Encore inconnues il y a quelques mois, Fiona Apple et Chan Marshall, l’âme de Cat Power, ont peinturluré leurs idées noires sur des albums importants de 1996. L’une en douceur, l’autre en douleur. La première avec la luxuriance du voluptueux Tidal, la seconde avec le malaise de l’épineux What would the community think, elles ont marqué l’année en avouant l’indicible, en nourrissant de leurs faiblesses une terrifiante force de caractère.
D’où la nécessité, à la veille de tournées françaises très attendues, de la rencontre entre ces deux pôles d’un même désordre intime.
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Dans les dictionnaires, tout est simple. « Rencontre » : le fait pour deux personnes de se trouver en contact par hasard ou de manière concertée. Dans le quotidien de Fiona Apple et de Chan Marshall plus connue sous le nom de son groupe Cat Power , rien n’est jamais aussi facile que dans le Petit Robert. Pourtant, dans chaque camp, on a souhaité cette rencontre, aménageant les emplois du temps, ménageant les susceptibilités, mais jusqu’à la dernière minute, rien ne sera acquis. C’est Chan qui découvrira la première la pièce sombre et étroite où aura lieu la rencontre. Rapide tour d’horizon, rires gênés, dernières inquiétudes. « Est-ce que Fiona connaît ma musique ? Et est-ce qu’elle va me poser des questions gênantes ? » Lorsque Fiona Apple arrive enfin, c’est pour montrer ce visage des mauvais jours largement exposé sur son album Tidal. Boudeuse, mal à l’aise, elle semble alors aussi douée pour les rapports humains qu’une carmélite en amour. Mais le petit miracle se produira et, de sourires complices en expériences partagées, leur conversation verra naître une impressionnante communion d’esprit. Une rencontre simple et évidente, comme dans les dictionnaires.
Vous venez de connaître, chacune de votre côté, une année déterminante : la sortie d’un album, des concerts, des voyages, des rencontres. Comment avez-vous vécu ces douze derniers mois ?
Fiona Apple Je suis surtout soulagée de pouvoir me retourner sur cette période de ma vie en me disant « Voilà, je l’ai fait. J’ai tenu le choc, je n’ai pas craqué en route. » J’imagine que Chan vit la même chose que moi, cette difficulté à s’adapter à un mode de vie si nouveau, si différent de ce qu’on a pu connaître avant le disque. Tout change en une fraction de seconde et on attend de filles comme nous qu’elles soient immédiatement dans le coup, tout sourire, prêtes à conquérir le monde. Un jour, votre album sort dans le commerce. Toutes ces chansons que vous avez portées en vous pendant si longtemps deviennent publiques. Il n’y a plus aucune place pour l’intimité dans votre travail. Vous étiez seul maître à bord et, du jour au lendemain, vous devenez une sorte d’objet ou d’image qu’on déplace de ville en ville, de scène en scène. Il n’y a plus que la musique dans votre vie. Du matin au soir, vous êtes à disposition de ce disque qu’il faut absolument faire connaître, promouvoir. Vous n’avez plus le droit de douter, d’avoir envie d’être seule, loin de ces chansons. Les effets psychologiques d’un tel bouleversement sont probablement dévastateurs, je ne suis pas certaine de les avoir encore bien mesurés. Tout ce que je peux dire, c’est que je vis assez mal le fait d’être constamment observée. Il y a tout le temps des gens autour de moi qui se demandent si je vais bien, si je tiens le choc : « Pauvre petite Fiona, si fragile… » Parfois, j’aimerais qu’il n’y ait personne. Qu’on ne s’inquiète pas pour moi, qu’on ne se pose pas la moindre question à mon sujet.
Chan Marshall (Troublée)… Je connais ça, cette envie de faire taire les gens… (Elle marque une pause, s’excuse)… Je ne sais pas comment expliquer ce décalage. C’est comme si personne ne pouvait vraiment comprendre ce qu’on vit intérieurement.
