Avec Bambi Galaxy, un nouvel album qui largue les amarres avec la Terre et la raison, Florent Marchet s’offre un spectaculaire saut en avant, dans le cosmos. Rencontre, critique et écoute.
Depuis dix ans, Florent Marchet nous a beaucoup baladés. De lieux réels, ancrés dans la terre (Gargilesse) ou perchés en altitude (Courchevel), en territoires de fiction comme la province blême de Rio Baril ou la Sinoc, la fabrique d’objets Culbuto qui abritait le petit manège grinçant de Frère Animal, roman musical et choral écrit avec Arnaud Cathrine. Mais l’esprit aventurier du chanteur français le plus anxieux (et néanmoins burlesque) de sa génération ne pouvait plus longtemps se contenter des latitudes terrestres. Il nous embarque donc aujourd’hui pour Bambi Galaxy, le temps d’une odyssée futuriste à des années-lumière de la planète bleue, “cette boule de cons”, fabuleux trip dont on aura du mal à redescendre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
>>> A lire aussi : tous nos articles sur Florent Marchet
Marchet, découvert en 2002 grâce au concours CQFD (devenu inRocKs Lab), aurait pu longtemps faire fructifier un petit jardin vaguement souchonesque et prétendre à un rond de serviette à vie aux Francofolies. Comme Katerine avant lui, il a préféré se libérer des codes traditionnels de la chanson pour expérimenter des formes de récits novateurs et les stimuler par des influences aussi diverses que la musique contemporaine, le psychédélisme 2.0 ou la space-pop des années 70.
Avec Bambi Galaxy, il téléporte toute une famille du Berry (son berceau natal) en 2045 à la recherche d’une identité et d’un héritage cosmique, partant d’un point domestique pour le dilater en allégorie universelle. Le résultat, forcément un peu flippant et dérangeant, notamment dans son évocation parfois équivoque du délire sectaire, reste avant toute chose une extravagante prouesse musicale et romanesque, profondément émouvante et irrésistiblement pop, où plane à la fois l’ombre de Houellebecq et celle de MGMT. Très haut.
Après plusieurs albums sur la terre ferme, te voilà parti dans l’espace. Comment est née cette envie ?
Florent Marchet – C’est vrai que, jusqu’à maintenant, j’avais une approche assez naturaliste du récit dans mes chansons. Il y avait toujours cette vision du monde que l’on peut qualifier de pessimiste, mais que pour ma part je me contentais de trouver réaliste. Et puis, à force de m’interroger sur la place de l’homme, non plus par rapport au monde qui l’entoure directement mais dans l’univers, je me suis intéressé à ce que les scientifiques appellent l’anthropocène. Cette ère, dans laquelle nous sommes aujourd’hui, voit l’homme influencer directement le système terrestre. Il se comporte comme un enfant prétentieux et capricieux, comme s’il était le centre du monde, alors que la planète était là bien avant, elle sera toujours là bien après, et qu’elle est un point minuscule dans l’univers. Je voulais donc pour une fois donner l’impression d’une forme d’optimisme, même si elle est grinçante, liée à ce sentiment d’appartenance à l’univers. L’idée que rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme n’a jamais été aussi vraie depuis la découverte du boson de Higgs. La mort ou la disparition ne veulent plus dire grand-chose. C’est très réconfortant de se dire que l’on est un assemblage de cordes et de particules qui existera ailleurs et sous une autre forme. Tout est parti de là.
Bambi Galaxy, c’est aussi une façon de parler à distance du monde actuel, c’est un disque politique.
Oui, clairement. On sent tous que l’on est parvenu à la fin d’un cycle et que le dérèglement ultralibéral est dangereux pour l’homme. Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle au moins, tout le monde avait hâte d’être en l’an 2000. La promesse du futur était grandiose. On voit bien que ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé. J’ai donc regardé quelles étaient les autres propositions sociétales, notamment ce que proposaient les sectes. Je me suis intéressé à des choses aussi étranges que les respirianistes, qui prétendent se nourrir d’aucune nourriture terrestre mais uniquement de l’air qu’ils respirent. Comme toutes les religions, j’ai l’impression que les sectes partent d’un bien-fondé, même si je condamne bien évidemment ce qu’elles en font. Mais c’est un matériau qui m’a vraiment passionné. Pour moi, le Temple solaire a fait moins de dégâts que la secte financière et les traders.
Comment tout ça a amené à ce disque ?
