L’homme qui en faisait trop. Les violons assassins de Psychose, l’hypnotique séquence ouvrant Citizen Kane, c’est lui. Bernard Herrmann, compositeur attitré d’Hitchcock, accompagnateur des plus beaux frissons cinématographiques et personnage au caractère de chien, disparaissait il y a vingt ans. Dans un film très obscur nommé Hangover Square, on voyait un compositeur se transformer en […]
L’homme qui en faisait trop. Les violons assassins de Psychose, l’hypnotique séquence ouvrant Citizen Kane, c’est lui. Bernard Herrmann, compositeur attitré d’Hitchcock, accompagnateur des plus beaux frissons cinématographiques et personnage au caractère de chien, disparaissait il y a vingt ans.
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Dans un film très obscur nommé Hangover Square, on voyait un compositeur se transformer en tueur psychopathe chaque fois qu’il entendait l’une de ses œuvres. La musique était signée Bernard Herrmann. Il y déployait un talent considérable. On comprend bien pourquoi : pour Herrmann, la musique a toujours été un truc à vous mettre dans des états seconds. Dans Psychose, le couteau d’Anthony Perkins et les hurlements de violons semblent ne faire qu’un : comme si la musique était l’arme du crime. C’est sans doute aussi pourquoi, vingt ans après sa mort, Bernard Herrmann continue de susciter un engouement extraordinaire : c’est quelque chose de primal. Avec lui, on est des souffre-douleur, et l’on aime ça.
Historiquement, l’homme occupe une place à part dans le panthéon hollywoodien. La plupart des musiciens de films étaient européens et écrivaient des sucreries à la chaîne : Steiner, Tiomkin et toute la bande. Lui était américain et refusait plus de films qu’il n’en acceptait. Né à New York en 1911, il défendait Copland et Ives, dont il fut l’un des plus ardents promoteurs aux Etats-Unis. Après avoir fondé un groupe de compositeurs avec quelques condisciples (le Young Composers Group), il entre dans le cinéma en 1940 et pas par la petite porte. A force de ne voir en Herrmann que le compositeur attitré d’Hitchcock, on a un peu oublié son autre grand titre de gloire : celui d’avoir démarré sa carrière avec Citizen Kane. Orson Welles et lui s’étaient rencontrés dans les studios de la CBS où, au titre de chef du département musique, Herrmann était chargé de l’illustration sonore pour le fameux Mercury Theatre on the Air : ainsi avait-il participé à ces grands cauchemars radiophoniques que furent Dracula et surtout La Guerre des mondes. Fort de cette expérience, il s’engage dans l’aventure de Citizen Kane. D’emblée, il frappe les esprits par son style étrange et glacé, son invention baroque, son sens aigu de la manipulation sonore : ce sera sa signature à jamais. Qui peut imaginer Citizen Kane sans son hypnotique séquence d’ouverture (« Rosebud… ») ? Sans ses quadrilles délurés, sans l’air de Salambo (qui fit la joie de tant de cantatrices, d’Eilen Farrell à Kiri Te Kanawa) ? Les BO de Waxman et consorts étaient d’agréables tapisseries : celle d’Herrmann est un élément moteur du drame.
Qu’importe dès lors si les rapports entre les deux hommes ne furent pas toujours franchement cordiaux (on raconte qu’ils passèrent tout le tournage à s’envoyer le script à travers la figure). Qu’importe si leur collaboration tourna court dès leur deuxième film La Splendeur des Amberson , le musicien ayant mal supporté les coupures dont son élégante partition fit l’objet au montage. De tels heurts ne furent pas rares dans la carrière d’Herrmann. L’homme était odieux, colérique un vrai bouledogue. La plupart de ses interlocuteurs doutaient qu’il eût pu être élevé parmi des êtres humains civilisés. Il existe ainsi tout un folklore autour du caractère d’Herrmann : on le voit, un jour, interrompre une répétition du chef Georg Solti et mettre bruyamment en cause ses capacités à diriger un orchestre. Sa manière de décliner une proposition est tout aussi exquise : sortir en trombe de la projection en déclarant que le film n’est même pas digne de garnir une poubelle.
