Au sud-est de Cuba, moins exposé à la mode touristique, Haïti sonne lui aussi le réveil de la musique des Caraïbes. Une révolution de tambours née de la rencontre des Indiens, de l’Afrique et de l’Occident, aujourd’hui nourrie du chant, des invocations et des danses des paysans : le théâtre de tous les métissages, où le vaudou a même adopté les danses de la cour de Versailles.
Une étonnante maison de bois se profile sous un ciel lourd, gris anthracite. Installé en plein centre de la capitale, près du théâtre traditionnel des coups d’Etat qu’est le Palais national, l’hôtel Oloffson est le refuge des journalistes qui viennent encore écrire ici un article choc qu’ils intituleront fatalement« La République du cauchemar » ou, mieux encore, « Au pays des zombis » : Haïti reste décidément le mauvais rêve de la presse internationale. Un pays qui a des journaux et des mambos (prêtresse du vaudou), des partis et des esprits, des édits et des gris-gris, des lois et des loas (en créole, dieux du vaudou) ne se laisse pas facilement saisir par les gros titres des médias. Trop de contrastes, d’invraisemblance et d’incohérence pour les éditoriaux de l’Occident. On ne passe pas si facilement des quais de la Seine aux rives d’Agoué, le génie aquatique du vaudou haïtien.
L’Oloffson, c’est l’illusion perdue de Port-au-Prince. Dans cette ville en pleine destruction, saturée de bidonvilles, l’élite tente de recréer un paradis tropical pour cartes postales. Dans les années 50, c’est ici que Graham Greene écrivit Les Comédiens, un roman acerbe sur la dictature duvaliériste et les sinistres tontons macoutes, dans lequel l’hôtel jouait le rôle de décor principal. Avec l’adaptation hollywoodienne du livre, interprétée par Elizabeth Taylor et Richard Burton, l’Oloffson devint brusquement un rendez-vous obligé de la jet-set internationale.
Si l’hôtel n’abrite plus aujourd’hui John Gielgud, Mick Jagger ou Marlon Brando, il cultive toujours sa singularité : le propriétaire actuel de l’Oloffson n’est autre que le leader d’un des groupes les plus connus de la « nouvelle musique haïtienne ». Richard Morse fait partie de la génération de l’après-Bébé Doc qui en a eu assez de chanter Chérie Doudou sur un air de konpa, l’ancêtre du zouk antillais. Le leader de RAM est un curieux mélange de pragmatisme anglo-saxon et d’indolence tropicale. Son père est américain et sa mère, la chorégraphe la plus célèbre du pays : « Les ancêtres de mon père viennent de l’Angleterre puritaine. Quant à ma mère, elle est dans le vaudou. J’ai reçu ce double héritage. C’est ça, le syncrétisme haïtien. Je tente musicalement la fusion du vaudou et de la musique pop américaine. » Avec un sens inné de la diplomatie, cet ex-punk de la scène new-yorkaise, à l’époque ami des peintres Keith Haring et Jean-Michel Basquiat, jongle toute la journée avec des intérêts contradictoires. « Mes amis new-yorkais, dit-il, me prenaient pour un fou : « Comment peux-tu aller vivre dans le pays du sida, des macoutes et du vaudou ? » Aujourd’hui, hélas, ils sont presque tous morts à cause du sida et moi, jusqu’à présent, je suis bien vivant ! »
Depuis le salon de l’hôtel, j’entends le martèlement des tambours. Un rythme obsédant qui vient de la salle de répétition où RAM prépare son concert. Le groupe est devenu célèbre depuis que Jonathan Demme l’a choisi pour la bande-son de Philadelphia aux côtés de Bruce Springsteen, Neil Young et Sade. Durant le putsch militaire, les concerts de RAM constituaient l’un des rares espaces de liberté dans un pays entièrement muselé. Dans Puritan vaudou, son dernier disque, RAM tente d’intégrer le blues américain aux rythmes ancestraux du vaudou : « La musique noire américaine est issue de la culture des esclaves. Et la base du blues, c’est la Louisiane. Il y avait là-bas les mêmes nations africaines que dans la colonie de Saint-Domingue. La seule différence, c’est que la Louisiane française est devenue américaine et que les esclaves de Saint-Domingue ont créé Haïti. Si la Louisiane a inventé les bases de la musique noire américaine, c’est parce que la présence française a permis une certaine ouverture alors que les protestants anglo-saxons ont toujours tenté de détruire cette culture. Le vaudou est pourtant une religion très ouverte. Il n’y a aucun complexe chez les initiés. Le « Père Savane », par exemple, officie dans les cérémonies vaudou une Bible à la main et récite la messe en latin ! Le vaudou est même devenu aujourd’hui une religion moderne, urbaine. »