Fiona La plus grosse pression, ce n’est pas de monter sur scène ou d’écrire des chansons deux choses viscérales pour moi. Le plus dur à surmonter est cette nécessité de devenir quelques heures par jour une fille que je suis incapable d’être : le petit mannequin soumis que l’on dépose aux pieds du photographe, la petite nana qu’on installe devant un micro de radio et qui doit raconter des tas de trucs formidables. Ou tout simplement une adulte, ce que je ne suis pas.
Chan Le simple fait d’avoir produit un travail, d’avoir écrit des chansons qui se retrouvent sur un disque impliquerait que l’on soit entrée dans l’âge adulte. Que l’on soit prête à vivre des situations complexes et pesantes. Alors qu’au fond, c’est probablement l’inverse qui est vrai : c’est parce qu’on n’est pas devenu complètement adulte qu’on écrit des chansons.
Fiona C’est toute l’ironie de la situation. On ressent le besoin d’exprimer ses sentiments par la musique précisément parce qu’on est incapable de les exprimer autrement en parlant à ses amis, à sa famille. On ne choisit pas d’écrire des chansons : c’est un besoin, la seule issue possible pour contourner ce problème de communication. Personnellement, j’ai un mal fou à aller au restaurant avec des amis. Dès qu’il y a plusieurs personnes dans la même pièce, j’ai des vertiges, je veux fuir. Parfois, je me demande si les gens écoutent vraiment nos disques. Si l’on se penche un peu sur le mien, on doit quand même se faire une idée assez précise de ce que je suis. On doit bien comprendre que je ne suis pas exactement le genre de fille qui traîne dans les discothèques et fait la fête toute la nuit. Si j’étais si bien dans ma peau, si je profitais à fond de mes 19 ans et de ma jolie petite gueule, je n’aurais jamais écrit un disque comme Tidal.
Vous avez l’impression de progresser dans l’exercice du rapport aux autres ?
Fiona D’être ici aujourd’hui, capable d’assurer une session photo sans avoir envie de fondre en larmes, prouve que j’ai énormément mûri au cours des derniers mois. Il y a un an, j’aurais probablement quitté la pièce depuis longtemps. Je n’aurais pas supporté la pression d’avoir à rencontrer une autre artiste, de devoir confronter nos points de vue. J’aurais eu trop peur de ne pas trouver les mots, de passer pour une folle ou une idiote.
Chan Ça bouleverse tout un tas de choses intimes, de certitudes. J’ai appris à mieux appréhender les problèmes, à les identifier et à les regarder en face. Maintenant, si je me mets à déconner, si je tombe dans la parano, j’entends une petite voix intérieure qui me dit « Attention, tu fais erreur. Ne panique pas, affronte les choses tranquillement. Ne te referme pas. » Ce qui m’a le plus déstabilisée depuis que j’enregistre des disques, c’est qu’on se mette soudainement à me faire confiance. Je n’avais jamais connu ça. Là, pour la première fois de ma vie, quelqu’un a dit « Chan, je sais que tu peux le faire. Tu peux être une artiste professionnelle, qui enregistre, part en tournée, se donne du mal pour sa carrière. » Je ne me croyais pas capable de remplir ce contrat, j’avais trop peur de décevoir les gens. C’est très troublant d’être enfin considérée avec ce respect. Ceux qui ont financé mes disques sont des amis : il fallait ce type de relation particulière pour permettre à une fille comme moi d’enregistrer. Quand on m’a tendu la main pour la première fois, j’ai été à la fois flattée, touchée, mais aussi terrorisée la peur de ne pas être à la hauteur.
Fiona Je suis certaine que cette peur d’échouer t’a motivée. Tu as probablement voulu prouver aux gens qu’ils avaient raison de croire en toi.
