Il fait bon se perdre dans le fiévreux Fever in fever out, troisième labyrinthe des New -Yorkaises de Luscious Jackson. Toujours fâchées avec les règles les plus élémentaires de la routine pop, elles ont décidé de faire se rencontrer Emmylou Harris et les Beastie Boys dans la cabane bordélique mais chaleureuse où elles reçoivent, mutines […]
Il fait bon se perdre dans le fiévreux Fever in fever out, troisième labyrinthe des New -Yorkaises de Luscious Jackson. Toujours fâchées avec les règles les plus élémentaires de la routine pop, elles ont décidé de faire se rencontrer Emmylou Harris et les Beastie Boys dans la cabane bordélique mais chaleureuse où elles reçoivent, mutines et sensuelles. Entre copines.
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Soudain, au troisième album de Luscious Jackson, la question se posa, brutale : venant jouer au beau milieu de ce carré de dames new-yorkais, qui faisait l’homme ? Sur la pochette du premier album, le mini mais vigoureux In search of Manny (1993), l’homme était une sorte d’icône pour Playgirl, photographié sous toutes les coutures, une canette de bière masquant les parties honteuses. Jouant à fond le renversement revendicatif, les chansons faisaient rimer explicitement luscious, vicious et delicious, en un bricolage rock et hip-hop, dans la lignée des Beastie Boys, fidèles amis des demoiselles. Pour le deuxième, Natural ingredients (1994), le chevelu aguicheur laissait la place à la voix d’un rapper mâle, qui venait concrétiser la tentation hip-hop, un hip-hop chaleureux, ironique mais confortable. Pour le nouveau, la testostérone change de fournisseur : Daniel Lanois à la production. Daniel Lanois ? Les boiseries garanties d’époque et les chemins creux enneigés, lui perdu en plein Manhattan ? Et pourquoi pas Mark Knopfler jouant dans le prochain Beastie Boys ? Ou Emmylou Harris, la sirène country, faisant du hip-hop ?
La pochette est très éclairante pour comprendre ce que Lanois a pu apporter à Fever in fever out. On y voit les quatre jeunes filles au travail, tout sourire, entre maison et studio, papotant avec quelques invités, sur le point de faire la bise à Lanois, l’homme au bonnet. On y lit le récit détaillé de la fabrication de l’album, entre New York et La Nouvelle-Orléans, d’une maison l’autre. Les disques dont les pochettes racontent l’histoire, comme Mingus de Joni Mitchell ou Let’s get it on de Marvin Gaye, cherchent généralement par là un moyen d’enrichir et de simplifier à la fois la relation qu’ils établissent avec l’auditeur. Le disque se présente alors comme le produit d’un processus mélangé, compliqué, mais refuse de jouer la carte du mystère. Lanois est sans doute venu donner forme à ce produit et faire de lui une maison, largement ouverte. L’idée de « naturel », toujours à l’œuvre chez Luscious Jackson, s’en trouve précisée, entre diversité world (un peu bossa pour Don’t look back, un peu orientalisant pour Take a ride ou la merveille Water your garden) et passer-Noël-ensemble-à-la-maison, avec nos instruments et nos machines. C’est aussi sous le signe de ce naturel que s’élabore la singulière continuité entre la voix parlée et la voix chantée, bien plus au large qu’auparavant. Les chansons se présentent désormais comme des instantanés de sentiments, aperçus de relations et de solitudes, réfléchis mais sans prise de tête. Enfin, un léger caractère « français deuxième langue » n’est pas la moindre bizarrerie de cette rencontre entre Daniel « Jolie Louise » Lanois et des Luscious Jackson aux origines quasi parisiennes enfance au Vésinet pour l’une, copinage avec la scène rock des années 80 (Dogs, tous ces vieux trucs super) pour une autre.
Ce que cette rencontre escamote, c’est un peu de la gaieté virulente des deux premiers disques, l’impression qu’ils devaient émaner d’un mystérieux groupuscule, bénéficiant de complicités multiples (fanzines d’art, groupes chorégraphiques, rappers cultivés). La maturité va de pair avec une franchise de l’exposition, qui peut aller jusqu’à des effets un peu voyants, banalisés (Under your skin), ou laisser à l’occasion une bizarre impression de demo montée en graine (Electric). On s’inquiète un peu aussi de l’absence totale de Gabrielle Glaser, chanteuse guitariste et jusque-là coleader incontestée, dans plus d’un tiers des chansons. Mais ce qu’on perd ici, on le gagne à l’évidence ailleurs. La fin du disque, par exemple, qui fait entendre Jill Cunniff en quasi roue libre, tout en confidences mais sous tension, est une nouveauté hors de prix.
