[25 ans d’Inrockuptibless hebdo] En 1999, Michel Gondry a déjà signé six vidéos pour l’Islandaise, avec laquelle il partage un imaginaire empreint d’enfance. Nous avons rendez-vous en février avec le duo à Reykjavík pour un entretien et une session photo à leur image, pleins de fantaisie et de poésie.
A Reykjavík, les frontières entre arts majeurs et mineurs sont particulièrement floues. Les majeurs n’hésitent pas à détourner les mineurs, la high-tech à fricoter avec la lo-tech. Il n’est donc pas étonnant que Björk ait si souvent collaboré avec le Français Michel Gondry, dont l’univers est lui-même accroché comme du lichen sur cette barrière entre hi et lo.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Six fois, sur les vidéos de Human Behaviour, Army of Me, Isobel, Hyperballad, Jóga et Bachelorette, que l’on retrouve aujourd’hui sur la compilation Volumen, Björk et Michel Gondry ont déballé leurs cocasses obsessions sur le stand de leur brocante : un mélange hétéroclite où le puéril côtoie la gravité, où les prouesses technologiques se mettent humblement au service d’histoires à dormir debout, mais en faisant de beaux rêves.
Pour la couverture de ce numéro, Michel Gondry avait cogité un visuel chez lui, dans la belle marge qu’il habite à Hollywood – à la fois dedans et dehors, comme toujours. Une étrange composition où l’organique (les pierres à peine formées d’Islande) et le technologique (des cadavres de machines) devraient forcément cohabiter.
Primitif et sophistiqué. Lo-tech et hi-tech. Le matin, on ira donc chercher – dans un garage glacial qui, pour lui, prend l’allure d’une caverne aux trésors – les différents os de moteurs et machines qui serviront à sa composition. Tout en picorant des bouts de tuyaux, de câbles et de soupapes, il se souvient de son groupe, le très sous-estimé Oui Oui, qu’il rêve de réhabiliter. Dernière fierté en date : Beck, à qui il a fait écouter son groupe, a trouvé ses chansons d’une incroyable modernité.
Björk enchaîne Benjamin Britten et Aphex Twin, Kate Bush et Nico
La camionnette pleine de ce bric-à-brac, on passe montrer le résultat des fouilles à Björk, qui partage actuellement son temps entre son appartement dominant les chantiers navals et un petit studio de la banlieue de Reykjavík, où elle convoque chaque jour une inspiration particulièrement généreuse en ce moment. Direction les plaines de lave qui encerclent la ville et tout particulièrement Raudhólar, agressif fatras de roches rouges qu’une épaisse couche de poudreuse rend presque doux.
C’est dans ce coin, où l’on raconte que pourrissent les cadavres jamais retrouvés d’un double meurtre commis dans les seventies, que Björk vient régulièrement se promener, son inséparable ghetto-blaster en bandoulière. Là, à des kilomètres de la première âme qui vive, Björk enchaîne Benjamin Britten et Aphex Twin, Kate Bush et Nico, de la drum’n’bass jouée avec des ballons de baudruche (!) et de la techno dont les rythmes sont martelés par une bille rebondissant sur une table. Là, en pleine neige, Björk danse et chante à tue-tête. C’est ainsi, dans ce désert blanc, qu’elle teste ses nouvelles idées de chant.
Mais il n’est pas l’heure du cours de chant : cet après-midi, à Raudhólar, c’est travaux manuels. Amusée et concentrée, Björk aide Michel Gondry à monter le singulier décor qu’il est en train de déployer sur une table de camping, en pleine neige.
Des cavaliers, amusés, observent la scène : Björk en train de jouer avec des ampoules et la batterie de notre courageux véhicule – ne pas oublier que son père et son grand-père sont électriciens de formation. Ce qui, quelques heures avant, n’était qu’un enchevêtrement de ferraille et de câbles dans les poubelles d’un garage devient, entre les mains minutieuses de Michel Gondry, un étonnant petit moment de poésie, aussi absurde que drôle.
A Reykjavík, les nuits sont longues
La séance photo interrompue par une nuit qui, à Reykjavík, descend quand bon lui semble, on se réfugie au formidable Borg Hotel (un palace à l’ancienne que l’on jurerait dessiné par Hergé, seul endroit au monde où l’on ne serait pas surpris de croiser Blake, Mortimer ou Lefranc) pour tenter de comprendre comment fonctionne la miraculeuse collaboration entre Michel Gondry et Björk. Celle-ci possède ses habitudes au Borg Hotel : c’est dans ce monument alors délabré que la scène punk de Reykjavík avait élu domicile au début des années 1980.
