Dada en cadence. Jazzman et digne héritier du patrimoine classique comme de la tradition populaire slave, Erwin Schulhoff traversa la première moitié du XXe siècle comme une comète. Disparu dans un camp nazi, ce compositeur tchèque qui disait ne pas jouer pour ses contemporains, mais contre eux, renaît aujourd’hui grâce à un florilège de rééditions. […]
Dada en cadence. Jazzman et digne héritier du patrimoine classique comme de la tradition populaire slave, Erwin Schulhoff traversa la première moitié du XXe siècle comme une comète. Disparu dans un camp nazi, ce compositeur tchèque qui disait ne pas jouer pour ses contemporains, mais contre eux, renaît aujourd’hui grâce à un florilège de rééditions.
Non, heureusement, la musique d’Erwin Schulhoff ne sera pas reléguée pour l’éternité dans quelque bibliothèque, recouverte de poussière et à peine mentionnée dans une Histoire bis de la musique du XXème siècle. Tout commença, ou presque, il y a plus de dix ans, lorsque l’ineffable Gidon Kremer - violoniste émérite d’origine russe, commanditaire de nombreuses partitions d’aujourd’hui, de Sofia Gubaidulina à Philip Glass, et spécialisé dans la redécouverte de talents oubliés - afficha au programme du festival qu’il dirige à Lockenhaus, en Autriche, les oeuvres d’un illustre inconnu, Erwin Schulhoff, né à Prague en 1894, mort au camp de concentration bavarois de Wülzburg, en 1942. La surprise fut d’autant plus grande, comme l’explique Gerhard R. Koch, spécialiste de ce répertoire, que le nom de Schulhoff n’apparaît même pas dans des ouvrages allemands jugés de référence tels Musik im Dritten Reich (La Musique sous le Troisième Reich) de Joseph Wulf et Musik im NS-Staat (La Musique dans l’Etat national-socialiste) de Fred K. Prieberg. Pourtant, au vu d’une discographie qui ne cesse de s’étoffer (à ce jour, une quinzaine de disques) et à l’écoute de l’ensemble de ces partitions qui sont loin d’être des oeuvres mineures, au contraire , on a peine à comprendre que la musique de Schulhoff ait pu totalement disparaître. Si sa redécouverte débuta timidement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Tchécoslovaquie, par quelques exécutions de ses oeuvres « politiques » comme la Sixième symphonie de la liberté (dont le final reprend le poème Esclaves de Chamiso), ce n’est qu’en 1962, à Moscou, que l’on mit au jour la quasi-totalité de ses manuscrits déposés par lui-même en URSS, lors d’un séjour en 1940. Et il fallut encore une vingtaine d’années pour que Kremer s’enthousiasme pour Schulhoff et trouve l’occasion de jouer sa musique de chambre à Lockenhaus. Issu d’une famille juive de musiciens pragois, le jeune Schulhoff est adoubé à l’âge de 7 ans par le grand Antonin Dvorák, qui le recommande aussitôt à l’un de ses amis, professeur de piano.
Les études se poursuivent à Vienne, à Leipzig notamment avec Max Reger , puis à Cologne. Enfin, en 1912, il se rend pour la première fois à Paris, auprès de Claude Debussy, pour parfaire sa formation. L’influence du compositeur français sera déterminante sur l’ensemble de son oeuvre. Soldat en 1914, Schulhoff revient de la guerre profondément changé. Dès lors, il ne cessera de prôner une réconciliation entre les peuples, qui passe par la confrontation des cultures. Sa « révolution » politique et esthétique l’amène à créer à Dresde Les Concerts Progressistes, société de concert vouée aux musiques du temps. Au cours des années 20, on y jouera Alban Berg, Anton Webern et Arnold Schoenberg, mais également Alexandre Scriabine, Paul Hindemith et Mathias Hauer. Interprète d’exception au piano, il se fait immédiatement remarquer de la critique qui vante ses qualités de « virtuose de premier rang, particulièrement dans le domaine de la Nouvelle Musique, technique étincelante, mémoire sans pareille et style radical ; compositeur révolutionnaire, qui a les pieds sur terre et prêche pour un art réaliste » (Erich Steinhard dans le magazine Anbruch, 1925). En 1919, ses Dix Klavierstücke témoignent de ce style original, inspiré à la fois par Debussy et Webern. Lié, dès la première heure, à cet immense mouvement artistique de l’entre-deux-guerres avec des peintres tels que George Grosz, Paul Klee et Hans Arp, des poètes et des écrivains tels que Daübler, Max Brod et Karel Josef Benes , Schulhoff se veut dadaïste et malmène les valeurs établies. Il affirme : « Je n’ai jamais joué ni écrit pour mes contemporains, mais toujours contre eux ! » Critique musical au Journal du soir de Prague, il fustige le monde des arts par des articles d’une ironie mordante. Mais la révolution qui le préoccupe est encore à venir, et c’est la découverte du jazz qui agit sur lui comme un détonateur.
