On en “pince” terriblement pour le cinquième album – en 25 ans de carrière – de Fiona Apple. Un disque phénoménal qui concasse les genres, coupe les barrières, tord les idées préconçues. Ou quand une longue attente est récompensée par un possible jalon dans l’histoire de la pop.
“Amenez le coupe-boulons !” (“Fetch the Bolt Cutters” en VO donc), c’est sûrement un appel du cœur, un cri de rage pour sortir de sa cage. Qui résonne, forcément, de façon un peu particulière à l’heure de la sortie de cet attendu nouvel album de Fiona Apple. En attendant que chacun.e puisse aller chez son disquaire en attraper un exemplaire physique, la rare et précieuse compositrice a choisi d’en avancer la sortie numérique de quelques semaines, et on ne saurait trop la remercier. Pourtant, au regard de son rythme de production discographique, nous n’étions sans doute pas à deux mois près.
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Flashback
Résumons d’abord. Apparue sur la scène indé avec un remarqué Tidal (1996) qui la pose d’emblée en héritière d’Aimee Mann, Suzanne Vega et Joni Mitchell, Fiona Apple n’aura de cesse de fuir les étiquettes et les desiderata du music business. When The Pawn… (1999), second album dont on évitera d’écrire le titre en entier de peur d’en arriver déjà au bout de ce papier, enfonce le clou d’une écriture en formes libres, qu’il s’agisse de la poésie des textes ou d’un style musical mêlant pianos nocturnes et arrangements dépouillés ornés soudainement de cordes dorées, de fanfares impromptues ou des échos viciés d’un music-hall bizarrement famé, le tout sur ces martèlements rythmiques qui font partie de l’incomparable signature de l’artiste. Par-dessus cette extravagance percussive, c’est la voix chaude et versatile de Fiona qui marquera durablement l’école des songwriters au tournant du siècle, en seulement deux albums donc.
L’histoire aurait presque pu s’arrêter là, on raconte même que le troisième album, le bien-nommé Extraordinary Machine (2005), attendu six ans, aurait pu ne jamais voir le jour si Jon Brion, qui avait produit le précédent, n’avait supplié Apple de se remettre à l’ouvrage. Notoirement houleuse, la gestation de cet album voit ledit producteur congédié après une première version, et l’arrivée de Mike Elizondo (passé chez Eminem avec son mentor Dre), pour un son plus tranchant. Naturel, mais de plus en plus sophistiqué, le talent mélodique retors étant ici servi à merveille par des arrangements aussi intemporels qu’insensés.
Apple n’a de cesse de s’aventurer dans les marges ou de se réfugier dans l’ombre, et c’est cette fois sept ans qu’il faudra attendre, à des fans de plus en plus convaincus et de plus en plus transis, pour découvrir un quatrième opus, The Idler Wheel is Wiser Than the Driver of the Screw and Whipping Cords Will Serve You More Than Ropes Will Ever Do (2012, celui-là, on n’a pas résisté au plaisir de le nommer in extenso, et on remarquera qu’il y était déjà question de matos), qui fait atteindre à l’artiste une nouvelle dimension.
Salué comme un chef-d’œuvre à peu près partout, l’album est à la fois empreint de fragilité et d’une terrassante force d’affirmation. Dans une apparente liberté totale, Fiona Apple y signe onze chansons ahurissantes qu’elle interprète comme en lévitation, et qui semblent couronner de façon autant majestueuse qu’inquiète un parcours difficile, tant sur le plan musical que personnel. La presse aura parfois glosé sur les blessures de la jeune femme, abusée sexuellement par un inconnu à l’âge de douze ans, et sur ses histoires amoureuses – si elle s’inspire volontiers de ces dernières, elle a longtemps affirmé que le crime qu’elle a subi était trop triste et sale pour avoir nourri son œuvre.
On se contentera de citer son idylle avec le cinéaste Paul Thomas Anderson, le seul peut-être de ses partenaires en vue à avoir une dimension artistique comparable – en importance, en démesure, allez : en génie – à la sienne. Mais c’est aussi pour le plaisir de vous renvoyer vers le récit (rapporté dans le New Yorker en mars dernier), impitoyable et pourtant hilarant, qu’elle fait d’une soirée cocaïnée avec son PTA de boyfriend et son confrère Quentin Tarantino. Ce regard, à la fois implacable et capable de rendre fantasmagorique la brutalité du réel, c’est ce que recèlent les profondeurs du légendaire bleu des yeux de Fiona Apple.
“Comme un home record”
Quatre albums auront donc largement suffi a faire d’elle une figure culte de la scène musicale américaine du dernier quart de siècle. Fort heureusement, ce n’est pas terminé. C’est donc maintenant, non pas six ou sept mais huit ans plus tard, que nous arrive Fetch the Bolt Cutters. Nonobstant même le contexte un tout petit peu particulier dans lequel débarque ce disque, il n’est pas exagéré de parler d’évènement.