Comme tous les musiciens de sa génération, le leader de RAM n’a toujours pas digéré la déconvenue de l’après-Aristide. L’ancien président, apôtre de la « théologie de la libération », qui avait été élu en 1990 avec 70 % des voix lors des premières élections libres et démocratiques du pays depuis son indépendance en 1804, a déçu. Considéré il y a peu par une population analphabète et mystique comme le nouveau Messie, Aristide est soupçonné aujourd’hui de tentation populiste par ses détracteurs. « On pensait tous que la chute de la dictature en 86 serait aussi le début de la démocratie. Il a fallu déchanter. Par exemple, le maire actuel de la capitale, Manno Charlemagne, était un chanteur engagé depuis des années dans la lutte contre les macoutes. Et pourtant, il se conduit aujourd’hui comme eux. Il logeait dans la suite de mon hôtel sans jamais payer. J’ai dû le virer. Il m’a menacé de représailles. Et au dernier carnaval, une de mes chansons ne lui a pas plu. Il a simplement interdit le char de RAM. »
Le mouvement « racines », à la manière du reggae en Jamaïque il y a vingt ans, joue ici un rôle politique de plus en plus important. Koudjaï a cassé la baraque au dernier carnaval de Port-au-Prince avec son tube vengeur, Grand mangeur, qui dénonce la corruption des politiciens. La chanson est devenue le cri de ralliement d’un peuple à l’agonie. Mais le groupe qui a tout déclenché, c’est Boukman Eksperyans.
Depuis son impressionnant succès, Boukman a redonné une seconde jeunesse aux rythmes de l’Afrique et capté l’imaginaire des Haïtiens en apportant les sons nouveaux de la world-music. Il existe maintenant des dizaines de groupes « racines », disséminés un peu partout sur l’île. « Le mouvement « racines », c’est le vaudou qui passe partout. Il part du paysan, entre dans les bidonvilles, et fait irruption chez le bourgeois. Il touche tout le monde », proclame Théodore Beaubrun devant le micro de Radio Guinin, où le leader du groupe anime une émission chaque semaine. Avec ses petites lunettes lennoniennes et son visage d’Indien sage, Lolo comme l’appellent ses fans évoque sa musique dans des termes simples et passionnés :« De la même façon que les Jamaïcains montent le volume dès qu’ils entendent un reggae à la radio, les Haïtiens montent maintenant le son dès qu’ils nous entendent. Ils ont enfin une musique bien à eux. Notre culture est très forte. Elle est la rencontre des Indiens, de l’Afrique et de l’Occident. Le vaudou renaît de ses cendres et compte bien jouer sa partition dans l’avenir politique du pays. La révolution a commencé et c’est la musique qui a pris les devants. » Avec sa nouvelle chanson, Ti Pa, Ti Pa, Lolo s’insurge contre le néolibéralisme qui « suce le sang des Haïtiens. » « Les Américains, ajoute-t-il, ont essayé de nous acheter. Ils nous ont promis un pont d’or si on se taisait. On a refusé, bien sûr. Nous sommes avec le peuple. On ne détruira pas notre culture. Ni les colons français ni l’armée de Napoléon n’y sont arrivés. Au début du siècle, la première occupation américaine a duré vingt-cinq ans, mais la guérilla paysanne a fini par vaincre la plus forte armée du monde. Nous n’avions pas d’armes mais nous avions le vaudou ! » Le groupe a d’ailleurs choisi son nom en hommage au chef des insurgés de la cérémonie vaudou de 1791, qui sera le prélude à la seule insurrection victorieuse des esclaves dans l’histoire.
