Trois ans ont passé depuis ses débuts en fanfare, et Fiona Apple a choisi de se reconstruire patiemment. A l’abri des tendances, la révélation féminine américaine de la décennie peaufine sur son nouvel album When the pawn… un songwriting singulier, constitué de mots épines et de pétales pop. Expatriée à Los Angeles, elle reçoit dans le confort apaisé de son nouveau décor et voit enfin, à 22 ans, la vie devant elle.
Fiona Apple impressionnait il y a trois ans avec Tidal, premier album d’une extrême luminosité, d’une menaçante noirceur. Un cas rare de disque lisible à deux vitesses : on pouvait en savourer la pop rococo et insouciante, la joliesse et la sophistication. On pouvait, à ses risques et périls, en goûter uniquement les poisons, ces mots claudicants, patraques, crus. Entre la légèreté radieuse des chansons et la gravité des paroles, rarement chanteuse avait tenté, depuis Joni Mitchell, un tel grand écart.
S’ensuivra une longue incompréhension : suivant son angle d’écoute, Tidal n’était jamais le même disque, se révélant précieux antidépresseur là où, la veille encore, il était un boulet entraînant les humeurs par le fond. Du coup, on ne savait plus vraiment qui était Fiona Apple, dont Tidal étalait les caprices, l’impudeur, les charmes comme les infirmités. Avait-on affaire à une cyclothymique un rien exhibitionniste, se servant d’une mise en scène particulièrement hollywoodienne ? Ou bien, au contraire, à une chanteuse désemparée, poussée directement de la pénombre aux projecteurs et s’accrochant à ses interlocuteurs comme à une bouée ? Fiona Apple était-elle plutôt diva ou plutôt divan ?
A l’arrivée, le personnage devint si encombrant, si controversé, que Fiona Apple incarnait littéralement Tidal : une jeune fille à la limite de l’inconséquence, pourtant capable, au détour d’une phrase, de faire basculer le badinage vers l’horreur domestique, sans sourciller. Une beauté juvénile remontée intacte et bousillée des égouts, des dégoûts. Là aussi, suivant l’angle, Fiona Apple paraissait rayonnante ou effrayante sourire Colgate ou yeux cernés, mannequin Ivy League ou mine de chienne battue.
On parla alors beaucoup de Fiona Apple, mais trop peu de Tidal, album pourtant sacrément culotté d’une fille de 20 ans à peine, s’autorisant déjà des prouesses d’arrangements et d’écriture impensables pour une novice. En trois ans, Fiona Apple a pris quelques claques supplémentaires, quelques coups bas de plus. Surtout, elle a appris à se taire. Sa thérapie en public visiblement achevée, elle est retournée à l’essentiel, le songwriting, bien décidée à ne plus se disperser. Fiona n’ouvre plus son c’ur au premier venu.
Une discipline de surface : on sent intact le bouillonnement des frustrations. Seulement, sa vie et ses angoisses ne nourrissent aujourd’hui plus que sa musique. Sur un tel terreau ne pouvaient pousser que des cactus, des épines sans fleurs, des plantes sèches et calcinées. C’est précisément là que les compagnons musicaux actuels de Fiona Apple réussissent des exploits : donner des couleurs à ces rires jaunes, ces idées noires, ces rognes rouges. Equipe aux doigts verts, elle réussit ce qui avait été impossible sur l’instable Tidal : donner une homogénéité sans ratiboiser les branches folasses, offrir une consistance sans forcément remplir les blancs, composer des bouquets où fleurs exotiques et plantes vénéneuses dialoguent plutôt qu’elles ne s’ignorent.
Une cohérence et une excellence en partie dues au brillant Jon Brion, multi-instrumentiste et collaborateur ubiquiste de la crème de la pop américaine (Eels, Aimee Mann, Rufus Wainwright, Elliott Smith, Grant Lee Buffalo, Macy Gray…), qui donne à la voix cascadeuse de Fiona Apple de sérieux défis à relever : instrumentations baroques, souffles grandiloquents ou faux calmes menaçants, le chant, qui s’autorisait autrefois à geindre, est ainsi soumis sans répit à toutes les torsions. Car il ne faut surtout pas croire à l’apparente normalisation de ce second album : d’une perversité redoutable, ces chansons sont de véritables sables mouvants déguisés en plage de sable fin.