Björk y a souvent chanté avec ses groupes d’alors, comme Tappi Tíkarrass – qui se traduirait, apparemment, par un charmant “Bouche le cul de cette pute”. C’est par une de ces métaphores que Björk interrompra cette journée dans le grand blanc : “J’ai un diable dans les fesses”, nous prévient-elle. Après une journée en sa compagnie, on peut traduire le Björk : elle veut aller danser. A Reykjavík, les nuits sont longues.
Quand vous avez travaillé pour la première fois ensemble, sur la vidéo de Human Behaviour en 1994, c’était un grand départ pour l’un et l’autre : Björk débutait sa carrière solo et avait besoin de se recréer une image, Michel d’imposer sa patte. Sentiez-vous ces enjeux ?
Björk — C’était un nouveau départ pour moi, après avoir longtemps travaillé avec les Sugarcubes et d’autres groupes. Pour la première fois, c’était ma musique, mon bébé. J’étais donc très protectrice. Je venais de quitter l’Islande pour changer mes habitudes, tenter une musique qui n’avait encore jamais été faite. C’était un sacrifice, car j’aurais préféré rester à Reykjavík. Je ne pouvais donc rien prendre à la légère. Pendant deux mois, je me suis assise face à ma télévision et j’ai regardé des milliers de vidéos, en prenant des notes.
Je me suis rendu compte que trois des vidéos que je préférais étaient signées du même réalisateur : Michel Gondry. J’ai alors hurlé de joie. Je suis vite allée le rencontrer à Paris. Travailler ensemble a été une évidence dès cette première rencontre. Nous avons beaucoup parlé, nous nous sommes découvert des passions en commun : La Nuit du chasseur, les films d’animation tchèques…
Michel Gondry — Je lui ai montré toutes les vidéos que j’avais faites pour mon groupe, Oui Oui… Je me souviens qu’elles la faisaient rire et elle m’a dit : “C’est ça que je veux, que tu sois toi-même.” Depuis que j’avais réalisé ces premières vidéos, chaque artiste me disait : “Oui, j’aime bien, mais évite de me transformer en insecte dans mon clip.” Si bien que, pendant des années, on m’a payé pour ne pas être moi-même. Björk a été la première à me redonner carte blanche.
J’ai donc pensé : “OK, je vais avoir de l’argent et n’en faire qu’à ma tête. Ça sera donc la fin de ma carrière dans l’animation, car personne ne passera cette vidéo.” Et au lieu d’être la fin de ma carrière, ce fut le début. Dès notre première rencontre, nous étions sur la même longueur d’onde. Nous avons imaginé quelques actes de terrorisme, contre Walt Disney notamment (rires)… Et contre les guitares électriques. J’ai dans mes projets un film sur Walt Disney : on le conserve dans un Frigidaire en se disant qu’un jour peut-être on pourra le soigner. Mais le Frigidaire ne marche pas bien et il commence à pourrir (rires)…
Mon idée était de le faire se réveiller dans le futur, pour qu’il découvre que Mickey était devenu une véritable personne, avec les oreilles carrées – et Walt Disney passe son temps à essayer de lui arrondir les oreilles avec ses ciseaux.
Björk — Nous haïssons tous les deux le rock et les animations américaines. Et nous nous sommes aussi vite découvert des racines communes dans notre éducation. Nos mères étaient toutes deux des hippies… Je ne vais pas me mettre à pleurnicher, mais nous avons été très jeunes livrés à nous-mêmes.
C’est nous qui devions préparer nos repas, nous réveiller et nous habiller pour l’école… Il a donc fallu faire cohabiter une autodiscipline avec une imagination débordante. Je ne dis pas que c’est mieux ou pire qu’une éducation normale, mais à l’âge où on devrait vivre dans un monde irréel et magique, nous avions déjà des responsabilités.
“Nous en sommes à notre sixième vidéo ensemble et je dois préciser qu’elles sont les créations de Michel : je n’en revendique en aucun cas la maternité” Björk
Björk a-t-elle parfois refusé tes idées ?
Michel Gondry — Poliment, oui. En général, elle me dit “Oh, that’s brrrrrrilliant, but maybe…” ! Le pire, c’est quand elle reste silencieuse. Elle finit par me dire que c’est super, mais il suffit que j’ajoute : “Il faut peut-être changer deux ou trois trucs” pour qu’elle réponde : “Oh oui, je préférerais”…
Björk — Nous en sommes à notre sixième vidéo ensemble et je dois préciser qu’elles sont les créations de Michel : je n’en revendique en aucun cas la maternité. Quand nous sommes ensemble, il n’est pas question de son ego ou du mien, mais de l’ego de cette troisième personne : la chanson… Quand je travaille avec d’autres réalisateurs, je me rends compte qu’ils se soucient moins de la chanson, qu’ils arrivent avec une idée précise d’image et que ça marcherait avec n’importe quel autre titre. Si bien que ce sont des gens avec lesquels je ne peux travailler qu’une fois.