Chan Exactement. Du jour au lendemain, je me suis mise à surveiller mon langage, mon attitude, mes gestes. Je voulais avoir l’air de quelqu’un qui assure. « Etre en studio à 10 h du matin ? Bien sûr, pas de souci. Aller acheter des cordes pour ma guitare ? Je m’en suis déjà occupée hier après-midi. Téléphoner à l’ingénieur du son ? Aucun problème, je le fais tout de suite. » Ça n’a l’air de rien, mais pour une fille comme moi, c’était une totale remise en question. D’un seul coup, je passais de la banquette arrière à la place du chauffeur. J’allais cesser de me laisser porter, j’allais sortir de l’ombre. Psychologiquement, ça ne s’est pas fait en deux jours, j’y travaille quotidiennement. Chaque matin, je me fais la promesse d’être sérieuse, en phase avec les autres (sourire)… Je ne suis pas sûre d’y arriver, mais j’essaie. J’ai 25 ans, je suis obligée… Je suis responsable. C’est pour ça que je n’ai pas de manager pour prendre les décisions à ma place. Je ne veux rien déléguer. Je veux être en première ligne, sans protection.
Au moment de vous lancer dans cette carrière, saviez-vous à quoi vous attendre ? Aviez-vous une idée précise des réalités de ce métier ?
Chan L’incompréhension, je savais que je ne pourrais pas y échapper. J’avais vu ça chez les autres, des groupes comme Nirvana. Et je savais qu’avec ma petite personnalité déjantée, il y avait danger. Il ne faut pas en vouloir aux gens qui ne comprennent pas : ce qu’on vit est complexe et dérangeant. On essaie de faire passer par la musique des choses qu’on a toujours gardées pour soi, dans sa chambre. On voudrait dire simplement des trucs embarrassants, obscurs. C’est voué à l’échec.
Fiona C’est très difficile, mais on n’a pas le droit de baisser les bras. Parce que si tu ne le fais pas, si tu ne te donnes pas la peine de ravaler ton orgueil pour cracher toutes ces peines intérieures, tu finis par te taper la tête contre les murs. Le choix est simple : soit rester dans sa chambre à haïr le monde et soi-même, soit faire l’effort de sortir pour raconter ce qu’on ressent, quitte à passer pour une givrée. Quitte à ne pas être comprise, à être mal jugée. Quitte à vivre péniblement les réalités quotidiennes de ce métier les pressions, la fatigue, le fait d’être perpétuellement observée.
Chan Quand je pars en tournée ou en voyage, j’essaie toujours d’emmener un ou deux amis avec moi. Je sais qu’ils sont là, que même si les autres me regardent avec un air étrange, eux me comprennent. J’ai besoin d’avoir une épaule sur laquelle pleurer lorsque je sors de scène lessivée. Il y a des chansons qui comptent trop pour moi, des paroles qui me bouffent le ventre. Si je quitte la scène et qu’il n’y a personne, je deviens folle.
Fiona Pour ma première tournée américaine, j’avais tenté la même chose : j’ai emmené ma s’ur, mais ça n’a pas fonctionné. Lorsque je suis en Californie, dans la maison que je partage avec mon père et ma s’ur, je ne vois jamais personne. Je sors de ma chambre en début d’après-midi, lorsque tout le monde est parti, et je ne reviens que le soir lorsqu’ils sont couchés. Je suis donc seule en permanence. Les seules personnes que je fréquente sont mes musiciens, mon manager et quelques amis. Le reste du temps, il n’y a personne. J’ai toujours considéré que mes problèmes ne devaient pas empoisonner la vie des autres. Si je me sens mal, c’est à moi de traiter le problème. Il n’y a aucune raison pour que les autres pâtissent de mon sale caractère, de mes sautes d’humeur. Alors je marche pendant des kilomètres, ou bien je lis. J’arrive parfaitement à gérer la solitude. Lorsque je suis seule, je sais que tout est calme, sous contrôle. Il ne peut rien arriver. C’est lorsque les autres entrent en scène que je perds mes repères… Je suis probablement incapable de vivre en société. Il peut m’arriver de regarder par la fenêtre, de voir un peu de soleil et de me dire que la terre est un endroit merveilleux, puis de me faire bousculer par quelqu’un cinq minutes plus tard et de me mettre à maudire le monde entier. Tout peut basculer en quelques minutes pour moi, c’est effrayant. Mais ça, personne ne l’a encore vraiment compris. Les gens qui m’entourent ne tiennent pas compte de ce handicap. Ils voudraient que je me réveille un matin en disant « Ça y est : tout est réglé, toute cette noirceur s’est envolée, allons boire un verre, allons faire la fête ! » Mais ça ne se passe pas comme ça. Quand on a vécu ce que j’ai vécu, on ne se reconstruit pas en dix minutes.