Reste surtout, plus éclatante que jamais, l’incroyable justesse de situation de ce groupe. Prenant les choses où les a laissées le grand remembrement hip-hop redécoupage général du phrasé, économie des lignes mélodiques, universalisation des emprunts, liberté et efficacité rythmiques, mise en avant du corps , Luscious Jackson emprunte une voie diamétralement opposée à celle du trip-hop : les joies de la scène (les grandes tournées avec les Beastie Boys ou REM) plutôt que le démonisme de la création en studio ; la multiplicité des origines comme moyen d’inventer des plaisirs communs plutôt que la diversité des embranchements à partir d’une unique racine géniale ; l’intérêt pour la vie des hommes et des femmes (couples, agressions et défenses, croisés en tous sens) plutôt que la course à la transcendance par la terreur (Tricky) ou à l’essence par la substance (DJ Cam). En gros, voici enfin des filles qu’on imaginerait aller au cinéma pour voir un Tanner, ou un vieux Lubitsch, ou autre chose d’inconnu, plutôt que les niaiseries colorées d’un Luc Besson ou celles, tintinnabulantes, d’un Lars von Trier. Un groupe moins préoccupé de Vérité et d’Amour que d’art de vivre et de vie commune. Un groupe pragmatique.
Pour cette vie commune, nos Jackson Four et leur Lanois se sont adjoint une petite poignée d’autres hommes (le DJ Alex Young et l’ami coproducteur des débuts, Tony Mangurian) ainsi qu’une grosse poignée d’autres femmes (copines, choristes…). L’album des Kostars, qui réunissait cette année une moitié de Luscious Jackson et une moitié de Breeders pour une dizaine de chansons idéales et réservées, avait bien précisé les choses : il y a dans toute cette affaire un petit côté « collectif femmes », susceptible d’en froisser plus d’un, ceux qui devaient déjà trouver The Roches tannantes, le dernier Oumou Sangare criard ou qui demandaient l’asile politique en Italie lorsque Giovanna Marini venait chanter en France avec toutes ses copines. A ceux-là, rappelons que se faire souffler dans les bronches par une meute de femmes, étrangères de surcroît, et parmi lesquelles on ne reconnaît ni sa mère ni sa sœur, peut ne pas être un mauvais début dans la vie.
La vie qu’invente cette Jackson Family nouvelle mouture ressemble ainsi au bizarre nom qu’elle s’est donné. Drôle d’idée de baptiser d’un nom d’homme (Lucious Jackson, basketteur à Philadelphie dans les années 60) une maison de femmes aux portes battantes, où chacune a sa pièce bien séparée. Sur les pochettes, chaque habitante remercie ses propres fidèles ; les photos les montrent une par une, deux par deux, parfois toutes les quatre. Entre deux chansons, on entend même une porte grincer, sans qu’on puisse dire si elle se ferme ou si elle s’ouvre, sur quelle colère ou sur quelle conversation. Cette utopie de la libre association s’entend dans la variété des chansons, qui se découvrent au fil des écoutes. Petit à petit, on apprend à reconnaître une piste Jill Cunniff explorée en détail, avec ses chansons à guitare doucement introspectives, tandis que la piste Gabrielle Glaser, bricolage dramatique assez inquiétant, ne semble envisagée qu’en passant. On entend les claviers de Vivian Trimble agrandir leur espace, en ajoutant aux samples d’inventives parties de piano ou d’orgue Hammond, et la batterie de Kate Schellenbach, en provenance directe de chez les Beastie Boys, élargir ses horizons en faisant copine avec une bande de rythmes programmés et de scratches. Quand tout ça marche ensemble (Mood swing), c’est vraiment bien. Quand ça fait bande à part (Don’t look back de Gabrielle Glaser ou Faith de Jill Cunniff), c’est vraiment bien aussi.
Au fait, Emmylou Harris, la sirène country, fait les chœurs, en vrai, sur le nouvel album de Luscious Jackson, pour trois morceaux successifs de soul blanche, magnifique, dont une relecture guitare sèche et psychothérapeutique du Fantasy d’Earth, Wind & Fire (Why do I lie ). Déjà vers 1978, elle était une des premières à chanter, et à la perfection, les chansons de Townes Van Zandt, en les glissant parmi celles du défunt Gram Parsons. Townes Van Zandt, Earth, Wind & Fire, Beastie Boys : on imagine le bazar dans sa tête. Encore une femme de bien.
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