Ils pensent : “Björk ? Qu’est-ce qu’elle n’a pas encore fait ?” Et je dois rentrer dans leur schéma. C’est exactement ce qui s’est passé avec Alexander McQueen sur la vidéo d’Alarm Call. La chanson n’était qu’un prétexte pour une idée qu’il avait déjà. Michel, lui, tient énormément à raconter une histoire. Le monde a besoin d’histoires, comme on a besoin de nourriture et de sommeil. Les histoires sont une nécessité, pas un luxe. Michel reflète parfaitement cette idée que j’avais à la base. Quand j’écris une chanson, je plante plein de petites graines.
La question, ensuite, est de savoir quand ces idées sont mûres pour les moissons. Et ça, c’est à lui de le décider quand il filme. Par exemple, ma vidéo préférée de Michel est celle qu’il a faite pour ma chanson Isobel. La poésie, c’est lui qui l’a décelée. C’est aussi lui qui a détecté un fil rouge que nous avons fait courir sur nos trois premières vidéos : Human Behaviour, Isobel et Bachelorette… C’est la même histoire qui continue dans ces trois chansons, le même personnage que l’on retrouve – et ce n’est ni Björk ni Michel Gondry, mais une tierce personne.
C’est d’abord une petite fille effrayée par les adultes, puis une adolescente qui commence à prendre conscience de sa féminité, puis enfin un personnage qui a suivi son instinct pour entrer dans la féminité, avec les bons et les mauvais côtés. A la fin de Bachelorette, elle se rend compte qu’elle serait mieux là où elle avait commencé : toute seule. Comme moi, chacun possède en lui ces différentes facettes : un démon, une idiote, une fille maligne, une mère… Cette trilogie avait un côté un peu épique, comme une saga hyper-exagérée.
Michel Gondry — Ce que j’aime dans les paroles de Björk, c’est leur concision. Pour moi, plus un songwriter utilise de mots, moins il a à dire. Ses paroles sont idéales pour mon travail, c’est un condensé d’émotions, d’idées… Parfois, avant de travailler sur un clip, les groupes m’envoient leurs paroles et je n’arrive pas à croire qu’ils utilisent autant de mots. Et généralement, il y a d’autres pages qui déboulent sur le fax ! Comment faire entrer tout ça dans une vidéo ? Ce n’est plus qu’un long grommellement d’idées et d’émotions vagues. J’aime la sécheresse des paroles de Björk. Si on les met dans un peu d’eau, elles gagnent un volume incroyable (rires)…
Vos vidéos, comme la photo de couverture de ce magazine, que vous avez mise en scène, sont un curieux mélange de sophistication et de bouts de ficelle.
Björk — La vidéo d’Hyberballad, c’était de la pure lo-tech.
Michel Gondry — Et, en même temps, les lumières étaient pilotées par ordinateur, c’était aussi très hi-tech. Je ne veux pas que la technologie se voie à l’écran. Mais ce n’est pas un truc à la Ed Wood, dont les gens aiment justement les échecs, les ratages… Je me sens plus proche de Serguei Paradjanov ou des films d’animation d’Europe de l’Est, de ces chefs-d’œuvre dont on voit les ficelles. Je me souviens être allé voir The Cure à l’Olympia en 1980, et c’est probablement le meilleur concert de ma vie.
https://www.youtube.com/watch?v=mzDrMUDGsZM
On pouvait voir comment tout était fait – les amplis, la batterie, une petite chambre d’écho –, et c’était pourtant magique. Le problème de beaucoup de films ou de concerts, c’est qu’ils atteignent un tel niveau de perfection qu’il y a un côté “regardez-moi, je suis parfait”. Il est important de penser qu’on peut y arriver soi-même. La nouvelle génération de cinéastes américains est, en ce sens, très fidèle à l’esprit originel du punk : ils prouvent qu’on peut faire des films sans passer par les gros studios.