Reconnu jusque-là comme un interprète de ses contemporains, il fréquente assidûment clubs de jazz et cabarets, dans le même temps où ses compositions « sérieuses » sont jouées aux festivals de Donaueschingen et Salzbourg il confie, dans une lettre à Alban Berg : « C’est incroyable comme j’aime les danses à la mode et il m’arrive de danser des nuits entières avec des entraîneuses pour le seul plaisir du rythme et de l’ivresse sensuelle qui s’empare de mon subconscient. J’acquiers ainsi pour mon travail une source phénoménale d’inspiration, car ma conscience immédiate est on ne peut plus terre à terre, voire animale. » Dans un premier temps observateur du jazz véritable phénomène musical qui déferle sur l’Europe dans les années 20 , Schulhoff en devient rapidement un fervent défenseur. Il va même jusqu’à le pratiquer le soir au piano, dans les clubs, et acquiert ainsi une réputation d’original : compositeur, pianiste et jazzman. Son style, d’abord loufoque et provocateur la Sonata erotica sous-titrée « pour messieurs uniquement » où la chanteuse se livre sur scène à une exécution très réaliste de ce qu’on imagine ; l’hymne allemand parodié dans la chanson Symphonia germanica , s’épure au contact du jazz, en intégrant les spécificités de ses rythmes neufs et de ses harmonies nouvelles. A l’encontre de beaucoup de ses contemporains, pour qui le jazz n’est qu’une mode que l’on se contente de « citer » dans sa propre musique pour être dans le coup, Schulhoff assimile ce style à son écriture, qu’il refond totalement. Sa musique synthèse de l’héritage classique, du jazz et des danses populaires d’Europe centrale tend vers une expression plus immédiate : Cinq études de jazz, Esquisses de jazz, Rag-music/Partita, Hot sonate, Orinoco, Syncopated Peter, Ukolebavka, Zebrak, Suite pour orchestre de chambre et les Symphonies n°os 1 & 2.
Cet esprit, qui mêle admirablement musiques savante et populaire, est plutôt rare dans les années 20 et 30. Seuls, et à des degrés divers, Kurt Weill, Paul Dessau, Igor Stravinsky, Maurice Ravel ou Darius Milhaud se sont permis de tels « écarts » de langage. La sauvagerie du rythme, la crudité des contrastes et la luxuriance de l’instrumentation de son Concerto pour piano et petit orchestre sont, à cet égard, les modèles d’une musique la plus anticonformiste qui soit, où se reflètent le Concerto en sol de Maurice Ravel et le Concerto franco-américain de Jean Wiener. Erik Satie ou Georges Antheil n’auraient pas renié le final de ce Concerto, où mugissent klaxons et sirènes de bateaux. Dans l’Europe des années 30, menacée par l’idéologie fasciste, Schulhoff se rallie au communisme, compose même en 1932 une cantate inspirée du Manifeste du parti communiste et fait un premier voyage à Moscou, où il obtient la citoyenneté soviétique. Dans cette période troublée d’avant-guerre, le compositeur parvient, après bien des difficultés, à faire jouer son opéra Flammen (Flammes) à Brno, en Tchécoslovaquie, dans une version réduite. Mais sa triple qualité de juif, Tchèque et communiste ne lui laisse aucune chance d’assister sur une scène allemande à la version complète de l’opéra dont le livret avait été traduit par Max Brod, l’ami de Kafka. D’une conception formelle avant-gardiste, l’opéra suit une courbe sinueuse sans interruption, avec des scènes reliées entre elles par de vastes interludes symphoniques. Le thème de Don Juan y est réactualisé : « Fidèle à la tradition littéraire, précisent le compositeur et son librettiste, notre Don Juan n’est pas un blasphémateur mais un railleur philosophe, et les ombres mystiques qui s’agitent autour de lui sont les complexes qui le torturent, qui poursuivent le maudit jusqu’à l’autel, lequel n’offre pas la rédemption au désespéré qui se fuit lui-même, se voit refuser l’amour terrrestre aussi bien que l’amour céleste, et est, comme le Juif errant, condamné à une vie éternelle.« Entre l’obscurité profonde d’Erwartung d’Arnold Schoenberg et l’irréalité mystérieuse des drames de Franz Schreker, Schulhoff touche au monde de la fantasmagorie. « L’essence du théâtre, écrit-il, depuis des millénaires, est demeurée ce que les anciens Chinois voyaient en lui : le lieu d’une fantaisie sans limites, pour le plaisir du spectateur.«
De retour dans sa ville natale de Prague, Schulhoff renoue avec la richesse des chants populaires slaves (Duo pour violon et violoncelle, Sonate pour violon solo), tout en retrouvant une clarté et un raffinement mélodiques (5 morceaux pour quatuor à cordes, Quatuor n° 2) hérités de Debussy. Alors qu’il projette, en 1941, un nouveau séjour en Union soviétique, les troupes allemandes envahissent le pays. Déporté comme prisonnier de guerre en Bavière, il meurt d’épuisement quelques mois plus tard. Sa musique revit aujourd’hui de façon inespérée grâce aux concerts et aux disques, formidable pied de nez à cette inexorable parole de La Morte qui clôt l’opéra Flammen : « Flammes de la vie et de la mort, quand serons-nous enfin réunies ? »
Flammen West, Eaglen, Vermillion, Prein, Wolf, Choeur et Orchestre RIAS Berlin, dir. John Mauceri, 2 CD (Argo).
Concertos alla jazz Madzar, Wild, Quatuor Hawthorne, Philharmonie de chambre allemande, dir. Andreas Delfs + Cinq études de jazz, Esquisses de jazz, Rag-music/Partita, piano : Erwin Schulhoff (Argo).
Symphonies n°os 1 & 2, Orchestre symphonique de la radio de Prague, dir. Vladimir Valek (Supraphon/Arcade).
Solo & Ensemble works vol. 1 & 2, Ebony Band d’Amsterdam, dir. Werner Herbers, 2 CD (Channel Classics/Média 7).
Chamber works vol. 2 Talich, Rattay, Hula, Bernasek, Quatuor Kocian (Supraphon/Arcade).
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