Au confluent du rock progressif et de la musique électronique, le groupe parisien publie Palais d’argile, un passionnant et ambitieux troisième album produit avec Arnaud Rebotini. Bienvenue dans un Monde nouveau.
“Un monde nouveau/On en rêvait tous/Mais que savions-nous faire de nos mains ?”, interroge Arthur Teboul dans le single introductif au troisième album de Feu! Chatterton, Palais d’argile. Un titre en forme d’oxymore pour résumer la richesse infinie et la profondeur renversante de ce “golem architectural, de glaise et d’acier”, qui constitue déjà le chef-d’œuvre du groupe rock le plus lettré d’ici, formé il y a tout juste dix ans par cinq copains soudés comme les doigts de la main.
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En pleine résonance avec nos vies distanciées, les écrans chronophages et l’effrondrement général, Feu! Chatterton regarde un peu la France, tout en ébauchant des montagnes de questions pour paraphraser Miossec et Bashung – deux phares inamovibles de l’Hexagone. Humains après tout, Arthur Teboul (chant), Clément Doumic (guitares, claviers), Sébastien Wolf (guitares, claviers), Antoine Wilson (basse) et Raphaël de Pressigny (batterie) forment un club de cinq trentenaires plus ou moins en phase avec leur époque incertaine.
Entre questionnements existentiels (Monde nouveau, Ecran total, L’Homme qui vient), ballades modernes (Aux confins, La Mer, Ces bijoux de fer) et chansons antidatées (Avant qu’il n’y ait le monde, Cantique, Laissons filer), la formation parisienne n’élude aucun sujet, déployant un champ lexical à l’aune de ses ambitions musicales, tout en réfrenant ses instincts lyriques voire théâtraux.
Nourri à Bashung comme à Radiohead, à Brassens comme aux Talking Heads
C’est d’ailleurs au prestigieux Théâtre des Bouffes du Nord que l’on aurait dû découvrir les chansons de Palais d’argile au printemps 2020, avant que le coronavirus ne s’en mêle : “On l’avait vraiment pensé comme une pièce de théâtre, avec un découpage en actes, une mise en scène, des comédiens…”
Nourri à Bashung comme à Radiohead, à Brassens comme aux Talking Heads, à Led Zeppelin comme à Aphex Twin, Feu! Chatterton a trouvé en Arnaud Rebotini, l’homme XXL de Zend Avesta et de Black Strobe, son alter ego pour coréaliser son troisième chapitre discographique.
Passionnés de costumes, de synthés analogiques et… de whisky sour, les musiciens et leur producteur se sont entendus comme larrons en foire dans la torpeur estivale des studios ICP à Bruxelles. “Nous sommes allés chercher chez lui cette poésie des circuits qui chauffent”, s’enthousiasment les premiers quand le second évoque humblement “la sensation de servir un grand disque”.
Si le résultat dépasse toutes les espérances (chair de poule garantie sur Avant qu’il n’y ait le monde, d’après le poème Before the World Was Made de l’Irlandais William Butler Yeats, adapté par Yves Bonnefoy), Palais d’argile parachève aussi l’énorme potentiel entendu sur Ici le jour (a tout enseveli) et L’Oiseleur, deux albums qui débordaient de vie, de larmes, d’ivresse et de mort (dans la pinède). Impressionnant par sa liberté formelle – d’une ballade acoustique de 1’40 (Panthère) à un morceau fleuve de 9’35 (Libre) – et son spectre sonore, ce disque s’écoute comme on plonge dans un roman.
On pourrait d’ailleurs rassembler et chapitrer ces treize chansons à la douzaine : de l’ouverture digitalisée à la grande évasion en passant par les cantiques mystiques. “A l’avenir/Laisse venir/Laisse le vent du soir décider”, chantait Bashung dans L’Imprudence, en 2012. “Le sens des choses nous échappe/Comme l’eau dans la main/Laissons venir”, conclut aujourd’hui Feu! Chatterton dans “un monde de demain [qu’on] bégayait tous”.
