Avant de se produire à guichets fermés lundi 11 avril à l’Olympia, les Dublinois évoquent le sombre et tourmenté “Skinty Fia”, un troisième album influencé par la nouvelle vie londonienne du groupe, où plane le spectre de l’identité irlandaise.
“À Paris, lorsqu’on m’entend parler, les gens s’imaginent que je suis anglais ou américain. Ils ne relèvent pas plus que ça. Surtout, ils se font une idée différente des Irlandais, contrairement aux Anglais qui nous perçoivent tout de suite d’une certaine manière.”
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En ce début d’après-midi de février, le bassiste de Fontaines D.C., Conor Deegan III, alias Deegan, se remémore ses semaines de confinement passées dans la capitale française. Pour tuer le temps, avant que son camarade guitariste, Conor Curley, alias Curley, ne rejoigne la discussion distanciée, le blondinet retrace les différents lieux et autres rades du nord-est parisien qu’il a fréquentés, et en profite pour revenir sur la différence de traitement qu’il a pu rencontrer par la suite, en retrouvant le reste du groupe à Londres, à l’automne 2020.
Car Fontaines D.C. a bel et bien déserté Dublin et son Irlande natale pour rejoindre la mégalopole anglaise. Cette expérience, marquée par la rivalité historique entre l’Irlande et l’Angleterre et toutes les discriminations qui s’ensuivent, a alors conduit les Dublinois à apprécier leur identité irlandaise sous un œil nouveau, faisant de leur troisième disque, Skinty Fia, un épicentre de réflexions personnelles et angoissées.
Votre album précédent, A Hero’s Death (2020), avait été écrit en réponse à vos nombreux mois passés sur la route, au mode de vie insulaire qu’imposent les tournées, et à une certaine forme de déconnexion. Depuis que le groupe est installé à Londres, avez-vous eu le sentiment de vivre une autre forme d’isolement du fait d’être irlandais ?
Deegan – A Hero’s Death reflétait une déconnexion vis-à-vis de nos proches lorsque nous étions en tournée. C’était difficile de rester en contact avec l’extérieur, d’entretenir nos relations perso. Nous vivions enfermés tous les cinq dans une bulle. Il y a ce côté génial d’être sur la route, de le faire pour le plaisir, mais le dévouement est total car il te faut renoncer à la majeure partie de ta vie. En revanche, ce qui ressort de ce nouvel album est une déconnexion d’un autre genre. Il est question d’être déconnecté de l’environnement dans lequel nous sommes. À Londres, les gens que nous côtoyons sont irlandais et nous gravitons en permanence avec eux, dans cette bulle irlandaise, que ce soit dans les lieux où nous traînons, les pubs, etc. C’est presque une déconnexion consciente car nous ne voulons pas être complètement assimilés à la culture britannique. Les Britanniques se sont toujours efforcés de détruire la culture et l’identité irlandaise par l’assimilation. Nous essayons simplement de maintenir notre culture et nos propres personnes en vie, tout en étant à Londres. Et c’est quelque chose d’assez étrange à vivre.
En quoi cette déconnexion que vous évoquez vous a-t-elle menés à questionner davantage votre identité, thématique centrale de Skinty Fia ?
Deegan – Quand tu vis à Dublin en tant qu’Irlandais, ton identité irlandaise, ainsi que ton amour pour la ville et pour cette identité, te lie directement aux autres. Tes différences, ce qui te démarque, sont ailleurs. Mais dès que tu vis à Londres, tout à coup, ton identité irlandaise est ce qui te rend différent. Cette identité n’est alors plus une force unificatrice mais elle devient une sorte de symbole, avec une signification, que les gens vont utiliser pour te caractériser. À Londres, cela se traduit par : “Oh, ce mec est irlandais, donc je sais qui il est.” Alors qu’en Irlande, c’est plutôt du genre : “Oh, ce mec joue au football” ou “Oh, ce mec fait de la musique” et on va accorder du sens à ce que tu es à partir de ces éléments. Le traitement est différent. Tout ça a donc modifié la perception que nous avions de notre propre identité. Nos trois albums sont liés entre eux d’une certaine manière : on y retrouve à la fois cette idée d’être déconnectés et cette forme d’appréciation de ce qu’est “être irlandais”. Mais c’est bizarre de voir comment notre vision des choses a évolué depuis Dogrel.
