François Tanguy et le Théâtre du Radeau campent au jardin des Tuileries avec Les Cantates. Un spectacle proche d’une expérience chimique.
On m’avait prévenue : rien n’est moins simple que d’interviewer François Tanguy, metteur en scène du Théâtre du Radeau, fondateur de la Fonderie du Mans voici quinze ans ni un théâtre ni une friche aménagée, mais un espace toujours vacant, un lieu de vie, de travail et de création , puis de la Tente, ce chapiteau enveloppé de blanc qui vient de se poser dans le jardin des Tuileries où il présente sa dernière création, Les Cantates. Lui-même le reconnaît : parler n’est pas son fort. Ou, plus exactement, extraire les mots justes du flux verbal où l’entraînent sa réflexion, ses doutes, l’avancée de son travail, n’est pas chose aisée. Aux mots, il préfère les actes. Cela, déjà, en dit long sur sa manière de faire du théâtre. Sur sa difficulté à parler au passé, ce temps mort fâcheusement préoccupé d’absorber le présent pour tuer dans l’œuf toute perspective d’avenir. A moins, justement, de s’attacher à l’acte, à son mouvement, au champ des possibles qu’il révèle.
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A dire vrai, malgré le vent glacial qui saupoudrait de sable nos salades d’été dans le restaurant en plein air du jardin des Tuileries, parler avec François Tanguy aura permis d’approcher l’essence de sa démarche qu’il résume en une belle formule : « Etymologiquement, le théâtre est l’endroit d’où l’on regarde. Pas d’où l’on voit, attention… C’est un terme qu’on emploie pour désigner ce qui est en train de se faire. »
Encore faut-il être attentif, sensible, pour saisir la formation d’un événement dans l’indéterminé qui le projette. François Tanguy restitue parfaitement la teneur de son projet artistique en général comme de ses Cantates lorsqu’il écrit : « Aller à vue, dans l’air où les ondes portent les matières, se muent en formes dans le regard, en voix dans l’espace, ou quelque autre perception, selon les vitesses, les résonances, les traits, les facultés de l’instant. » Tout y est : la profondeur de champ obtenue par une scénographie mouvante de tables, tréteaux, paravents et planches, polis par le temps et la poussière, fidèles au bricolage savant de ce théâtre forain qu’il chérit depuis toujours de Mystère bouffe en 1987, où il annonce déjà : « Le théâtre est une affaire de campement, une activité foraine… », à Fragments forains en 1989, les titres désignent clairement l’enjeu de son théâtre. Le soin porté à l’écho des voix, qu’elles chantent ou qu’elles parlent, dialoguent ou soliloquent, s’éteignent ou se ravivent. La profusion des écrivains et compositeurs, dont les textes et les musiques se succèdent tout au long des Cantates, agit comme autant de lumières scintillant dans la nuit, luttant avec sa pénombre, son oubli, son absence de nuances. Une métaphore, en quelque sorte, de l’impossibilité et de la nécessité de témoigner, par où s’enracine le théâtre : « L’histoire commence quand il y a un récit qui dit qu’il y a une histoire. Pour Les Cantates, le premier récit est l’ Odyssée d’Homère. » Suivront les voix de 16 auteurs (Bertold Brecht, Samuel Taylor Coleridge, Dante Alighieri, Hölderlin, Rainer Maria Rilke, Kirkegaard, Torquato Tasso, Virgile…) et 17 compositeurs (Bach, Beethoven, Berio, Brahms, Cage, Dusapin, Eisler, Nono, Verdi, Kagel…), non point un catalogue de mots et de sons, ficelés ensemble sous le générique « Cantate » (scène lyrique à un ou plusieurs personnages avec accompagnement), un zapping vivant, en somme, qui accrocherait au hasard des myriades de sens sous la bannière du néant. Mais, bien au contraire, la volonté de retrouver la spécificité du théâtre, « ce lieu qui est entre l’espace, les corps et le temps. Il ne s’agit pas tant de remettre de la stabilité ou de faire tenir ce qui est instable, mais de lier ces deux termes, de délier de l’intérieur le pouvoir des liens, la force de gravitation. Bizarrement, c’est là qu’on trouve une profondeur de champ, c’est-à-dire quelque chose qui refait surface, qui restitue la possibilité de la surface et rejette le principe de la superficie. »
Jouerait-il sur les mots ? Non, mais s’il est parfois difficile de déceler la portée politique d’une parole artistique, dans le cas de François Tanguy, aucun doute n’est permis. On se souvient de la grève de la faim qu’il avait entamée avec d’autres artistes, dont Ariane Mnouchkine, après le massacre de Srebrenica. Mais cette part publique de son engagement prend sa source, au quotidien, dans l’aventure menée avec sa troupe, le Théâtre du Radeau, à la Fonderie du Mans, lieu initialement squatté. Par une étrange coïncidence, les élus de la ville n’ont, à l’époque, pas vu ce squat d’un si mauvais œil et ont laissé faire, « même s’il s’agissait de pas grand-chose : occuper un espace vide, désaffecté et, au lieu de le réaffecter immédiatement, laisser les mouvements et les actes construire et occuper le lieu à mesure qu’il se libérait de ce qui l’avait d’abord occupé. On tente de restituer des surfaces en résistant à la superficie, au quadrillage, au pouvoir de la gestion comme administration du pouvoir. » Rien d’étonnant s’il finit par proposer un mot qui répond à son désir de théâtre, où rien de ce qui se propose au regard n’est laissé de côté (tant et si bien qu’on ne peut raconter ses spectacles où les protagonistes de l’action ne se limitent pas aux acteurs mais à l’articulation de ses éléments : décor, lumières, corps, textes, musiques, costumes) : la solidarité. Il ne l’entend pas au sens d’une piété naturelle et refuse de sombrer dans la mélancolie morale : elle n’a de sens que si elle libère des autonomies. « Entrer en autonomie est une responsabilité partagée. Il n’y a autonomie que parce qu’il y a une responsabilité de la solidarité. Or l’organisation du récit crée, réfléchit, met à jour non seulement le catalogue des conduites humaines, mais aussi tout ce qui se passe entre, et le trouble des mots entre les interdits et les libérations, leur façon d’entrer en symétrie ou en contrariété. Avec Les Cantates, on s’interroge : Comment transmettre quand on ne peut pas témoigner ? C’est une forme du déchantement (le déchant est une mélodie ou un contrepoint écrit au-dessus du plain-chant), de la décantation : une force qui soulève le chant officiel, le reprend et forme une langue non officielle, comme un rappel. Il s’agit de faire revenir la face, de sortir du chantage. »
Cantate, décantation, déchant, chantage. D’un mot à l’autre, la pensée en spirale de François Tanguy opère un salutaire travail de soustraction pour nous mener à la focale centrale de son théâtre : le lieu où l’on regarde, autrement dit où l’on se mêle de ce qu’on voit. Où l’on devient témoin.
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Théâtre de l’Odéon hors les murs, dans le jardin des Tuileries, jusqu’au 17 juin. Tél. 01.44.41.36.36.
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