Réunis au complet après une session photo fraternelle et souriante, les cinq acolytes s’affalent dans les canapés du showroom parisien de Gibson (où ils aiment tester et emprunter quelques instruments) pour dévoiler les fondations de Palais d’argile, les arcanes de leur démocratie interne et leurs espoirs d’un monde nouveau : “Adieu vieux monde adoré/Une image oubliée/Sur un bout de papier.”
Quelle est la genèse de Palais d’argile ?
Arthur Teboul — Après chaque fin de tournée, ça nous démange d’écrire et de composer. Un désir qui s’est doublé d’un impératif, puisque nous avons été sollicités pour produire une création originale aux Bouffes du Nord – ce théâtre parisien tellement unique et inspirant ! – pour huit dates au printemps 2020. Sauf que le Covid est passé par là, deux semaines avant de monter sur scène. Mais nous avions l’essentiel : les chansons du troisième album. Et leur durée fluctuante s’explique justement par leur approche scénique.
Sébastien Wolf — Pour L’Oiseleur, nous avions regretté d’être rentré trop tôt en studio, en y passant près de six mois. Un tunnel interminable…
Arthur Teboul — Le studio, c’est comme le bac, il faut réviser inlassablement pour être fin prêt le jour J de l’enregistrement. Un mois de studio pour graver treize morceaux était une contrainte bénéfique.
Pour filer la métaphore bachelière, vous aviez Arnaud Rebotini comme professeur.
Arthur Teboul — En sus de nous prêter une partie de sa collection de synthés analogiques, Arnaud connaissait notre goût pour l’exploration de directions musicales variées : la soul, le rock progressif, la chanson. Avec un parc d’instruments volontairement limités à sa demande, nous avons gagné une unité de son à laquelle on aspirait depuis tant d’années.
Sébastien Wolf — En tant que producteur électronique, il a une vision du mixage à la prise – ce qui évite de démultiplier inutilement les pistes.
Clément Doumic — Disons que nous avions une approche plus empirique, pour ne pas dire bordélique !
Arthur Teboul — Nous courons toujours après cet équilibre fragile, difficile à trouver en français, entre le texte et l’orchestration – que Gainsbourg ou Bashung ont rendu si miraculeux et porté si haut.
Sébastien Wolf — Schématiquement, si la voix est trop forte par rapport à la musique, on verse dans la variété.
Arthur Teboul — Arnaud a la double culture idoine : rock et électronique.
Sébastien Wolf — Comme Philippe Zdar, quand il enregistrait The Rapture.
Arthur Teboul — Dès qu’on proposait un son à Arnaud, il nous répétait son expression favorite : “Il faut le voir porté !” Les sons, c’est comme les vêtements.
Sébastien Wolf — A partir d’un patron, il faut choisir les tissus et les couleurs, avant de les accommoder. Parfois, tu peux passer trois heures à trouver un son de guitare.
Arthur Teboul — Avec la somme des jours écoulés, la fatigue physique et les tensions nerveuses s’accumulent. Il y a des musiciens qui tombent, d’autres qui les relèvent. Le studio, c’est un champ de bataille.
Vous aviez conscience du mythe des studios ICP à Bruxelles ?
Sébastien Wolf — Bien sûr, on a même enregistré dans la cabine où Bashung a réalisé son dernier album, Bleu pétrole.
Arthur Teboul — J’étais assis sur le même tabouret… Christophe y était passé aussi. Sans parler de toutes les anecdotes autour de Polnareff, qui a squatté ICP pendant des mois sans rien y faire.
“Toute critique doit être constructive, ce qui nous permet d’avancer ensemble et de porter les morceaux” Raphaël de Pressigny
On a coutume de dire que la démocratie est un leurre chez les groupes. Comment fonctionnez-vous exactement dans Feu! Chatterton ?
Arthur Teboul — On fonctionne de manière démocratique, ce qui explique que ce soit aussi laborieux.
Sébastien Wolf — Dans le groupe, il faut pouvoir affirmer ses convictions artistiques jusqu’à l’usure.
Arthur Teboul — Il ne faut jamais dire les choses pour se débarrasser égoïstement d’un mauvais sentiment.
Raphaël de Pressigny — Toute critique doit être constructive, ce qui nous permet d’avancer ensemble et de porter les morceaux pour les interpréter des centaines de fois en tournée.
Sébastien Wolf — La création collective nous oblige à une forte implication émotionnelle.