J’ai beaucoup échangé avec un ami, Guillaume Cousin, qui s’occupe dans mes spectacles de la lumière et des décors, et qui est par ailleurs plasticien. Pendant un peu plus d’un an, j’ai baigné comme ça dans une multitude de thématiques liées à l’univers, à l’infiniment grand et l’infiniment petit, aux projets de sociétés alternatives, tout ça mélangé à la neurobiologie, à l’eugénisme, la question de l’homme 2.0, l’astronomie… Je me suis beaucoup intéressé à l’art cinétique, à l’architecture, aux travaux de gens comme Antti Lovag, avec cette recherche sur les courbes, les maisons- bulles, parce que j’ai de plus en plus de mal moi-même avec les angles droits. J’avais la conviction que ça pouvait influer sur ma manière de concevoir la musique. J’ai regardé pas mal de films d’anticipation, de SF, j’ai lu des ouvrages de Brian Greene, Stephen Hawking, des écrivains scientifiques qui donnent une vision d’un univers en expansion qui est très poétique et qui doit aussi nous rendre humbles. On parle par exemple de notre vision du monde en trois dimensions, alors qu’il y en a peut-être onze, voire plus… Tout ça a nourri cette expérience psychédélique que je voulais décrire dans le disque et que les neurobiologistes ont défini comme la création d’une sorte de cosmos intérieur.
Pourquoi ce besoin ? C’est lié à ton fonctionnement ?
Certainement, notamment parce que j’ai de très gros soucis de mémoire. Des pans entiers de ma vie ont disparu, même ma mémoire récente est défaillante. J’ai passé des IRM pour ça, on n’a pas encore trouvé le problème, mais, du coup, j’ai étudié le fonctionnement du cerveau, en découvrant à quel point on creusait toute notre vie des galeries nouvelles dans ce labyrinthe. Par extension, j’ai cherché du côté des drogues psychédéliques, notamment du LSD, qui fut longtemps un médicament du futur, avant que les hippies s’en emparent pour s’éclater et que ça devienne interdit. Si j’avais l’occasion d’en prendre en étant assuré de sa qualité, je n’hésiterais pas une seconde. Les recherches autour de ça ont d’ailleurs repris et ce serait, dit-on, le moyen le plus efficace de lutter contre la dépression.
Ces thématiques, présentes dans ton disque, sont très proches de celles de Houellebecq…
Je m’en suis vite rendu compte, évidemment. J’ai beaucoup lu ses livres, il est l’un des premiers à avoir fait entrer la physique quantique dans la littérature et à poser des questions parfois très dérangeantes. Je ne suis pas entré dans cet album via l’œuvre de Houellebecq, j’avais été traversé par cette œuvre bien avant. Mais en faisant toutes ces recherches, j’ai pu la relire d’un œil différent, mieux la comprendre et me rendre compte à quel point il y avait des points communs. On s’est parlé au téléphone mais on ne s’est pas vraiment rencontrés. Je l’ai contacté dès que j’ai commencé à avoir quelques morceaux de l’album. J’avais sans doute peur de faire fausse route, je cherchais une sorte de validation à travers lui. J’ai toujours ce complexe du mec qui vient de la campagne, et je crois que c’est un truc qui reste à vie, ce sentiment de ne jamais être légitime. C’est toujours un risque d’envoyer ce qu’on fait à quelqu’un dont on admire le travail, mais je voulais vraiment qu’il écoute et, consciemment ou non, je cherchais sa caution. Heureusement, il a répondu et on a pu échanger par mail. Il était même question à un moment qu’il écrive une chanson mais ça ne s’est pas fait. Son regard et son avis ont toutefois été utiles et précieux. A propos de la chanson Space Opera, qu’il aime beaucoup, il m’a dit : “J’espère que vous avez conscience qu’on va vous embêter avec ça”, à cause de Raël évidemment (rires)…
C’est une fois les thèmes choisis que tu t’es interrogé sur l’enveloppe musicale qui devait leur correspondre ?
Ça faisait déjà un moment que j’envisageais d’écrire différemment, en oubliant la structure traditionnelle de la chanson mais en abordant la construction à partir de matières. Dans l’absolu, un rythme, par exemple, ne veut rien dire. Ce qui importe, c’est la matière apportée dans le son qui va déterminer la couleur générale de la musique. Je suis très admiratif du travail de production de Dave Fridmann, de tout ce qu’il a fait, des Flaming Lips à MGMT. Pour moi, ça rejoint aussi ce qu’ont pu faire avant les minimalistes américains comme Steve Reich ou Terry Riley, que j’ai aussi pas mal écoutés ces dernières années. Même si, in fine, l’album reste un disque de pop qui n’a rien de révolutionnaire dans la forme ou dans le son, je me suis senti libéré de plein de choses en me nourrissant de ces musiques.