Plus d’énervement frontal, plus de pleurs, Fiona est maintenant le calme même. Le calme pendant la tempête. Car sous sa figure d’ange, elle continue de pleurer, de gueuler, d’insulter, de mordre à pleine bouche. Mais avec l’élégance et la subtilité dont toutes les Alanis Morissette, ces hystériques prévisibles et réglementaires, ne seront jamais capables.
La nuit de l’interview, la terre a tremblé à Los Angeles. Pas d’immeuble effondré, pas de pont éboulé, pas de dommages à la superficie. Rien de perceptible, mais les sismographes l’ont bien remarqué : une secousse, inquiétante, sourde. Sous la ville, sous la plage, sous l’écorce, la fusion est permanente, le chantier ininterrompu. Ça bouge, ça remue, ça fond, ça secoue, ça laboure. Incessamment et de façon plus ou moins palpable, des combats ont lieu. Fiona Apple n’habite pas ici pour rien.
Comment, à tes débuts, as-tu envisagé le succès ?
Fiona Apple Au départ, je ne pensais absolument pas devenir musicienne. Jusqu’à ma dernière année de lycée, je ne me suis pas préoccupée de ce que je ferais après. Comme j’avais de très mauvaises notes, je n’ai été acceptée dans aucune autre école. J’ai suivi des cours par correspondance, mais je n’ai jamais obtenu mon diplôme parce que j’ai commencé à faire des demos : c’est là que, musicalement, tout a démarré. Une fois que je me suis rendu compte que je pourrais avoir du succès, une chose m’a traversé l’esprit : je pourrais enfin montrer à tous ceux qui avaient été odieux avec moi, à tous mes ex, que j’étais quelqu’un. Etre populaire m’a paru génial, rien que pour qu’ils voient de jolies photos de moi, pour qu’ils aient des regrets (rires)… Au fur et à mesure, j’ai eu d’autres préoccupations : me prouver que j’étais capable de faire ce travail, de le faire bien. Mais j’ai certainement tiré un plaisir coupable à devenir un objet de curiosité.
Est-ce que le succès est venu trop vite ?
J’ai été signée un peu avant d’avoir vraiment décidé par moi-même que je voulais devenir artiste. Mais quand j’ai eu cette opportunité, je me suis dit que si je ne saisissais pas ma chance, on ne me la reproposerait peut-être plus. Le contrôle des choses m’a tout de suite échappé. J’ai commencé avec l’idée d’être au centre des attentions, mais une fois que j’y suis parvenue, je me suis sentie mal. Dans ma vie privée, j’ai commencé à changer, je n’ai plus voulu être dans la lumière, même au milieu de mes amis. Je voulais juste être seule. Alors je me suis plus préoccupée de moi-même, j’ai fait beaucoup d’efforts pour comprendre ce que j’avais envie d’être. Certaines personnes ont essayé de me contrôler un peu, c’était leur boulot : elles ont essayé de faire de moi un produit. Elles voulaient tout gérer. J’ai réalisé que certains avaient fait des choix de vie à ma place. Mais je me suis débarrassée de tout ça.
As-tu été étonnée de l’attention que le public t’a manifestée avec Tidal ?
Je me suis forcée pendant longtemps à ignorer l’attention que me portaient les autres parce que j’avais peur de devenir dépendante de ce genre de choses. Quand on disait du bien de moi, je croyais que c’était juste parce qu’ils attendaient quelque chose de moi, parce qu’ils me trouvaient jolie en photo, qu’ils aimaient ma musique parce que j’avais vendu beaucoup d’albums. J’ai commencé à devenir parano, soupçonnant tout et tout le monde. J’étais très lunatique : parfois, tout roulait, je me sentais bien, j’avais confiance en moi, je trouvais ma musique très bien et me disais que je méritais ce qui m’arrivait.
Es-tu satisfaite de l’image que les gens ont de toi ?