Si vous ressentez le besoin d’avoir une discussion approfondie, vers qui vous tournez-vous ?
Fiona J’ai toujours trouvé très difficile de demander à quelqu’un d’écouter ce que j’avais à dire. Habituellement, les gens prêtent l’oreille pendant une heure ou deux puis passent à autre chose. Chacun a ses problèmes, on n’a pas le temps d’écouter les autres. D’une certaine manière, c’est très rassurant de se dire que tout le monde a ses blessures, ses frustrations. Le jour où j’ai compris ça, je me suis sentie plus légère. J’ai soudain réalisé que j’avais beaucoup de chance : je n’étais plus aussi seule qu’avant et, surtout, j’avais l’avantage d’avoir trouvé un mode d’expression personnel : la musique. C’est l’époque où j’ai quitté New York pour aller m’installer chez mon père, à Los Angeles. Dans un sens, j’étais au trente-sixième dessous, seule et paumée. Mais d’un autre côté, j’étais attirée par ce besoin viscéral d’exprimer toutes ces douleurs, cette incapacité à communiquer normalement.
Chan On s’habitue très vite à être incompris. On rend les armes, on renonce. Au bout d’un moment, on ne parle plus, quitte à passer à côté d’une personne qui aurait pu être réceptive. Je crois que ça m’est arrivé quelques fois dans ma vie : par crainte de se livrer, on se prive de rencontres qui auraient pu s’avérer utiles. On se referme alors qu’il faudrait s’ouvrir. Toujours cette peur de passer pour une cruche.
Fiona On me dit souvent que je parle trop lorsque je suis sur scène, entre les chansons. C’est parce que c’est le seul endroit au monde où je sais que les gens vont être attentifs, qu’ils ne peuvent pas éviter de m’entendre. Si les gens savaient s’écouter, partager leurs problèmes, plus personne n’irait voir de psy. Si l’on parlait plus souvent ensemble, je serais ton psy et tu serais le mien. Personnellement, ça me permettrait d’économiser beaucoup d’argent (sourire)…
Chan Je n’ai jamais voulu suivre de thérapie. Bien sûr, on me l’a conseillé, mais je résiste. J’ai vu ma s’ur tomber là-dedans et ça l’a complètement bousillée. On lui a fait bouffer des tonnes de médicaments dégueulasses, ça l’a rendue plus malade encore. Aujourd’hui, elle ne parle plus. Elle est ailleurs, complètement éteinte… Je crois que je ne suis pas arrivée au niveau de maturité qu’il faut pour affronter ces problèmes devant un psy. Si j’ai un différend avec quelqu’un, je suis incapable de défendre mes idées. La plupart du temps, je finis par faire la folle. Je tire la langue, je me prends la tête entre les mains, je m’assieds par terre, l’air prostré. C’est mon seul moyen de défense.
