Ils sont les détenteurs les plus passionnants et influents du nouveau rock. Les Anglais de Foals reviennent avec des concerts événements et un album où il est question de monstres et de Power Rangers.
Yannis Philippakis ne s’exprime pas comme la plupart des garçons de son âge. À 26 ans, l’Anglais d’origine grecque pèse chaque terme à la manière d’un agrégé en linguistique. Il commence une phrase, l’arrête, la reprend, puis la tourne différemment jusqu’à trouver le mot juste, comme si chaque parole faisait une dizaine de milliers d’allers-retours dans les méandres de son foisonnant cerveau avant de prendre la fuite entre ses fines lèvres.
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Quand on lui parle de confiance en soi, il dit “nourrir le monstre” en lui. Quand on lui demande comment il se sent, il avoue “avoir encore faim de musique”. L’accent est élégant, la voix, assurée, les métaphores, brillantes, et le contenu, étourdissant : on ne ressort pas indemne d’une rencontre avec le complexe leader de Foals qui, comme pour confirmer qu’il est un peu à part, ne donne pas ses interviews dans un bar branché ou dans un hôtel à la déco travaillée, mais dans le sous-sol d’un pub près de Charing Cross à Londres.
On a dit sous-sol, on devrait plutôt parler de cave. On ne tient pas debout ici, et la faible lumière n’est pas électrique : des flammes de bougies s’élèvent dans la pièce – un feu de paille quand on connaît celles qui animent Holy Fire, le nouvel album que le Britannique vient de signer avec ses camarades.
Yannis Philippakis n’est pas un garçon comme les autres donc, mais il ne fait pas non plus partie d’un groupe comme les autres. Six années d’activité et déjà trois albums : Foals a, depuis ses débuts, tout court-circuité sans concession. L’histoire commençait pourtant simplement : deux amis d’enfance, Philippakis et l’infatigable batteur Jack Bevan, une ville au passé musical prestigieux (Oxford, base arrière de Radiohead ou Supergrass) et un premier album, produit par le respecté Dave Sitek de TV On The Radio, arrivé sans crier gare au printemps 2008.
La bête se prénommait Antidotes et elle en était un : contre l’ennui. Aux autoroutes balisées du rock, le quintet préférait déjà les chemins tortueux. Chez Foals, les mélodies grimpent aux rideaux, s’enfoncent dans le sol, puis en ressortent aussitôt en crevant la poussière avec une efficacité bluffante. Impossible à suivre tant ses virages en épingles à cheveux sont nombreux, le rock des très jeunes Anglais – la vingtaine à peine à l’époque – est de ceux qui entêtent, qui parlent aux veines plus qu’à la tête et qui brisent toute velléité de dépression. Les trognes du quintet s’affichent alors partout. Foals entraîne derrière lui une tripotée de petits groupes qui s’infiltrent tant bien que mal dans la brèche qu’il vient d’ouvrir : en Angleterre comme en France, on chante comme Foals, on joue de la guitare “à la Foals”, on s’en réclame avec plus ou moins de succès.
Pendant ce temps, les concerts du quintet, physiques et épicuriens, deviennent des messes où le Prozac prend la forme de mélodies euphorisantes. On s’y précipite pour y soigner tous ses maux, le groupe lui-même se laissant entraîner par l’hystérie collective. “Un concert doit être un spectacle, quelque chose de captivant. C’est une façon de faire couler le sang pour nous, comme une communion. On atteint des états proches de la folie quand on joue. Nos meilleurs concerts sont ceux où l’on a eu l’impression d’être tous contrôlés par un marionnettiste géant. C’est un peu comme chez les Power Rangers qui n’atteignent leur plein pouvoir que lorsque tous les faisceaux lumineux sortant de leur torse se réunissent jusqu’à ne former qu’un seul grand faisceau”, explique Yannis dans une de ses longues tirades.
L’industrie de la musique anglaise, elle, se frotte les mains : elle a trouvé en ces cinq kamikazes sa nouvelle poule aux oeufs d’or. C’était mal connaître Philippakis, ses comparses et leurs têtes bien pleines – trop pleines même. Jeté sur les routes pendant des mois, le groupe revient de tournée sur les rotules, épuisé, vidé. À trop tirer sur la corde, on finit par l’user. Qu’importe : ils la rafistolent et s’enfuient en Suède pour écrire la suite de leur histoire, le délicat second album que tout groupe redoute.