Dans quel sens ?
Je n’ai pas raisonné pour une fois en termes de chansons mais j’ai d’abord conçu ce disque comme une musique de film, avec cette envie de raconter déjà des choses à travers les parties instrumentales. J’ai voulu bousculer mes habitudes, travailler le son de façon peu orthodoxe parfois, histoire avant tout d’être surpris par ce qui pouvait en sortir. Avec Julien Decoret, on a travaillé autour de recherches que lui faisait en musique électroacoustique. J’ai fait l’album avec le même groupe qui m’accompagnait sur le projet Noël’s Songs, et ce sont des gens qui n’ont pas de culture “chanson”, pas par snobisme mais parce qu’ils n’y ont jamais vraiment eu accès. Ils écoutent aussi bien de la musique contemporaine que des trucs indés comme Suuns. C’était assez plaisant de bosser avec eux car ils n’essayaient jamais de me freiner, de me faire revenir à la réalité de la chanson française et de ses rhumatismes.
Tu avais une idée précise de là où tu voulais aller musicalement ?
Oui, mais je ne savais pas trop par quel chemin je pouvais y parvenir. J’ai commencé par enregistrer tout l’album live, avec le groupe, c’était correct mais ça manquait de vie, ça restait trop scolaire et je n’ai gardé au final que 10 % de ces séances. Je pense que tous les producteurs que j’admire, comme Fridmann ou Danger Mouse, travaillent assez peu sur du live et peaufinent en revanche beaucoup les matières, les trafics sur les sons. Le style est dans le son, tu peux prendre n’importe quelle chanson de Dominique A et en faire un truc de r’n’b indigeste. Dans l’autre sens, c’est plus dur (rires)… Donc, on a refait l’album sans se poser la question de ce qui était raisonnable.
Tu avais des sources d’inspiration pour le son ?
En dehors des Flaming Lips et de MGMT, j’ai pas mal écouté Ratatat et aussi la musique de David Wingo, qui a fait la BO de Take Shelter. C’est une musique qui m’a marqué par son mélange, justement, de matière et d’acoustique. Je me suis replongé également dans la musique de La Planète sauvage composée par Alain Goraguer, qui était très futuriste à l’époque. En mixant un peu tout ça, des choses marquées seventies comme la pédale wah-wah ou le clavinet de Goraguer, avec des ambiances à la James Blake et des collages façon Ratatat, j’ai trouvé empiriquement l’atmosphère que je recherchais. On peut faire de la musique populaire en allant puiser dans la recherche contemporaine ou dans l’electro underground, il faut juste trouver les bons dosages. Quand on vient du milieu de la chanson française un peu classique comme moi, c’est pas évident de faire admettre ça. Dans les années 70, Gainsbourg avait dit que si on voulait faire de la musique vraiment moderne, il fallait faire de la musique atonale. J’aimerais tendre vers quelque chose qui croiserait la musique atonale et la chanson. Bashung y est parvenu par moments sur L’Imprudence, mais il faut sans doute une certaine maturité pour ça que je ne possède pas encore.
Cet album est aussi le plus aventureux depuis Rio Baril, qui fut un échec. Tu as réfléchi à ça ?
Bien sûr, car après Rio Baril j’ai pris une claque monumentale. Je me suis senti un peu exclu du village, celui de la chanson française plus classique, et j’y suis revenu d’une certaine manière avec Courchevel, qui était une façon de reprendre ma place au Café du commerce. Je ne renie pas Courchevel mais ce n’est pas le genre de disque que j’ai envie de faire toute ma vie. J’ai senti au contraire qu’il fallait que je reparte un peu à l’aventure, que je fasse exploser les cloisons une nouvelle fois. Ce qui me rassure avec la crise que traverse le disque, c’est que n’importe qui peut avoir un succès énorme avec un album et vendre 3 000 exemplaires au suivant. Personne n’est à l’abri de l’échec, alors tant qu’à faire, autant faire des disques qui tentent des choses, qui prennent des risques. On n’est jamais à l’abri que ce soit ceux-là qui marchent.
Tournée française le 26 février à Clermont-Ferrand, le 27 à Nantes, le 28 à Saint-Jacques-de-la-Lande, le 18 mars à Lens, le 28 à Saint-Nazaire, le 3 avril à Rouen, le 19 à Lyon… et aussi les 11 et 12 avril à Paris (CentQuatre)
{"type":"Banniere-Basse"}