Fiona Récemment, pendant un concert à Stockholm, je me suis permis quelque chose qui m’aurait semblé inconcevable il y a six mois. Pendant une chanson où je suis seule au piano la dernière du concert , les gens n’étaient pas attentifs, ils parlaient entre eux, faisaient du bruit avec leur verre. Je me suis arrêtée, j’ai demandé le silence. Mais après une minute de calme, le raffut a repris. J’ai terminé ma chanson en pleurant mais en serrant les dents. En finissant, j’entendais cette voix intérieure qui me commandait de me taire : « Ne le dis pas, ne le dis surtout pas. » Et pourtant, je me suis levée, je me suis avancée au bord de la scène et j’ai hurlé « Fuck you ! » Ça m’a fait un bien immense, alors qu’il y a six mois, j’aurais probablement fini toute seule dans ma loge, en larmes, humiliée. Je n’aurais pas osé laisser sortir ces sentiments, je les aurais gardés, brûlants, terrifiants. Toute cette colère se serait retournée contre moi.
Chan A quel moment as-tu décidé d’aller voir un psy ?
Fiona Ce n’est pas moi qui ai décidé. On m’y a poussée, on ne m’a laissé aucun choix. J’étais gamine. Les gens me trouvaient étrange, sauvage, et ils se disaient qu’en m’envoyant consulter un psy, ça leur ferait un souci de moins. Aujourd’hui, j’y vais parce que je le souhaite, pas parce qu’on me force. Et je fais des progrès.
Chan Il faut sans doute en passer par la thérapie pour oser affronter ses démons.
Fiona Le problème, c’est que j’ai l’impression d’avoir passé ma vie entière sur un divan. J’ai dû consulter plus de quinze psys et pourtant, il y a encore des démons que je n’arrive pas à identifier. Il m’arrive encore régulièrement d’entrer dans une pièce en me disant que les gens qui s’y trouvent ne sont pas comme moi, qu’ils vont se rendre compte que je suis différente, étrange. J’ai beau parler de cette peur des autres plusieurs heures par semaine, rien n’y fait : je me retrouve constamment dans la peau de la fille qui va se faire agresser.
Le désordre et la confusion sont-ils des éléments inhérents à l’écriture ?
Fiona J’imagine que sans cette confusion, j’aurais beaucoup de mal à écrire des chansons. A 30 ans, si tout va bien dans ma vie, je n’aurai probablement plus envie de faire ça, tout sera réglé… Le désordre est à la fois l’origine et la conséquence de mon travail introspectif. C’est un monstre à plusieurs têtes : vous en coupez une, il en repousse deux.
Chan On ne vient jamais à bout de ce fouillis intérieur. C’est un vrai sac de n’uds, il faudra des années pour tout démêler. On croit se vider entièrement en donnant un concert, on en ressort soulagé, et puis une heure plus tard, le mal au crâne revient. Au mieux, on peut faire diversion, s’agiter dans tous les sens pour faire taire le mal. C’est pour ça que je passe mon temps à danser et à chanter : pour chasser l’ennemi… (Elle marque une pause)… Dans mon cas, le travail fonctionne très bien. Si je bosse sur une chanson ou si je prépare un concert, c’est toujours ça de gagné. Pendant ce temps, j’oublie tout le reste. Je prends le large.
Fiona J’ai toujours été trop paresseuse pour me soigner par le travail. Pour moi, l’apathie pourrait davantage passer pour la solution miracle : on reste chez soi, au lit, on ne répond plus au téléphone et d’un seul coup, il n’y a plus le moindre problème… Ce qui me sauve, c’est que je culpabilise énormément et que je cherche à me rattraper. C’est particulièrement significatif en studio, où il m’arrive de chanter le même morceau quatre-vingts fois de suite simplement pour me prouver que je ne suis pas une vieille limace. En fait, je n’ai pas du tout envie de chanter, je pourrais parfaitement boucler l’affaire en dix minutes, mais je me force à tomber dans l’excès inverse pour me prouver que je ne suis pas là pour rien, que je ne trompe personne.
De plus en plus de femmes font carrière dans le rock. Ressentez-vous une pression supplémentaire, une obligation de réussir plus grande que chez les hommes ?
