C’est à Bruxelles, où il vit désormais, que Frànçois a planté le nouveau décor des Atlas Mountains. Plus volontiers en prise avec le monde réel mais toujours aussi élégant et sensible, le groupe français le plus ouvert du monde a su se renouveler en beauté.
Une pluie glaciale gifle Bruxelles ce matin-là, mais François Marry n’a nullement l’intention de modifier son protocole d’accueil. Le guide des Atlas Mountains nous a collé un rendez-vous qui ressemble à une épreuve, sur le terre-plein central qui sépare le bâtiment de la Commission européenne et celui du Conseil de l’Union européenne. Petite silhouette enserrée par ces deux mâchoires de la bureaucratie communautaire, une chapka enfoncée jusqu’aux omoplates, un parapluie fermé destiné au besoin à nous abriter du déluge, le Bruxellois de fraîche adoption nous engage sans préambule à revêtir un casque audio.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pendant quelques minutes, le vent humide qui censément devait nous congeler sur place se transforme pourtant en une onde chaude et enchanteresse, quand la musique que nous fait écouter notre hôte commence à produire ses effets. Il s’agit de Twerkin’ Girls, du groupe belge Le Colisée, dont le leader à la voix opalescente, David Nzeyimana, fait désormais des heures sup au sein des Atlas Mountains.
La playlist se poursuit avec les bien-nommés Hoquets, dont le hoquetant Bruxelles est la capitale de l’Europe évoque de loin les historiques TC Matic d’Arno, auxquels on aurait greffé les guiboles folles des Talking Heads.
Le Grand Dérèglement : un constat et un manifeste
C’est inscrit dans la nature profonde de François Marry et dans l’altérité des Atlas Mountains que de partir d’un plan large pour en arriver à éclairer les détails les plus intimes. Inconcevable pour lui de parler du nouvel album, de son alchimie particulière, sans commencer par citer ceux qui l’ont inspiré, irrigué, telle une sève extérieure qui lui palpite désormais dans les veines comme si elle avait toujours été là.
Jamais un groupe en France n’avait tant donné cette impression d’être un corps vivant, perpétuellement en évolution, à la recherche de mouvements tectoniques capables de secouer ses racines pop et de modifier son écosystème poétique. Choisir Bruxelles, ville chaotique par excellence, comme nouveau méridien, c’était clairement, pour François, une façon de tourner la page de cet onirisme hors sol qui caractérisait les précédents albums des Atlas Mountains. Choisir de baptiser le nouveau Solide mirage, oxymore surréaliste, c’était aussi une manière de conserver une part de cet onirisme et de le confronter à l’urbanité rêche du désordre contemporain.
Le Grand Dérèglement est plus que le premier single ou le titre qui ouvre l’album : c’est un constat et un manifeste. “On ne pouvait pas continuer à être dans la divagation pop, se boucher les oreilles comme si on n’avait rien entendu du vacarme alentour, explique François. On était en train de répéter la semaine où il y a eu les attentats à Paris, ça devenait intenable de ne chanter que des morceaux sur des ruptures amoureuses. Tout semblait soudain dérisoire…”
François envisageait même de déterrer les guitares grunge de son adolescence charentaise et de lacérer avec rage la beauté naturelle du son Atlas Mountains. Il écrit une demi-douzaine de titres à bout de nerfs, mais un seul atterrira finalement sur l’album (l’hirsute et bien-nommé Bête morcelée) car les autres membres du groupe sont moins à l’aise avec les déflagrations électriques.
Qu’on se rassure, donc, Solide mirage déploie encore les belles et ondoyantes compositions auxquelles Frànçois & The Atlas Mountains nous ont habitués depuis plus de dix ans. On y retrouve le même escadron de mélodies ailées (Tendre est l’âme, Perpétuel été), le même goût des hypnoses transmusicales, les arômes orientalistes et les épices africaines qui relevaient déjà E volo love, Piano ombre et surtout le maxi L’Homme tranquille, enregistré sur place il y a deux ans.
Cette fois, le groupe a investi un véritable studio d’enregistrement
Mais Bruxelles n’a pas seulement changé sensiblement la donne musicale, et avec les départs de Pierre Loustaunau et Gerard Black – qui se concentrent désormais sur Petit Fantôme et Babe, leurs projets respectifs –, il a fallu aussi régénérer les tissus humains d’un groupe qui n’a jamais misé que sur l’échange de fluides et le contact charnel. “Je suis né en 1982, s’excuse François, j’ai connu les deux versants de la pratique musicale, celle des jams des années 1970/80, dont le grunge a constitué l’apogée, et celle de l’ère digitale et des échanges de fichiers, avec l’envie de faire groover à travers des machines qui, elles, ne bougent pas. Mais avec ce groupe, il faut qu’on se sente en contact, j’ai besoin d’être dans la même pièce que les musiciens pour créer, de voir dans les yeux des uns et des autres quand ça va trop loin, ou pas assez. J’ai besoin de sentir les phéromones.”