Pendant toute la promo de Tidal, à chaque interview, je suis toujours apparue bouleversée, déprimée, parce que ça m’attristait d’avoir à faire tout ce travail si éloigné de la musique. Je n’étais pas du tout préparée à ça. Quand j’ai compris qu’on me trouvait sombre et qu’on voulait me voir sourire, ça m’a encore plus énervée : exprès, j’ai forcé sur le côté jeune fille triste. Ce qui n’était certainement pas la meilleure chose à m’infliger : j’ai été confinée dans un rôle. La première impression qu’on donne est très collante, on ne s’en débarrasse pas facilement : on n’a pas vu qu’il pouvait y avoir de l’humour chez moi. Je ne me suis pas assez montrée sous des aspects légers. Mais je ne vais pas commencer maintenant à sortir de grosses blagues (rires)…
As-tu été découragée ?
J’ai déjà eu envie d’arrêter. C’est tellement épuisant de chercher à toujours bien faire. A chaque interview, à chaque session photo, je me pose les mêmes questions : est-ce que j’ai dit ce qu’il fallait dire, est-ce que j’ai l’air comme il faut ? Je fais attention aux endroits où je vais, je fais gaffe aux vidéos que je tourne. Je suis une personne très sensible, je ne supporte pas qu’on dise des méchancetés sur moi. Je ne veux pas que les gens me détestent, je n’ai pas besoin de ça. Certaines personnes sont parfaitement à l’aise avec leur carrière et les à-côtés de la musique. Elles savent s’y adapter et sont certainement suffisamment mûres avant d’avoir du succès, capables d’avoir du recul, d’ignorer les insultes. Moi, je n’ai toujours pas cette force. J’espère l’acquérir bientôt : ma musique en vaut le coup.
Est-ce important pour toi d’être reconnue comme songwriter ?
Entendre parfois dire que j’étais un produit marketing, ça m’a fait très mal. J’ai vraiment envie de leur hurler à tous « Allez vous faire foutre, ma musique est bien meilleure que celle des personnes à qui vous me comparez. » Quand on est jeune et qu’on est une fille, tout de suite les gens s’imaginent qu’on est incapable de quoi que ce soit. Pour moi, il a toujours été clair que j’avais du talent et de la valeur. L’écriture est la chose qui me tient le plus à c’ur et je serais vraiment furieuse si les autres ne me reconnaissaient pas cette qualité, parce que je suis sûre de ce que j’ai écrit et composé, parce que j’en suis très fière. Je n’ai aucun doute sur mon écriture pas encore (rires)… Pour le moment, ce n’est pas dur pour moi d’écrire, ça me paraît très naturel. J’écris pour des raisons purement égoïstes, je n’écris pas pour que d’autres personnes s’y reconnaissent et se sentent bien ça, c’est juste un effet secondaire génial qui me permet de ressentir une autre joie, une autre fierté. Quand je compose une chanson, c’est en général parce que je suis déprimée, parce que quelqu’un m’a énervée, parce que j’ai un point de vue. Et je veux transformer ces sentiments en un petit quelque chose de compact et solide que je peux présenter, offrir. Ecrire une chanson, c’est faire une déclaration, mettre au clair mes idées pour moi-même. Donc, quand j’en ressens l’envie, c’est facile. C’est aussi simple que de crier quand on est en colère. Si cette inspiration devait disparaître, c’est que je me serais débarrassée d’un besoin.
Trois ans se sont écoulés entre tes deux albums.
Après la tournée de Tidal, j’ai tourné la page : pendant un an, je ne me suis absolument pas intéressée à un autre album, ça ne me faisait pas du tout envie. J’avais l’impression d’être complètement usée à force de jouer du piano, j’avais épuisé mon jeu. J’avais besoin de m’en éloigner, d’attendre que l’appétit revienne. Une fois que j’ai à nouveau eu le temps de vivre, l’envie d’écrire est revenue naturellement. Quand je suis entrée en studio, j’avais écrit les dix chansons que j’avais l’intention de mettre sur l’album : je savais où j’allais. J’étais inspirée, j’avais confiance en moi en tant que songwriter, musicienne et chanteuse. J’ai travaillé de façon plus concentrée et plus précise. Pour Tidal, c’était beaucoup plus difficile parce que les seules choses que j’avais, c’était mes chansons. Je n’avais pas confiance en moi, je ne savais pas ce que je voulais, c’était dur de me faire comprendre.
Peux-tu devenir maniaque en studio ?