Chan Il y a toujours une espèce d’attente dans l’air : « Cette fille est-elle capable de se donner à fond pour ses chansons ? Est-elle aussi compétente qu’un garçon ? » C’est très pesant, on a l’impression d’être jugée en permanence. Avec cette obligation supplémentaire : être belle, attirante. Il faudrait rivaliser avec les hommes sur le terrain du son, de l’électricité et, en plus, être mille fois plus charmante que n’importe quel type avec une guitare. Quand je monte sur scène, j’ai l’impression de passer un examen. On voudrait que les femmes soient des artistes différentes, sensibles, et pourtant, tout ce qu’on attend d’elles est qu’elles aient une belle paire de seins et une grande gueule pour parler de sexe. Je ne suis pas du tout impressionnée par une fille comme Liz Phair, qui essaie de compenser sa prétendue infériorité féminine en utilisant des mots très crus je pense à cette chanson sur la fellation pour épater les mecs. C’est de la frime, de l’arnaque, un truc sans intérêt. On sent vraiment chez elle le besoin de se faire remarquer, de sortir du rang. C’est pathétique.
Fiona Rien n’est plus simple que de parler de sexe pour épater le gogo. Ça n’intéresse que les losers. Toute cette pression sur le physique il faut être belle, sexy est devenue insupportable. En quoi une chanson est-elle meilleure si elle est chantée par une jolie fille ?
Chan Ça me rappelle un peu ce qu’on vit quand on est gamin et qu’on cherche à se faire accepter par un groupe d’enfants. Quand j’étais petite, j’ai changé douze fois d’école pour suivre mon beau-père, qui passait son temps à déménager. A chaque fois, il fallait intégrer une nouvelle classe, se faire accepter des autres enfants et j’ai toujours considéré que pour le petit nouveau ou la petite nouvelle, la barre était plus haut placée que pour n’importe quel autre gamin. On n’avait pas le droit à l’erreur. Une chemise de travers ou un cartable un peu spécial et vous étiez mis au ban de la classe.
Fiona Des filles comme nous vivent ça constamment : il faut sans cesse construire quelque chose, faire ses preuves, repartir de zéro. C’est une succession de moments de construction, de séduction et d’aliénation. Sachant que c’est toujours l’aliénation qui l’emporte au bout du compte. Même si un concert peut nous amener beaucoup de réconfort, on se retrouve toujours seule une heure plus tard.
Chan Je suis sûre que beaucoup de gens dans la salle vivent la même chose que nous. Moi, quand j’allais voir des groupes de rock, je passais ma soirée tout au fond de la salle, appuyée contre le mur. Je m’assurais toujours de pouvoir fuir sans me faire remarquer, je me tenais dans l’ombre, loin des autres. Et je me disais que les gens sur scène avaient beaucoup de chance d’oser affronter tous ces regards, toute cette lumière. Je les prenais pour des surhommes. Comparée à eux, je me trouvais minable. Je n’avais aucun courage, aucune énergie… Lorsque je vois ce que je suis devenue par rapport à cette fille mal dans sa peau, je me dis que j’ai parcouru beaucoup de chemin. Aujourd’hui, j’ai presque l’impression d’être forte. Je pourrais avoir un enfant et en assumer la responsabilité. Je serais capable d’être une mère formidable, attentionnée, généreuse. C’est pour ça que j’ai écrit cette chanson, Nude as the news, où je chante que je porte un enfant en moi. C’est ma façon de dire que je progresse, que je vais m’en sortir. On peut choisir de se détruire, de prendre des drogues, de se mutiler. Ou bien on peut choisir de se projeter dans l’avenir, avec un petit être en soi, des responsabilités d’adulte.
Votre parcours artistique peut-il avoir valeur d’exemple ?
Chan J’aimerais beaucoup que quelqu’un lise cette interview et se dise « Bon sang, je ressens des choses proches de ce que Chan et Fiona ont vécu mais, comme elles, je peux en tirer quelque chose de bon. » J’aurais aimé que quelqu’un joue ce rôle pour moi, qu’on me montre la voie. Lorsqu’une fille vient me remercier à la fin d’un concert, qu’elle me dit que mes textes l’ont touchée, ça me donne envie de pleurer de joie. J’ai l’impression d’être utile.