Quand beaucoup se seraient contentés de surfer sur la vague de leur succès, quand l’argument des ventes de disques écrase bien trop souvent celui de la créativité, Foals attrape masses et pieds-de-biche pour tout casser et détruire un futur trop bien tracé. On ne fait pas de menus travaux chez ces perfectionnistes : les murs volent en éclats, le toit brûle et les fondations sont mises en pièces avec une obstination méticuleuse.
D’Antidotes, il ne restera rien. De la santé physique et mentale du groupe, pas grand-chose non plus. Total Life Forever naît dans la douleur en 2010, d’un groupe proche de la folie. Les garçons parlent eux-mêmes de “suicide commercial”, leur label a les genoux qui flanchent. Il a bien tort : moins évident, plus complexe, introspectif et dense qu’Antidotes, le sublime second album des Anglais séduit leurs fans et atteint la huitième place des charts britanniques. Les suiveurs, eux, sont bien embarrassés : comment “faire du Foals” quand on ne sait plus exactement ce que cela signifie ?
Philippakis et ses quatre complices ont savamment brouillé les pistes. En se réinventant, en refusant la facilité, les Anglais, comme leurs collègues US MGMT la même année, formulent un principe fondamental : leur groupe sera ce qu’ils ont décidé d’en faire. Pas d’alternative : pour “faire du Foals”, il faut être Foals.
“Lorsqu’on a sorti Total Life Forever, il y avait une certaine attente autour de comment Foals devait sonner. Le public attendait peut-être un autre album comme Antidotes, mais on ne l’a pas fait. En sortant un disque comme Total Life Forever, on a créé un espace plus large que ce qu’Antidotes nous avait permis d’ouvrir. Depuis, on sait qu’on ne sera pas critiqués si l’on fait quelque chose de différent parce que les gens s’attendent à ce que l’on aille dans de nouvelles directions. On est très heureux d’être dans cette position. On sait désormais qu’à chaque nouvel album, on peut se retourner, aller à contre-sens du précédent, se réinventer, explorer, aller où l’on veut sans être tenu par l’idée que les autres se font de nous. C’est le problème principal de certains groupes : être coincés et influencés par les mots qu’utilisent la presse et le monde extérieur pour les définir. Ils se mettent à croire qu’ils sont ce que l’on dit d’eux et qu’ils doivent s’y tenir. Tout ça n’est que de l’air. Une fois que tu l’as compris, tu es libre”, raconte Yannis Philippakis.
Cette liberté, gagnée au prix de cauchemardesques mois de gestation de Total Life Forever, leur sera précieuse. À peine revenus de nouveaux longs mois de tournée, les cinq garçons filent cette fois-ci à Oxford pour se remettre à l’écriture d’un nouvel album. La camisole de force est loin derrière eux : au lieu d’essayer de dompter leur propre groupe, Philippakis et sa troupe ont appris à en connaître les possibilités, les limites, pour mieux les dépasser. “En entrant en studio pour le nouvel album, on se sentait investis. On avait assez confiance en nous pour se dire qu’on pouvait tout faire. Peu importe les structures des chansons qu’on allait écrire, leur orchestration, leur son, on savait que ça sonnerait comme du Foals. On s’est dit qu’on pouvait faire ce qu’on voulait, que tout était permis, que tout était possible, que rien ne sonnerait faux”, explique le bavard leader.
Pour atteindre ce stade, les garçons savent qu’ils doivent d’abord se débarrasser de leur perfectionnisme maladif, celui qui les avait mis au pied du mur et aurait presque pu les conduire à l’asile pendant l’enregistrement de Total Life Forever. “J’ai toujours cherché à atteindre une certaine perfection dans mes morceaux. Le problème, c’est qu’en faisant ça, tu crées une chanson dont le coeur ne bat pas, qui n’a pas d’air dans les poumons, un peu comme si tu l’avais empaillée pour préserver cette version parfaite que tu avais en tête. À la fin, quand tu l’écoutes, elle n’a aucune humanité en elle. Ce qu’on a appris et mis en oeuvre sur cet album, c’est d’être plus tolérant, d’accepter que tout ne sera pas parfait. Ça a changé la mentalité du groupe de comprendre ça. Il y avait de très beaux moments sur les premières maquettes qu’on a enregistrées et qui ne sont pas sur la version finale de l’album. Ils sont perdus à jamais. Avant, ça me rendait profondément triste. Aujourd’hui, je ne me jetterais pas du haut de l’immeuble pour ça.”