Boukman Eksperyans a sillonné les grands sanctuaires vaudou de la campagne haïtienne pendant des années : Soukri, le temple de rite congo, Souvenance, le sanctuaire dahoméen, et Badio, le péristyle nago. Car Lolo le reconnaît, les chants des paysans sont la vraie richesse de la musique haïtienne : un gisement inépuisable de prières, d’invocations et de danses. Une profusion inouïe de rythmes et de rites. Un syncrétisme étrange, miraculeux, dans lequel son groupe a puisé son inspiration. Et pourtant, ces musiques sont quasiment ignorées par l’élite de la capitale. Un « mur de Berlin » invisible divise Haïti depuis son indépendance. Entre Port-au-Prince et la campagne, deux pays s’opposent sans jamais se rencontrer. Le monde rural, qui forme 70 % de la population, continue de « marronner » à la manière des esclaves qui fuyaient les plantations coloniales pour s’affranchir de la servitude et vivre libre dans des zones inaccessibles. Dès 1804, les paysans ont déserté les plantations et orienté la révolution noire vers un choix radical : le retour au système économique qui prévalait en Guinée. Bien plus qu’une partie réelle de l’Afrique, dont étaient issus la majorité des esclaves, la Guinée était une reconstruction symbolique de l’Afrique tout entière. Ainsi, des peuples aux langues et aux traditions souvent différentes, déportés ensemble dans l’enfer esclavagiste, ont réussi ce tour de force : forger dans l’exil une appartenance commune. Les anciens esclaves, qui avaient apporté avec eux le vaudou protecteur de leur famille, ont transmis à leurs fils cet attachement à la terre laissée derrière soi.
Mais ce n’est pas tant la nostalgie de l’Afrique « maternelle » qui anime aujourd’hui le monde paysan que sa volonté de rester lui-même. Cette obsession va bien au-delà du complexe de l’insulaire. Les Haïtiens se sont donné une terre, au-delà de toute origine, de tout exil et de tout retour. Pour les paysans, l’Afrique-Guinée est un pays mythique, non localisé, dont ils ne sont pas loin de se croire autochtones. Là où les Antilles françaises constituent, pour certains, le paradigme de la créolité, là où la Jamaïque incarne, à travers le mouvement rastafari, le modèle d’un rêve du retour, Haïti reste le lieu même de la mémoire des anciens déportés.
En Haïti, il n’existe pas de conservatoire de musique comme à Cuba, mais la musique rurale est un véritable conservatoire du passé. A deux heures de la capitale, par exemple, se cachent dans les montagnes deux villages déroutants : Fond-des-Nègres et Fond-des-Blancs. C’est à Fond-des-Nègres, haut lieu du vaudou, que vit le groupe d’un accordéoniste au nom envoûtant : Fragile Fatale. Fragile, comme le corps haïtien qui semble avoir perdu, avec la dictature et la misère, ses dernières défenses immunitaires ; Fatale, comme la souveraineté et l’irréductibilité de sa culture. L’accordéon de Fragile Fatale, qui semble tout droit sorti d’un bal musette, se mêle aux tambours congos de sa société vaudou, intitulée Rasin Guinin. Haïti est « une greffe de parisianisme sur la barbarie africaine », disait un général américain au moment de l’occupation de 1919 : il ne croyait peut-être pas si bien dire.
Par un des accidents les plus singuliers de l’histoire haïtienne, on trouve encore à Fond-des-Blancs des descendants du régiment polonais qui refusa pendant la guerre d’indépendance de participer au massacre de six cents Noirs ordonné par le général Leclerc, chargé par son beau-frère, Napoléon, d’y rétablir l’esclavage. Quand l’empereur noir Dessalines proclama l’indépendance en 1804, il se souvint de ces quelques centaines de Polonais. C’est ainsi que des Blancs, nés sur le bord de la Vistule, furent considérés comme noirs et haïtiens. Aujourd’hui, on croise encore à Fond-des-Blancs des Noirs aux yeux bleus. Il n’est pas rare de les voir danser la kokoda, une sorte de mazurka nègre. Réinventant sans cesse sa mémoire dans un grand élan syncrétique, Haïti intègre même les Blancs dans sa ronde infernale.