En dehors du cinéma, Herrmann a laissé une production aussi abondante que romantique (symphonies, cantates) où perce sa nostalgie d’un xixe siècle révolu ; on sait qu’il travailla pendant huit ans sur une adaptation des Hauts de Hurlevent, qu’il ne réussit jamais à faire représenter pour son plus grand malheur. Son travail pour L’Aventure de Mme Muir, de Mankiewicz (1947) baigne tout entier dans cette espèce de morbidezza romantique : c’était d’ailleurs sa partition préférée, et elle a toujours été particulièrement chère au cœur des fanatiques de Herrmann qui savent combien elle concourt à la beauté trouble du film.
De même la petite secte des herrmanniens garde-t-elle une prédilection pour les œuvres des années 50 : cette décade prodigieuse où le compositeur, porté par l’essor de la stéréo et du cinémascope, va donner libre cours à son sens de la fantaisie sonore. C’est l’époque des grands films d’aventures, de l’heroic fantasy sauce hollywood avec les effets spéciaux de Ray Harryhausen : 20 000 lieues sous les mers, Le Septième voyage de Sindbad, Voyage au centre de la Terre, L’Ile mystérieuse… Herrmann s’y révèle un orchestrateur hors pair et un véritable sorcier des sons. Sa plume se fait scintillante, sensuelle, débridée. Son imagination ne connaît plus de limite et il se livre à toutes sortes d’expériences musicales contre nature. Herrmann est sans doute, de tous les musiciens d’Hollywood, celui qui a su tirer parti des instruments de la manière la plus extravagante : non seulement ces cascades de harpes et ces sanglots de clarinette basse qui font qu’on le reconnaît à la première seconde ; mais aussi ces chœurs de tubas, ces légions de flûtes, ces solos improbables (la viole d’amour de Cape fear, le serpent de Voyage au centre de la Terre…). Tout un vocabulaire dans lequel les futurs musiciens de science-fiction n’allaient pas se priver de se servir allègrement. Dans le genre, on avoue avoir un petit faible pour Le Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951), une musique en kitschorama où Herrmann se surpasse.
Herrmann s’impose alors comme le musicien le plus angoissant d’Hollywood, et c’est tout naturellement qu’Alfred Hitchcock fait appel à lui à la première occasion. Huit films, de 1955 à 1964, vont jalonner cette collaboration, qu’on s’en voudrait de ne pas citer : Mais qui a tué Harry ?, L’Homme qui en savait trop, Le Faux coupable, Sueurs froides (Vertigo), La Mort aux trousses, Psychose, Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie. Huit films où la « Herrmann’s touch » motifs lapidaires, harmonies glauques brille de tous ses feux. Le fait est qu’au contact de sir Alfred, Herrmann réussit plus que jamais la quadrature du cercle : signer des musiques qui soient à la fois d’une beauté renversante et d’une puissance dramatique insurpassable. Des constructions maniaques qui consistent généralement à clouer le spectateur dans son fauteuil dès les premières secondes du générique avant de distiller pointilleusement ce sentiment de panique au fil des scènes. Pour le reste, c’est du classique indémodable : les languides arabesques de Sueurs froides, le fandango furieux de La Mort aux trousses, les bruitages électroniques des Oiseaux, le lyrisme exalté de Pas de printemps pour Marnie ou de L’Homme qui en savait trop l’occasion d’apercevoir notre homme en train de diriger la fameuse cantate au Royal Albert Hall.
Il y a quelque chose de désolé dans la fin de carrière d’Herrmann. Lâché par Hitchcock (qui lui préfère John Addison pour Le Rideau déchiré), retiré à Londres, il ne doit son salut qu’à une poignée de cinéastes sensibles à son aura hollywoodienne. Car on fait désormais appel à lui par fétichisme : Truffaut vient de publier ses entretiens avec Hitchcock quand il lui commande la musique de Fahrenheit 451 et de La Mariée était en noir. Pour Obsession et Sœurs de sang, Herrmann s’applique à faire du Herrmann aussi scrupuleusement que DePalma à parodier le maître du suspense. Quelques heures avant de mourir (le 24 décembre 1975), il travaillait encore à sa musique pour Taxi driver. Scorsese, l’un de ses grands admirateurs, l’avait timidement appelé pour lui proposer ce travail. « Je ne connais rien aux chauffeurs de taxi ! » avait éructé Herrmann au téléphone, avec son onctuosité habituelle. A écouter le merveilleux thème de Taxi driver, on se dit qu’il ne connaissait peut-être rien aux chauffeurs de taxi, mais qu’il connaissait pas mal de choses de la vie.
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