À l’écoute de ce nouveau disque, tout semble prendre une tournure assez noire.
Curley – Totalement. A Hero’s Death penchait déjà dans ce sens mais les paroles comme la musique de celui-ci sont beaucoup plus sombres comparé à ce que nous avions pu sortir jusqu’ici.
Deegan – Nous offrons une vision distordue de ce qu’est être irlandaise, une vision plus négative que ce que pouvait évoquer notre premier album. Dogrel était centré sur Dublin et l’Irlande de manière romancée. On pouvait, par exemple, parler du fait de picoler, mais en rendant la chose poétique, presque charmante. Skinty Fia, au contraire, prend le contre-pied de tout cela. Il accueille et reconnaît les mauvais côtés de la culture irlandaise. Je pense que c’est une chose avec laquelle nous luttons en permanence car nous sommes conscients qu’il y a de belles choses dans le fait d’être irlandais, mais plus nous grandissons, plus nous voyons ces choses différemment. Combien de fois peux-tu encore aller au pub jusqu’à 3 heures du matin avec les mêmes personnes et continuer à trouver ça romantique ou poétique ? Et même si ces personnes te prennent encore par l’épaule et que vous vous mettez à lancer des chants en fin de soirée… Jusqu’à quand peux-tu continuer à faire ça avant de voir la situation sous un autre angle ?
Curley – Cette fois, la mélancolie qui ressort des chansons est beaucoup plus subvertie. C’est un peu dans le genre de ce qu’ont pu faire les Pixies. On a voulu utiliser cette même luminosité.
Le son des nouveaux morceaux est même assez typé années 1990. On peut également entendre du shoegaze, des rythmes hérités de la musique électronique de l’époque, ou des choses piochées chez Death in Vegas ou Primal Scream.
Curley – Primal Scream a été une grande influence, en particulier sur la manière dont nous voulions faire sonner la batterie. De mon côté, je voulais aller puiser dans toutes ces sonorités évoquées, ce sont des influences importantes. J’ai toujours été fan de ce genre de musique, de shoegaze, mais c’était presque impossible pour nous d’atteindre ce son avant d’être suffisamment équipés, en termes de matos, de pédales… Tout s’est donc fait progressivement depuis nos débuts. Quand on a enregistré Dogrel, nous n’avions même pas vraiment d’accordeur. On se branchait juste dans les amplis et c’était parti.
Deegan – C’est d’ailleurs assez drôle de nous imaginer aux premiers jours du groupe en train d’essayer de faire ce troisième album.
Le succès de A Hero’s Death, où vous vous aventuriez sur de nouveaux terrains sonores, a-t-il été libérateur pour la suite ?
Deegan – Le fait que ce disque ait été plutôt bien accueilli, qu’il soit nommé aux Grammy Awards, nous a rendus beaucoup plus confiants, c’est évident. Cela voulait dire qu’on pouvait simplement suivre nos envies, suivre ce qui nous paraissait juste et le faire sans nous prendre la tête. C’était déjà le cas sur A Hero’s Death. Non pas qu’on se fichait de ce que les gens voulaient entendre, mais on voulait surtout dépasser l’idée que le public se faisait du groupe après la sortie du premier album et faire ce que nous avions vraiment envie de faire.
Est-ce primordial de toujours chercher à se renouveler ?
Curley – Je dirais que c’est impératif de continuer à se développer en tant que musicien. C’est même essentiel pour le groupe. Toujours tenter de nouvelles choses, tester, que ce soit à partir de nos influences ou de tous ces sons que nous avons pu produire en concert, en tournée, en répète, par le passé, que l’on mettait de côté pour continuer à les bosser et les faire grandir jusqu’à ce qu’ils finissent par donner quelque chose. Pour être honnête, c’est difficile de s’imaginer un groupe des sixties qui pouvait sortir pratiquement le même album cinq fois d’affilée. C’était une autre époque, le public avait une manière différente d’appréhender tout ça. Aujourd’hui, le mode de consommation de la musique ou de l’art en général a changé. Tout va beaucoup plus vite et ça se ressent sur le développement des groupes.
Vous vous êtes remis assez rapidement à plancher sur de nouvelles chansons en raison de la crise sanitaire et de la situation imposée. Quel a été votre fonctionnement pour travailler ensemble pendant cette période ?