Séparés par quelques dizaines de kilomètres, Fond-des-Nègres et Fond-des-Blancs pourraient bien résumer la singularité de la musique paysanne haïtienne : une France rêvée, greffée sur une Afrique idéalisée. Hors des routes carrossables, les musiques paysannes brouillent les pistes des classifications ethnologiques. Les mêmes ensembles peuvent aussi bien jouer le rara, orchestre déambulatoire lié aux rites agraires, les contredanses, les polkas ou les menuets, tout en les intégrant au culte vaudou lors des bals loas. Quand Erzulie, par exemple, loa « blanc », déesse mulâtre et coquette, est invitée pendant certaines cérémonies, c’est avec une contredanse qu’elle est invoquée. Plus qu’une imitation servile, une parodie cocasse des danses coloniales, la contredanse est devenue une vraie contre-culture : la forme ironique et ludique qu’ont trouvée les Haïtiens pour intégrer ce qui leur était hostile ou étranger. Et cette musique métisse, cette danse de résistance a, tel le boa, absorbé et digéré les formes musicales importées par les colons blancs.
Loin des grands sanctuaires établis et visités, la société vaudou Premye Nymewo, qui vit dans le sud de l’île, sur les hauteurs d’un morne isolé, possède une mémoire inouïe des contredanses françaises comme Alavizit ou les Lanciers, aujourd’hui totalement disparues en France. Qui peut imaginer plus baroque que ces paysans noirs et misérables, rêvant à leurs dieux d’Afrique et transformés le temps d’une danse en aristocrates français du XVIIIème siècle ? Un commandeur, ce nom laissé par la colonie au kapo des plantations, guide les danseurs en improvisant sur un thème de son choix. La voix posée, nonchalante, il chante à la manière d’un Gainsbourg ou d’un rapper dans un mélange de créole et de français. Quatre couples exécutent les figures comme des patineurs sans glace. Les cavalières ont mis leurs plus beaux atours et saluent les cavaliers avec une prestance et une élégance dignes d’une cour de Versailles tropicale. Les hommes font le geste de se coiffer après avoir départagé les dames. Ils échangent leurs places et se balancent en faisant des entrechats sophistiqués. Les danseurs frappent des mains en rythme, tout en plaisantant entre eux avant de reprendre leur position initiale au son du violon. Asson, un vieillard au visage en lame de couteau, est sans doute l’un des derniers paysans à posséder un « vrai » violon, à quatre cordes un Blanc, dit-il, lui en a fait cadeau il y a longtemps. Partout ailleurs, le violon désigne en fait un tambourin que l’on frotte avec le pouce recouvert de résine. Quand tout a disparu, il reste encore ici la mémoire d’un nom.
La société Premye Nymewo s’apprête maintenant à partir pour une eskwad, un mode de travail communautaire spécifiquement haïtien dû, notamment, à la parcellisation des terres. Sans son accompagnement musical et religieux, une eskwad n’a pas de sens. Les musiciens sillonnent à présent les champs de vétiver en petites formations avec leurs flûtes, leurs tambours et leurs violons. L’eskwad fonctionne comme une véritable coopérative avec sa structure de solidarité et ses stratégies d’entraide inter-individuelle : un véritable système de don et contredon qui oblige ses membres à travailler à tour de rôle les uns pour les autres. Dans ce milieu de petits propriétaires pauvres et indépendants, la condition de salarié est inconnue. Le travail collectif, indispensable pour des motifs techniques de culture ou pour des besoins particuliers, prend donc la forme d’échanges à base de réciprocité ou de troc en nature. Mais l’eskwad satisfait aussi le tempérament ludique des paysans. La « corvée » donne lieu à des mises en scène étonnantes, entre la parodie militaire et le complot anarchiste. Le « général-silence » fait taire ceux dont les bavardages sont jugés intempestifs. Deux chefs d’équipe prennent chacun la tête d’un clan. Le « gouverneur-peuple » et le « général-la-place » mènent chacun leur camp. Au rythme du chant, les groupes tentent de s’encercler tout en défrichant. On joue à la guerre en labourant. On bêche en profondeur derrière les lignes ennemies. Et le soir, le champ est défriché et la troupe qui a le mieux travaillé est fêtée dans l’allégresse générale.