En habile maître des figures de style, le jeune homme n’hésite d’ailleurs pas à comparer son attitude passée à celle de “parents qui aiment trop et qui finissent par élever des enfants sans colonne vertébrale et sans couilles. Je ne veux pas être ce genre-là. Je veux être une mère célibataire qui pense aussi à elle et qui sort en pleine semaine pour s’envoyer des vodkas”. Les névroses mises de côté, se libérer des contraintes techniques et technologiques ne devient que plus facile. À l’heure de Pro Tools et des productions aseptisées, Foals prend le parti de ne pas céder à la tentation des corrections infinies qu’offre l’ère numérique.
Pas question pour la bande d’Oxford de découper au scalpel chaque titre d’Holy Fire sous peine d’en perdre l’essence même. La bonne prise change de définition : de techniquement irréprochable, elle se recentre sur une certaine idée de justesse des émotions. Un principe sur lequel Flood (U2, New Order, The Smashing Pumpkins, Nick Cave…), producteur de l’album aux côtés d’Alan Moulder (Depeche Mode, Jesus and Mary Chain, My Bloody Valentine…), les a beaucoup aidés : “Flood se fiche pas mal de la technique. Il pourrait mettre un micro pourri au milieu de la pièce pour enregistrer PJ Harvey ou Depeche Mode et garder la prise parce qu’elle sonne bien, humaine, vraie. Cette idéologie est fondamentale.”
Pères de substitution du groupe pendant la création de ce troisième album, les mythiques producteurs anglais ont aussi donné une chose précieuse et bien trop rare au groupe : du temps. “C’est très inhabituel de nos jours, dit Yannis. Quand on a dû quitter le studio parce qu’on avait dépassé les délais, j’ai même continué à enregistré des prises de voix avec Flood, chez lui.”
La voix de Philippakis, c’est justement la constante de cet album délirant et chaotique. De sa bouche, le jeune Anglais a laissé sortir la vérité nue – une autre forme de libération pour celui qui avoue se cacher d’habitude derrière des dizaines de masques et crypter ses paroles derrière de belles formulations. “Avant, j’avais peur d’écrire des paroles trop évidentes, trop honnêtes ou trop personnelles. Pour Holy Fire, je me suis débarrassé de cette angoisse. Je voulais même presque être mal à l’aise en chantant certains mots. Ça a été le moteur de toute l’écriture de cet album : dès que des paroles me gênaient, dès que je me sentais mal à l’idée de les chanter devant les autres, je les gardais. J’avais besoin d’être hors de ma zone de confort. Je suis tellement admiratif d’une idée du songwriting très élémentaire auquel tout le monde peut se rattacher, celui où l’on peut faire de très grandes déclarations formulées avec des mots simples.”
En ressortent des titres bouleversants, dépouillés et pleins de silences comme Stepson, Moon et Late Night où Yannis lance à sa mère un dérangeant “et maintenant maman, tu m’entends crier ton nom ?” Brut, à fleur de peau, Holy Fire peut paraître parfois décousu, tant on y trouve autant de grosses guitares (Inhaler) et de futurs tubes (My Number) que de grands moments de rock expérimental (l’incroyable Providence, sommet de l’album).
Mais le chaos possède une beauté venimeuse et l’album n’en reste pas moins profondément solide. Si solide qu’il pourrait bien être celui qui fera passer Foals au niveau supérieur du grand jeu des chaises musicales, en lui ouvrant la porte des stades. À moins que le groupe, qui n’en a fait jusqu’à présent qu’à sa tête, se saborde lui-même dans une crise de pyromanie à la fois libératrice et autodestructrice – en français, on appelle ça la politique de la terre brûlée.
“Je suis très attiré par l’idée que notre groupe puisse imploser. Je n’aime pas me dire que Foals puisse continuer comme ça plus longtemps. On va faire un quatrième album mais après, on verra. Personne ne veut voir des types ravagés sur scène. Les gens veulent voir un groupe dans sa pleine jeunesse. Je suis fasciné par l’idée de la combustion. Je veux voir combien d’énergie on peut brûler, autant physiquement que spirituellement, jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus rien. Et quand il ne nous restera plus rien, on se dira : c’était sympa, à plus tard.” Holy Fire !
Concert privé à Paris, Point Ephémère le 15 février.
Tournée : le 23 mars à Lyon, le 25 à Paris (Olympia) et le 26 à Lille.
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