Björk — C’est surtout une question d’humilité. Je t’ai vu réaliser d’incroyables prouesses techniques sur mes clips, des trucs que les gens n’arrivaient pas à croire. Les équipes techniques ne te le disent sans doute jamais, mais je sais que l’intelligence de ton travail, ton pointillisme et la complexité de tes plans les fascinent. Il y a donc les deux pôles : un extrême perfectionnisme d’un côté, presque de la naïveté de l’autre. Et l’un et l’autre partagent cette qualité : l’humilité. Dans les idées les plus tordues et compliquées,
Michel ne recherche qu’une seule chose : tirer un peu de magie et de mystère des choses. Ce n’est jamais de la frime, ce n’est pas comme ces effets spéciaux qui n’ont d’autre but que de faire passer le téléspectateur pour un crétin, un inculte. J’essaie moi-même de faire ça avec ma musique, de manière inconsciente. Quand je joue avec mon ordinateur, mes boîtes à rythmes ou mes claviers, j’ai tendance à ne conserver que les bruits les plus humbles… C’est la qualité que j’aime chez les gens avec qui je travaille, comme Mark Bell : c’est un excellent technicien, mais il n’exhibe jamais son savoir, ses sons ne sont jamais arrogants.
Michel Gondry — Récemment, je me suis retrouvé à discuter de ça avec Beck, je lui ai demandé comment il faisait pour conserver la fraîcheur de ses premiers enregistrements en grandissant, en ayant accès à plus de technologie, en jouant avec des gens plus compétents, et il m’a répondu : “Pour l’enregistrement du dernier disque, j’ai forcé les musiciens à porter un sac plastique sur la tête, pour qu’ils soient maladroits.” (rires)
“Picasso pouvait prendre comme modèle une chose aussi banale que sa chèvre et en faire un chef-d’œuvre” Michel Gondry
Faites-vous une distinction entre arts majeurs et arts mineurs, une hiérarchie entre clips et films, pop music et musique classique ?
Björk — C’est quelque chose dont j’ai pris conscience lorsque j’ai habité en Espagne, pendant six mois. J’ai trouvé beaucoup de traits communs entre l’Andalousie et l’Islande. Un de mes grands-pères est électricien, l’autre fabrique des cheminées. Quand on se voit, il me montre un Polaroid de sa dernière cheminée, ma grand-mère montre sa dernière peinture, et moi, je leur fais écouter une chanson. Et tout ça est exactement sur un pied d’égalité. C’est juste une façon différente de s’exprimer.
En Islande, les gens ont été habitués à vivre en autarcie. S’ils veulent manger, ils chassent ou ils pêchent, s’ils veulent une chaise, ils la fabriquent, s’ils veulent un poème, il l’écrivent, et s’ils veulent une chanson, ils la composent. Dans ma famille, tout le monde construit sa maison et répare sa voiture. On ne met donc jamais sur un piédestal ceux qui écrivent de la musique ou des livres : ça fait juste partie de la bonne marche du village, c’est une nécessité, au même titre que de faire du pain…
Ici, tout le monde est obsédé par la littérature : ça ne veut pas dire qu’on se prend pour des intellectuels. En Andalousie, je suis allée voir les musiciens de flamenco qui écrivent une poésie sublime et qui, en même temps, l’utilisent pour faire danser des gens, de 3 à 90 ans, dans les bars. C’est à la fois très élaboré et primitif. Aucune distinction entre arts majeurs et mineurs chez eux. Pas étonnant que Picasso vienne de là.
Michel Gondry — Picasso est un bon exemple. Et c’est pour ça que j’ai beaucoup de mal avec les réalisateurs de la Nouvelle Vague : il y a là un besoin d’exhiber sa culture. Beaucoup de ces films sont très référentiels et, pendant longtemps, ils m’ont donné des complexes, car je n’avais pas le bagage culturel pour tout saisir. Alors que Picasso, lui, pouvait prendre comme modèle une chose aussi banale que sa chèvre et en faire un chef-d’œuvre.
Dans le monde frivole de la pop music, votre collaboration est un cas rare de fidélité. Etes-vous jaloux quand l’autre tourne avec un autre artiste ?
Michel Gondry — Je suis systématiquement jaloux quand Björk travaille avec un autre réalisateur. Ou quand je vois un clip qui me retourne, comme celui de Come to Daddy d’Aphex Twin… Même si je comprends Björk, ça me rend fou de rage, de manière irrationnelle. Je vois notre relation un peu comme ces mariages très seventies, où les époux couchaient à droite à gauche pour préserver leur couple !
Björk — Ça ne me chagrine pas que tu m’avoues ça, ça me fait même plutôt plaisir d’entendre cette confession. Je te trouve très mignon quand tu es jaloux.
Retrouvez toute la carrière de l’Islandaise dans notre hors série Björk
{"type":"Banniere-Basse"}