Pour la première fois, alors que les albums précédents furent capturés dans des endroits non prévus à cet effet, le groupe a investi un véritable studio d’enregistrement. C’est Dominique A, le modèle avoué de François et ancien Bruxellois d’adoption lui aussi, qui leur a conseillé le Jet Studio, autrefois propriété du crooner italo-belge à voix pâle Adamo. “Dominique, qui a fait ses deux derniers albums là-bas, a eu cette phrase qui nous a convaincus. Il nous a dit que c’était un bon studio, avec une âme, et surtout qu’il sentait un peu le moisi.”
Pendant l’enregistrement, François a fait brûler de la sauge indienne, non pour couvrir l’odeur de moisi mais pour éloigner les fantômes de Piaf, de Trenet ou des Rolling Stones, qui ont hanté les lieux. “A Bruxelles, dans les endroits où est produite la bière, on laisse les fenêtres ouvertes pour que les bactéries de la ville viennent activer la fermentation. J’ai imaginé que, de la même façon, les bactéries du vieux studio activeraient des choses dans notre musique.”
« J’écris en marchant, à vélo, je ne suis pas du genre à me poser »
Il a également punaisé un peu partout des reproductions de peintures symbolistes comme celles de Léon Spilliaert ou Fernand Khnopff. Il tiendra d’ailleurs à nous entraîner au musée Fin-de-Siècle Museum pour nous montrer au plus près le tableau Des caresses de Khnopff, où une femme léopard enlace le torse nu d’un androgyne, composition qui nous évoquera illico la peinture d’un autre Belge, Guy Peellaert, pour la pochette de Diamond Dogs de Bowie. “J’ai passé des heures dans ce musée, à dessiner et à écrire, ces œuvres ont eu une incidence évidente sur l’album. Je marche beaucoup dans Bruxelles, j’habite un endroit très enclavé et oppressant, près des marais, donc il faut que je sorte de mon quartier pour m’aérer l’esprit. J’écris souvent en marchant, à vélo, ou même les rares fois où je fais du jogging. Je ne suis pas du genre à me poser en me disant que j’ai un album à écrire. Je suis plus un collecteur, comme un promeneur sur un sentier qui récolte des fleurs et des fruits. Les gens que je croise modifient ma façon de voir la musique, et c’est valable également pour les artistes avec lesquels j’ai collaboré ces dernières années, comme Rone, Etienne Daho, Hedi Slimane ou la danseuse et chorégraphe I-Fang Lin.”
Loin des vedettes devenues ses amis, François a aussi passé des après-midi entiers à faire des croquis dans des cafés de Molenbeek, quand le quartier était mondialement montré du doigt comme la couveuse du jihadisme européen. C’est, il le reconnaît volontiers, son côté “chanteur naïf de gauche” qui l’a poussé à aller voir de lui-même ces populations ghettoïsées, à boire le thé à la menthe et à leur tirer le portrait, comme on fraternise avec des gestes dérisoires mais essentiels. Il a aussi, symboliquement, marqué un coup plus fort en invitant un danseur, réfugié palestinien, dans le palais de Justice de Bruxelles, pour le clip du Grand Dérèglement.
Une chanson sur l’album, la plus belle sans doute, Apocalypse à Ipsos, s’émeut de la vague brune qui monte et redoute avec délicatesse ses ravages. “Elle fera un four. Les gens n’ont pas envie d’entendre ça. Je suis considéré comme un petit Blanc avec une pensée gauchiste, j’enfonce des portes ouvertes en chantant ça, je suis lucide sur le fait que ça ne fera pas bouger quoi que ce soit. Mais je m’en fous, je le fais parce que je suis épuisé d’entendre partout le discours inverse.” Conserver de belles illusions tout en les heurtant pour une fois à des réalités plus âpres, c’est aussi ça qui constitue un solide mirage.
album Solide mirage (Domino/Sony), sortie le 3 mars
concerts le 10 mars à Marseille, le 11 à Montpellier, le 15 à Brest, le 16 à Niort, le 18 à Angers, les 22, 23 et 24 à Paris (Maroquinerie)
{"type":"Banniere-Basse"}