvent et à quel point les musiciens de l’orchestre étaient invités à inventer et à participer collectivement à l’élaboration de l’ uvre par l’improvisation. C’est dans cet esprit que j’ai toujours travaillé.
Une musique anti-occidentale
Les Noirs américains m ont toujours reconnu comme un des leurs’ Et j’ai toujours été attiré dans le jazz par ce qui appartenait en propre à leur culture et à leur révolte. Si je devais a posteriori proposer un axe de lecture de mon parcours, je dirais que j’ai toujours fondé ma différence sur une volonté plus ou moins consciente de contester la pensée occidentale, un peu à la manière de Jean Genet, c’est-à-dire en utilisant la culture dont je proviens pour la contester de l’intérieur J’ai toujours eu du mal à supporter les valeurs et les modes de transmission de la pensée occidentale, c’est pour ça que je me suis tourné vers des cultures différentes, basées sur la tradition orale notamment. Ce qui me gênais le plus dans la musique occidentale c’était cette idée qu’il fallait prendre des gens très jeunes, les former, les dresser, pour en faire des musiciens ? avec cette idée associée que si l’on ne passe pas par cette épreuve, on n’a pas le droit de toucher à la musique Moi je pense expressément le contraire et j’ai toujours intégré à mes formations des gens qui ne « savaient » pas la musique pour les persuader que l’on pouvait faire ensemble quelque chose d’aussi important, qui compte de la même façon’
La Free Music
J’ai rencontré la plupart des musiciens issus de la scène Free européenne, j’ai joué avec eux, j’y ai pris beaucoup de plaisir et j’ai énormément appris à leur contact, mais même si j’improvise, dans ma tête, je suis compositeur Je ne m assume pas comme musicien d’improvisation pure, j’ai besoin d’un autre rapport à la musique, plus réfléchi, et de me coltiner à d’autres façons de penser la musique, à la chanson, à différentes formes traditionnelles’ En fait j’ai peur de me retrouver seul’ J’ai toujours fait beaucoup de choses différentes, je n’ai pas une musique unique, je n’ai pas d’idées préconçues’ Je réagis’ Je respecte beaucoup les gens qui ne font qu’une seule musique toute leur vie, j’en suis incapable. Et puis la plupart de ces musiciens prônaient une position de rupture vis à vis du jazz, et notamment du blues cet idiome fondateur. Moi, par provocation même, je demeure viscéralement attaché à cette culture C’est comme une famille pour moi : je suis un musicien de blues’ Ce n’est pas intellectuel, c’est physique En musique il faut qu’il y ait un peu de sensualité? J’ai du mal autant avec l’esprit de sérieux qui régit l’univers de la musique contemporaine qu’avec la dérision généralisée.
L’Intercommunal Free Dance Orchestra
Au début des années 70, en réaction contre le free jazz qui à mon sens commençait de tourner en rond et entrait dans une sorte de simulacre de lui-même, j’ai créé l’Intercommunal Free Dance Orchestra J’avais besoin de changement et j’avais découvert des musiciens africains passionnants (le saxophoniste guinéen Jo Maka, le percussionniste algérien Guem, le tromboniste togolais Ramadolf Adolf Winkler ), ainsi qu’un certain nombre de musiciens régionaux comme le trompettiste occitan Michel Marre ou le chanteur espagnol Carlos Andreu ? je me suis mis à vouloir intégrer toutes ces formes, à les faire connaître. C’était très nouveau à l’époque La musique africaine était totalement inconnue par exemple, les folklores régionaux étaient aux mains des puristes.
Notre rapport aux traditions était subversif, ironique ? ça faisait peur aux amateurs de folk De toute façon notre rapport aux idiomes étrangers n’était pas folkloriste, nous étions à l’affût des formes les plus contemporaines de ces traditions’ Ramadoph par exemple était un compositeur africain parfaitement moderne qui composait une musique personnelle, une sorte de variation sur le high-life Quand on puisait dans la tradition bretonne, on composait des gavottes inédites, on transformait ça en musique nouvelle Il n’y avait aucun fantasme de retour aux sources ni de pureté idiomatique. Juste le désir de se rencontrer, de se comprendre et de transformer ça en musique.
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