Fiona Je suis probablement trop égoïste pour réfléchir en ces termes. Je n’ai jamais écrit pour les autres, mon travail ne leur est pas destiné. C’est une thérapie personnelle, quelque chose d’intime même s’il faut une bonne dose d’impudeur pour oser révéler ces choses intérieures. Il fallait que je fasse ce disque. Il fallait que tous ces mots sortent, que je les expulse de mon ventre. Ensuite, si ces chansons peuvent aider certaines filles à trouver leur voie, parfait, mais je ne ressens aucune obligation sur ce point. Je n’ai vraiment pas besoin de cette pression supplémentaire… Ce qui ne m’empêche pas d’être extrêmement sensible aux autres, terriblement compatissante. Je ne vois simplement pas comment moi, petite chanteuse sans importance, je pourrais les aider à régler leurs problèmes.
Chan L’autre jour, quelqu’un m’a demandé ce que j’aimais le plus en moi-même et j’ai répondu « les autres ». C’est peut-être ça, notre problème : on aime les autres plus qu’ils ne nous aiment. On donne plus qu’on reçoit. Il y a un sérieux déficit au niveau des sentiments… Ma seule véritable ambition dans la vie est d’essayer de comprendre comment on en arrive là. Comprendre ce qui se passe dans la tête des gens, pourquoi tant d’individus ont du mal à s’épanouir normalement.
Vous arrive-t-il parfois d’envisager l’après-musique, ce moment où tout sera dit, où il n’y aura plus rien à chanter ?
Chan Je n’ai jamais eu pour projet de faire carrière dans la musique. Ces disques, c’était plutôt un passage, une étape. J’en avais besoin pour remettre les pendules à l’heure, c’était une façon pour moi de préparer l’avenir. J’aimerais en enregistrer un dernier, mettre quelques derniers trucs au point, puis passer à autre chose. Je veux voyager, voir le monde. Je crois que c’est par là que passera la solution pour moi je n’ose pas utiliser le mot « guérison », mais je devrais peut-être… Si je veux me sentir mieux, si je veux trouver une sorte d’équilibre, il faut que je bouge, que je remette en question tout ce que je sais. C’est pour cette raison que je viens de passer une longue période en Afrique du Sud. Je voulais voir les choses sous une nouvelle perspective, quitter mon pays, mes habitudes, mes certitudes. Lorsqu’on se trouve à des milliers de kilomètres des Etats-Unis et qu’on rencontre des gens si différents, on a moins le temps de s’apitoyer sur son sort. J’ai vu tellement de violence, tellement de misère, que je ne peux décemment pas continuer à me dire que je suis la fille la plus malheureuse du monde.
Fiona J’aimerais connaître ce genre d’expérience tout quitter, voir le monde et, en même temps, je me dis que je suis condamnée à poursuivre ce que je fais jusqu’à ce que j’arrive à ce point de satisfaction, de contentement, qui signifiera que pour moi, le voyage est terminé. Lorsque je ne travaille pas et que je reste chez moi, inerte, j’ai l’impression d’être inutile. Je n’ai l’impression d’exister que lorsque je suis productive. Donc pour moi, il y aura d’autres disques, d’autres concerts. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais arrêter. La musique est ma seule excuse pour être en vie.
Cat Power en tournée le 18 avril à Lyon, le 19 à Bourges, le 20 à Paris (Café de la Danse), le 21 à Strasbourg, le 22 à Nancy, le 24 à Rennes.
Fiona Apple en tournée le 22 mai à Paris (Bataclan), le 23 à Strasbourg, le 25 à Lyon, le 26 à Marseille, le 27 à Montpellier, le 29 à Nantes, le 30 à Bordeaux.
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