Ce contexte, c’est d’ailleurs comme si Fiona l’avait anticipé, puisque l’album s’avance comme un home record – non pas qu’il sonne lo-fi, mais tous les sons y viennent de la maison, de la cuisine, du jardin, du décor quotidien de l’artiste. Fiona Apple, qui co-réalise l’album avec Amy Aileen Wood, parvient, et ce n’est pas le moindre de ses miracles, à le faire résonner pourtant comme une superproduction pop. Pour synthétiser ce qui s’y joue, disons que si on entend des chats et des chiens ici où là (notamment en conclusion du morceau-titre), c’est autant le signe d’un disque en prise avec le cours ordinaire des choses qu’un indice du niveau auquel se hisse la proposition : ces sons, ce sont, excusez du peu, des Pet Sounds.
Fetch the Bolt Cutters a cette très rare qualité des grands disques capables de marquer l’histoire de la pop : la sophistication de ses structures ne joue jamais contre son accessibilité. Chose peu courante pour ce type d’album ambitieux et se jouant des formats, une seule écoute peu suffire à être emporté sans retenue dans son tourbillon.
Il suffit de se laisser d’entrée happer par I Want You to Love Me qui dans toute sa théâtralité dépasse le cadre de la ballade post-Tori Amos pour inventer un équivalent ultra-contemporain aux douloureuses extravagances de Nina Simone. Entre les pinces de son coupe-boulons, Fiona Apple broie un siècle de musique populaire, du gospel au hip-hop, du shimmy-shake à l’indie-folk, du rock’n’roll à la nu-soul, pour inventer un idiome neuf faisant d’elle – sur un tout autre terrain esthétique – l’égale d’un Kanye West.
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Les compositions de Fetch the Bolt Cutters, et leurs orchestrations, ne nous ménagent jamais et pourtant on les suit les yeux fermés dans leurs circonvolutions échevelées, leurs mantras incantatoires, leurs lamentos sauvages et leurs brusques changements de braquet. Sur ces constructions qui semblent menacer sans cesse de s’écrouler (économie de moyens et fatras monumental), se posent des textes consacrant Fiona Apple aux côtés de Lana Del Rey en Grande Poétesse Américaine de son temps.
Failles et prises de pouvoir
Le temps, c’est d’ailleurs ce qui a permis a ses textes d’atteindre une portée plus universelle : le titre d’ouverture déjà cité, ou encore le magnifique et bouleversant Cosmonauts ont été écrits en pensant à une personne en particulier, mais poursuivis et finalement enregistrés en étant habités par d’autres figures de l’histoire intime de la songwriter. Ce ne sont pas uniquement le passé et le présent de la musique qui s’y mêlent, mais aussi ceux de l’auteure.
Les failles et les prises de pouvoir de son chant sont indissociables de la portée éminemment féministe de l’album, dimension essentielle qui ne doit pas occulter son aboutissement esthétique – bien au contraire, elle en fait même partie intégrante, embrassant les cris de ralliement de l’empowerment et les confessions brisées qui trouveront écho chez plus d’une.
Souverainement, la voix est soutenue sur bien des titres par un groove étrange. Étrange, car autant mental que physique, et installé sur des rythmes volontiers tordus, qui nous prend de biais comme les sérénades acides du Joe Jackson de Night and Day, l’un des rares disques que, dans sa façon d’avancer en volutes, FTBC pourrait élire comme prédécesseur. Mais difficile de rattacher fermement cet album à une lignée droite et directe, de ses racines aux héritières que sont, par exemple, Billie Eilish sur le versant international ou la gréco-berlinoise Sissi Rada du côté des trésors cachés (l’album Pragma de 2016 sur le label Inner Ear), surtout à l’écoute de sommets comme le tribal Relay ou le déchirant Heavy Balloon.
Ce qui saisit le plus, c’est qu’un tel niveau de maîtrise dans l’écriture, l’architecture et l’interprétation des chansons débouche sur autant d’accidentel, de fructueux déséquilibres – on aurait voulu faire écouter ce disque à Christophe, tiens, sûr que lui comme personne aurait su apprécier cette dimension. Sur Under the Table Fiona Apple nous prévient : “I won’t shut up”. Que ce qui s’ouvre avec ce disque extraordinaire, qu’il s’agisse d’une nouvelle ère où simplement d’une nouvelle décennie de musique pop excitante, ne soit pas près de se refermer, voilà exactement l’étrange et belle nouvelle qu’on attendait.
Album : Fetch The Bolt Cutters (Sony/Epic)
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