Il règne ce matin, dans le petit sanctuaire familial de Madame Nerval, un climat exceptionnel de douceur et de majesté. Nous sommes à Jacmel, une petite ville-fantôme qui cultive le souvenir de sa splendeur passée. Madame Nerval revient d’une tournée européenne. Une première pour une société vaudou. Pas le moins du monde impressionnée, la mambo de la société Bordé Nationale s’est sentie « comme à la maison ». Sur les scènes de Nantes ou de Vienne, la cérémonie se déroulait selon les mêmes codes et les mêmes rituels qu’à Jacmel. Et les dieux, qui savent voyager depuis l’époque du commerce négrier, prenaient possession des initiés sous le regard stupéfait des spectateurs… Madame Nerval est une mambo connue. Elle n’en tire aucun avantage, sauf, peut-être, une certaine fierté. Elle me raconte avec beaucoup d’ironie être tombée sur plusieurs initiées qui se faisaient passer pour elle… Madame Nerval ressemble à Haïti : un mélange singulier de douceur créole et d’identité tragique. Dans son regard couleur café, je capte la lueur tranquille de la destinée. Elle me confie, avec un grand sourire, avoir quitté son mari pour « se marier à Criminel », le loa qui règne sur son sanctuaire. La cérémonie qui débute contraste avec les clichés du sang répandus sur le vaudou. Pour beaucoup, la religion populaire évoque toujours un obscur culte satanique. Des séries B hollywoodiennes ont forgé depuis des décennies l’idée qu’il rimerait fatalement avec messe noire, sacrifice humain, cannibalisme ou orgie sexuelle. Pourtant, qui se rendrait ici pour assister à une cérémonie démoniaque serait vite déçu. Le vaudou est beaucoup moins et beaucoup plus que ça : il est l’âme du peuple, sa vraie foi et sa seule ressource. Comme le disait le grand romancier haïtien Jacques-Stephen Alexis, les esprits se sont amalgamés au corps de la nation, ils en fécondent la terre. Leur souffle s’infiltre partout, à travers les quartiers riches et les bidonvilles. La politique, la culture, les espoirs des hommes, tout ici est influencé par le vaudou. Il existe des milliers de « sociétés vaudou » dispersées à travers le pays. Organisées autour d’une mambo, comme Madame Nerval, ou d’un hougan, elles rendent hommage à une même famille de loas. Madame Nerval fait claquer son fouet dans l’air pour appeler les esprits. Une entrée en matière qui semble rejouer une scène vieille de trois siècles les esclaves qui se réunissaient pour la prière du soir entendaient déjà les claquements de fouet du négrier. La cérémonie révèle ainsi d’emblée son intense relation avec le trauma de l’esclavage. Elle est bien la manifestation de la personnalité de ces Noirs niés par la traite, puis libérés de l’esclavage grâce à l’aide des esprits. Mais les dieux du vaudou agissent aujourd’hui dans un tout autre contexte, les adeptes du vaudou ne s’insurgeant plus contre les colons français mais combattant l’esclavage économique. Les initiés et la « Dame-chanterelle » forment à présent un cercle autour de Madame Nerval. Le tambourineur frappe son instrument. C’est de sa science du rythme que dépendent l’ardeur et l’attention des danseurs. De son talent dépend aussi le bon déroulement des cérémonies. Par de brusques changements de mesure, il peut faire tomber en transe les danseurs qui voudraient se dérober à l’emprise des esprits. Une vaste mémoire musicale s’allie chez lui à une résistance nerveuse peu commune. C’est surtout dans les feintes et les contre-temps qu’éclate sa virtuosité. Les femmes saisissent alors le bas de leur robe avec une main, les hommes laissent pendre leurs bras légèrement pliés, comme pour maintenir leur équilibre. Chacun bouge imperceptiblement ses pieds et imprime des petites secousses à ses épaules en faisant onduler légèrement les reins. Le corps ployé en avant, les genoux fléchis, les danseurs imitent la sinuosité du serpent ou miment le coït des dieux de la mort. Criminel vient de pénétrer dans son enveloppe de chair avec la violence d’un ouragan. Une initiée a complètement changé de physionomie. Son visage s’est soudain