[Best of musique 2020] Pour ce sixième album, espéré depuis sept ans et produit par l’immense Rick Rubin, les Strokes ont déjoué tous les pronostics de leur décomposition. C’est en toute logique que nous avons plébiscité The New Abnormal, qui figure en bonne place au sein du top albums 2020 des Inrocks.
Lors de la sortie de Comedown Machine (2013), disque facilement reconnaissable à sa pochette rouge et au logo RCA plus imposant que celui des Strokes, beaucoup firent la fine bouche à l’écoute de ce cinquième album. Et pourtant, en 39 minutes et 55 secondes, comme il était annoncé sur le faux sticker imprimé, les cinq New-Yorkais réassemblés signaient une collection de morceaux inespérés. En poursuivant leur quête synthétique (One Way Trigger), déjà esquissée sur le déceptif Angles (2011), tout en ne perdant rien de leur ADN électrique (All the Time), les Strokes livraient un grand cru, dont personne n’imaginait alors qu’il pourrait être le chapitre conclusif de l’histoire du meilleur-groupe-de-rock-des-années-2000.
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Sans donner la moindre interview, Julian Casablancas (chanteur), Albert Hammond Jr. (guitariste), Nick Valensi (guitariste), Nikolai Fraiture (bassiste) et Fabrizio Moretti (batteur) repartaient vaquer à leurs occupations respectives. D’où la surprise provoquée par le maxi Future Present Past EP (2016), édité par Cult Records, le label de Julian, lequel avait déjà trouvé un autre terrain d’expression collectif avec les teigneux The Voidz. Sur ce maxi, dont le mot “future” paraissait un vœu pieux sinon une provocation, The Strokes jouait encore, le temps de trois morceaux (dont l’inoubliable Drag Queen porté par la voix inimitable de son leader), concentré et resserré comme le cinq majeur du rock contemporain.
Annoncé le 11 février par le groupe lui-même via les réseaux sociaux (on est en 2020, plus à l’époque quasi préhistorique d’Is This It en 2001, quand ni Twitter ni surtout Facebook n’existaient), The New Abnormal est, sur le papier, fidèle à la logique métronomique du groupe : une dizaine de morceaux (neuf même, une première dans leur discographie), un tracklisting déroulé comme un scénario, une pochette graphique, en l’occurrence une peinture de leur compatriote Jean-Michel Basquiat, Bird on Money, réalisée en 1981.
Tout est désormais nouveau et anormal
En rampes de lancement, The Strokes publie deux titres paradoxaux : At the Door (faux single de cinq minutes, lancinant comme un jour confiné et précisément coincé derrière la porte) et Bad Decisions, tube millimétré lâché le jour d’un Olympia mémorable le 18 février dernier. On connaît la suite avec la pandémie du Covid-19 dans le monde, ce qui confère une autre interprétation au titre de The New Abnormal. Tout est désormais nouveau et anormal, jusqu’à cette sortie du sixième album des Strokes, passé en quelques semaines d’un événement planétaire à une sortie digitale à peine promue par les principaux intéressés (qui parlèrent en France seulement aux Inrockuptibles et à France Inter lors de leur passage express hivernal).
Ouvrant l’album et joué pied au plancher dans une progression harmonique qui n’est pas sans évoquer The End Has No End, The Adults Are Talking fut le tout premier titre révélé par The Strokes lors d’un concert de charité en mai 2019 à Los Angeles. Sur ce morceau introductif, Albert Hammond Jr. et Nick Valensi s’en donnent à cœur joie, entre cocottes à la guitare et soli savamment distillés.
A bien y réfléchir, le groupe n’a jamais raté une seule entrée en matière sur ses disques : Is This It, What Ever Happened ?, You Only Live Once, Machu Pichu, Tap Out. Qui dit mieux depuis vingt ans à part Phoenix ? S’ensuit Selfless, dont l’entame quasi doucereuse et la mélodie circulaire épousent idéalement les modulations vocales de Julian Casablancas, entre parlé-chanté et rage contenue. Si Brooklyn Bridge to Chorus, le troisième et nouveau single, aurait pu figurer sur Is This It pour cette propension new-yorkaise à faire le grand pont entre le Velvet et Television (le tout catapulté par des motifs synthétiques), Bad Decisions lorgne plutôt du côté de l’Angleterre, décalquant la rythmique de New Order avec le gimmick du Dancing with Myself de Billy Idol (évidemment crédité au générique avec son comparse Tony James pour leur tube détourné de 1983).
Un album produit de main de maître par l’insigne Rick Rubin
L’une des grandes surprises de The New Abnormal produit de main de maître par l’insigne Rick Rubin, c’est un Eternal Summer réunissant les Strokes et les frères Richard & Tim Butler des merveilleux Psychedelic Furs (qui d’ailleurs feront bientôt leur come-back discographique, vingt-neuf ans après World Outside).
Sur Eternal Summer, plage s’étirant sur six minutes, Julian Casablancas a la voix plus éraillée que jamais, timbre qui, par ailleurs, est sa marque de fabrique : “I can’t believe it /This is the 11th hour/Psychedelic/Life is such a funny journey.” Séparant les deux faces, c’est le morceau central du disque, croisant un rock à la fois rustaud et hypnotique au son eighties avec le jeu de batterie incomparable de Fabrizio Moretti, avant d’enchaîner avec At the Door, le premier single déjà évoqué.
Puis vient Why Are Sundays So Depressing, comme un clin d’œil manifeste au classique Everyday Is like Sunday de Morrissey, qui prend une autre dimension en ces temps confinés. Antépénultième titre, Why Are Sundays So Depressing annonce aussi une fin de disque en pente douce, où Julian Casablancas lâche la bride et étale ses états d’âme (Not the Same Anymore, superbe ballade introspective).
Sur le conclusif Ode to the Mets, le leader des Strokes semble même cracher sa bile, ses rancœurs envers ses comparses trop longtemps ensevelies. Il suffit de lire les paroles pour le comprendre au plus près : “Old friends long forgotten/The old ways at the bottom/Of the ocean now has swallowed/The only thing that’s left/Is us – so pardon.” Cette chanson pourrait être l’épilogue du fameux Take It or Leave It, qui refermait Is This It.
A l’inverse de Phoenix, leurs cousins versaillais dont l’alchimie reste aussi mystérieuse que stimulante à l’intérieur du quatuor, les Strokes ont besoin de s’éparpiller pour mieux se retrouver, fût-ce de manière de plus en plus espacée. Car, après avoir attendu sept longues années le successeur de Comedown Machine, personne, pas même les cinq principaux intéressés, n’est capable de pronostiquer une suite discographique à The New Abnormal. C’est aussi ce qui rend encore plus beau et précieux ce sixième album dont la date de parution fera toujours écho à la séquence historique que nous vivons. De telle sorte que The New Abnormal est la bande-son de notre époque confinée et, accessoirement, l’un des disques de l’année.
The New Abnormal (RCA/Sony Music)
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