Je suis assez perfectionniste, mais mon éthique du travail ne l’est pas vraiment. Je serais incapable de m’atteler sérieusement à une chanson, de tourner des boutons pendant des heures. Je bichonne mes chansons en engageant des gens qui, eux, sont des perfectionnistes, sur lesquels je peux m’appuyer. Je fais une confiance absolue à Rich Costey et Jon Brion : ils connaissaient mes chansons, savaient ce que je voulais en faire et sont, en plus, de bons amis à moi. Je n’avais pas besoin de rester en studio pendant dix heures par jour à attendre que ça se passe. Je faisais ma partie, donnais quelques directions, puis je sortais pendant quelques heures, vivais ma vie, revenais. Une façon moins abrutissante de travailler.
Ta musique a-t-elle évolué ?
Simplement parce que je comprends mieux ma musique, j’ai l’impression de la maîtriser. Cet album est beaucoup plus ambitieux que le précédent car je ne me suis pas autocensurée, ni dans le style d’écriture ni dans le chant. Avant, je n’osais pas pousser les choses aussi loin parce que je ne savais pas si je le méritais, si j’en avais le droit. Je ne savais pas si j’étais prête à me lancer aussi librement. J’étais mal à l’aise en studio, intimidée. Je n’avais pas l’impression d’être réellement une chanteuse. La première fois que je suis allée en studio, ça a dû être un cauchemar pour l’entourage. Mon grand tort, c’est de vouloir que tout le monde m’aime, que tout le monde soit heureux avec moi. Je ne voudrais surtout pas mal faire ou commettre des erreurs. La première fois, mon seul problème était que j’étais particulièrement déprimée. Je devais être une horreur. Cette fois-ci, j’ai été cool. Facile. On s’est beaucoup amusés, il n’y a jamais eu une seule dispute.
Te sentais-tu plus libre pour tes textes cette fois-ci ?
Il y a toujours autant de colère dans When the pawn… En l’écrivant, j’ai moins ressenti le besoin urgent d’amener tout le monde à me comprendre à tout prix, à partager ce que j’éprouvais. A l’époque de Tidal, je pensais que tout ce que j’écrivais avait une raison d’être. Ce but était que partout dans le monde les gens qui écoutent mes chansons me comprennent et m’aiment. Dans cet album, je suis parfaitement égoïste. Mais j’ai toujours ces sentiments de colère, de douleur, de tristesse. C’est bien la seule chose avec laquelle je me sente parfaitement à l’aise (rires)… Cette mélancolie m’apaise. Quand on est déprimé, on pleure, c’est une réaction naturelle. Pour moi, écrire une chanson, c’est comme pleurer : ça satisfait un besoin viscéral, ça finit toujours par me procurer une sensation agréable. Et je suis une personne très pessimiste, je doute toujours de tout. Je suis sceptique, je me méfie de moi, des autres, je n’ai pas confiance.
Dans tes paroles, les relations avec les autres ont toujours l’air compliquées.
J’aimerais pouvoir dire que je maîtrise parfaitement les contacts humains et que j’écris de telles paroles parce que ça fait plus poétique, mais malheureusement non. Pour moi, toute relation est difficile. C’est le résultat de mon environnement, de la chimie de mon cerveau, des expériences que j’ai vécues. C’est comme ça, ni bien ni mal, je n’y peux rien. Mais ce que je fais me rend heureuse. Je suis une personne heureuse, même si je suis un peu larguée et si je vois très souvent les mauvais côtés de la vie. J’aimerais être capable de me détendre un peu plus, être moins intense.
As-tu réussi à trouver un équilibre ?
Avec la tournée qui a suivi Tidal, j’ai vécu environ dix-neuf mois sans attache, dans un bus, mais ça m’était égal parce que, de toute façon, je n’avais aucun endroit où habiter. Maintenant, je me suis posée à Los Angeles. J’adore ma maison, mon copain et mes amis. Je me moque un peu de ce qui se passe de l’autre côté de la rue, je ne sais pas conduire, donc je ne peux pas aller bien loin ici. Je me promène à pied dans mon quartier, je suis un peu prisonnière, mais au bon endroit. Et j’aime bien ça : je ne perçois pas trop la folie de cette ville. J’ai grandi à New York, et Los Angeles, pour moi, c’est pareil : une grande ville avec plein d’êtres humains que je n’ai pas très envie de rencontrer (rires)… Ce n’est pas toujours très facile pour moi de fréquenter le monde.
When the pawn… (Epic/Sony).
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