métamorphosé, comme une image de synthèse sous l’effet sidérant de la technique du morphing. Sa voix s’infléchit graduellement, opère une mutation. On croirait assister à un numéro de ventriloque ou à une séance d’auto-hypnose. Les fidèles se prosternent devant elle et soudain, son visage se fige comme un masque de cire. Elle s’élance, une flamme à la main, puis tourne telle une toupie autour du poteau-mitan avant de s’écrouler à terre. Sur le seuil du temple, un vieil homme au visage buriné, caché sous sa casquette de titi parisien, joue un air d’accordéon déglingué aux accents orientaux. J’apprends qu’il s’agit de Monsieur Nerval, aveugle depuis longtemps. Son pauvre accordéon diatonique semble bloqué sur des fonctions minimales. Quatre notes entêtantes et répétitives. Il est difficile de ne pas y entendre une métaphore de la musique haïtienne : figée et « hors du temps », comme les murs sublimes de cette ville qui offre ses façades décrépies comme un vaste théâtre à ciel ouvert. Une bande de raras fait irruption au coeur de la ville. Très populaires, ils apparaissent à l’époque du carnaval et disparaissent après les fêtes de Pâques. Le rythme hallucinatoire des vaccines, sorte de trompes en bambou, est un lent crescendo qui envahit les rues et les sentiers. Les vaccines alternent avec les chants improvisés. La foule grossit à chaque carrefour, les pieds foulent le sol des kilomètres durant, avant de disparaître comme en un songe… La course fantastique des raras est un véritable raz de marée qui effraie depuis toujours les autorités. Les bandes de raras sont, en effet, le seul visage officiel de la redoutable clandestinité des sociétés secrètes. L’avant-garde de la société Kyé Bwa, qui conduit le défilé avec autorité, fait claquer de longues cordes, appelées « fouets zombis », pour chasser les mauvais esprits. Suivent immédiatement « le colonel » puis « le président ». Ensuite viennent le « porteur de la bannière » et l’arrière-garde chargée de protéger le cortège. Habillés de chemises voyantes avec paillettes à la poitrine, de pantalons courts, de bas blancs et de manteaux rouges, verts ou jaunes avec frange, de chaussures de tennis et de casquettes de toile en couleurs, les « majors-jonc » jouent le rôle de vedettes dans la bande grâce à leurs chorégraphies somptueuses. Ils ont du maquillage au visage, des lunettes noires, des miroirs ronds attachés à la casquette, à la poitrine ou au dos, et des sifflets à la bouche. On attache un foulard magique au cou d’un « major » qui se met à genoux. Il brandit alors une canne de fer blanc qu’il lance de toutes ses forces jusqu’au ciel. Tout le monde applaudit. Des chansons grivoises dénigrent la conduite des politiciens. Composés par les sanbas, ces artistes-paysans, les chants sont accompagnés par le choeur des femmes. Arrivent maintenant les reines, suivies de l’orchestre. Les trompettes et les grosses basses succèdent aux instruments traditionnels. La musique est lancinante, répétitive. Les raras exécutent à présent la danse « charge aux pieds ». A la manière des esclaves déportés dans l’île auXVIIIème siècle, ils semblent assujettis à des chaînes invisibles. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple simulation : la mémoire haïtienne est épidermique et les marques de l’esclavage sont des empreintes gravées à jamais dans les corps. Les sifflets et les fouets se déchaînent. Ils accompagnent le mouvement pénible des pieds, qui raclent lourdement le sol, attachés les uns aux autres par des liens chimériques. Déhanchements incessants, têtes courbées, bras ballants, pieds frappant en rythme le sol : dans cette manifestation collective, on peut voir tout à la fois le corps rompu de l’esclave et la chaîne rompue de l’esclavage, le souvenir du cauchemar négrier et le rêve de l’Afrique. « Nous sommes déjà d’hier », proclame un chant du vaudou. Fond-des-Nègres, Fond-des-Blancs, musiques paysannes d’Haïti (Buda. Collection « musiques du monde »), produit par Emmanuelle Honorin. Charles Najman
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