Deegan – Curley venait juste de partir à New York mais la majorité d’entre nous était confinée en Irlande, dispatchée dans le pays, auprès de nos familles respectives. J’ai passé quelques semaines à Mayo, sur la côte est de l’Irlande, dans une maison du bord de mer avec des amis, puis je suis parti m’installer à Paris. Nous avions beaucoup de temps pour composer et c’était la première fois que nous faisions de la musique de manière séparée, chacun dans notre coin. C’était chouette car nous pouvions faire ce que nous voulions. En temps normal, nous composons ensemble, avec les instruments que nous avons entre les mains et avec l’idée que ce que nous enregistrons peut être joué tel quel, alors que là, nous pouvions empiler les pistes, superposer les sons, sans réfléchir. On a fini par tous se retrouver à Londres en novembre 2020, enfermés dans une seule et même pièce pour travailler sur nos morceaux. Plusieurs chansons de l’album ont été faites de cette manière. On improvisait à partir de ce que l’on avait, jusqu’à ce qu’on parvienne à faire tenir l’ensemble et jouer le tout en direct.
On retrouve à nouveau le producteur Dan Carey aux manettes de cet album. Travailler avec lui était encore une évidence ?
Curley – Quand tu bosses avec un producteur, il est primordial d’avoir une bonne communication. Et après avoir enregistré trois albums avec Dan, tout est devenu beaucoup plus simple, plus fluide. On regarde tous dans la même direction et l’aisance que je décris nous permet de suivre cette quête de la nouveauté plus facilement. Dan est quelqu’un d’hyper enthousiaste, toujours excité par la musique sur laquelle il travaille. Il est porté par la moindre idée et devient tout de suite très créatif. J’aime beaucoup le regarder travailler. Personnellement, je pense que son influence sera énorme sur le reste de ma carrière.
La littérature est également une autre constante dans la vie du groupe depuis vos débuts. De quelle manière vous a-t-elle influencés ?
Deegan – C’est l’une de ces choses que tu découvres et qui te change à jamais. La littérature te permet de mettre des mots sur tes propres expériences. Surtout quand tu es jeune, tu te rends alors compte que d’autres personnes ont pu vivre ces expériences et qu’il existe une certaine manière de les décrire. Une fois que tu as fait cette découverte, c’est quelque chose que tu as toujours envie de retrouver. Mais c’est aussi délicat car cela signifie que tu peux t’attarder sur des choses de la vie de manière très précise et être tenté de vivre en suivant des standards romantiques, un idéal, et ne pas vivre dans l’instant présent.
Le morceau Bloomsday est une référence directe à James Joyce. Ce dernier a par ailleurs passé sa vie à écrire sur Dublin. Quel parallèle faites-vous entre son œuvre et votre musique ?
Deegan – James Joyce disait que s’il pouvait atteindre le cœur de Dublin, il pouvait alors atteindre le cœur de n’importe quelle ville, et qu’en atteignant le cœur d’une ville, il pouvait atteindre le cœur des gens. C’est pour cette raison qu’il écrivait constamment sur Dublin. Cette idée est tellement stimulante car nous-mêmes, nous pouvons continuer à composer des morceaux sur Dublin et ainsi accéder à une certaine forme d’universalité. Nous ne sommes pas du genre à écrire une chanson sur Paris par exemple, et à simplement écrire sur le fait d’errer dans les rues de la ville, par exemple. Ce serait superficiel. C’est donc une bonne chose pour Fontaines D.C. que de continuer à écrire sur Dublin car ça nous permet d’accéder à quelque chose de plus profond.
Après avoir quitté Dublin pour Londres, j’imagine que vous ne comptez pas séjourner indéfiniment dans la capitale anglaise ?
Curley – Complètement. Je ne pense pas rester longtemps ici. Je me sens plus à l’aise ailleurs en Europe qu’en Angleterre. Ça me dirait donc bien de partir quelque part sur le continent, peut-être à Paris ou à Berlin, quelque chose du genre. Nous verrons.
Propos recueillis par Valentin Gény.
Skinty Fia (Partisan Records/PIAS). Sortie le 22 avril. Concerts à Paris le 11 avril (L’Olympia) et le 12 avril (Bataclan), diffusé en direct sur France Inter.
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