Clément Doumic — En musique, c’est toujours difficile à concevoir de travailler en groupe alors que dans les autres champs d’expression artistique, la question se pose beaucoup moins, comme l’écriture collective au théâtre ou dans le cinéma.
Arthur Teboul — Feu! Chatterton est d’abord une aventure collective, portée par un idéal commun.
Cette alchimie explique largement la pérennité du groupe depuis dix ans.
Arthur Teboul — Nos chansons bénéficient toujours de la somme de nos cinq individualités. Elles sont aussi portées par une autre promesse : le frisson du live, qui est souvent indicible et qui nous manque cruellement.
Vous sacralisez toujours le format de l’album, malgré les nouveaux modes de consommation de la musique.
Sébastien Wolf — Oui, nos chansons racontent une histoire, elles ont du sens à être écoutées d’un seul bloc. De ce point de vue-là, nous perpétuons une tradition, sans être insensibles aux sorties de singles séparés.
Arthur Teboul — Un album, c’est comme s’enfoncer dans un puits. A l’inverse, si tu publies les chansons les unes après les autres, l’auditeur a le temps de remonter à la surface. Nous avons grandi en écoutant des albums qui nous enfermaient dans une bulle, comme Harvest de Neil Young. Sur chaque disque, nous recherchons une certaine profondeur. Un album, c’est comme un livre. La première fois que j’ai lu Voyage au bout de la nuit de Céline, il m’a fallu dépasser les cent premières pages pour me plonger entièrement dedans.
Clément Doumic — C’est beau d’écouter un album entier où l’artiste explore un territoire sonore, comme Frank Ocean dans Blond.
“On propose une musique expérimentale, progressive, électronique, en narrant des histoires dans notre langue maternelle. On fait de la chanson française libre” Sébastien Wolf
Arthur Teboul — Adolescent, quand j’ai découvert Gainsbourg et Bashung, c’était comme boire un café : derrière l’amertume, l’âpreté se révèlent la saveur, le délice. Avec des titres comme A perte de vue ou Un âne plane sur l’album Chatterton de Bashung, j’ai basculé dans un puits sans fond.
Parmi les références composites qui traversent vos chansons en français, avez-vous l’impression d’être le cul entre deux chaises ?
Sébastien Wolf — Au contraire, à la manière des Anglo-Saxons, on propose une musique expérimentale, progressive, électronique, en narrant des histoires dans notre langue maternelle. On fait de la chanson française libre. Bashung est devenu un étendard avec les années, mais s’il débarquait aujourd’hui, il serait peut-être considéré comme trop “spé”.
Arthur Teboul — J’en doute, car c’était un tel interprète que son émotion vocale emportait toutes les réticences.
Sébastien Wolf — Aujourd’hui, ce sont les rappeurs qui font le plus d’expérimentations, notamment en termes rythmiques et de production. Car ils ne se sont pas imposé le format de la chanson. Dans plein de morceaux rap, il n’y a pas de refrain.
Après deux albums devenus disques d’or, la popularité est toujours une chimère, même inconsciente ?
Arthur Teboul — On mentirait si on ne prétendait pas à l’universalité. Sinon, nous serions terriblement impudiques ou égocentriques. Nos petites histoires peuvent faire résonner le commun en l’autre. Sans être prétentieux, notre musique peut toucher autant un enfant qu’une grand-mère.
Certaines critiques récurrentes à l’égard de Feu! Chatterton finissent-elles par vous agacer ?
Sébastien Wolf — Nous faire passer pour des intellos enferme notre musique avant même qu’elle ne soit écoutée. Pourtant, les gens raffolent de Brassens et Léo Ferré !
Arthur Teboul — Au début du groupe, on nous traitait de snobs parisiens. Qu’y pouvons-nous si nous sommes nés à Paname et que nous avons prolongé nos études ? Ce qui ne nous a pas empêchés de jouer partout en France et de remplir les salles.
Sébastien Wolf — A notre corps défendant, on nous a catégorisés dans la musique élitiste.
Après avoir interprété Louis Aragon et Paul Eluard sur le précédent album, vous adaptez cette fois William Butler Yeats et Jacques Prévert.
Arthur Teboul — Depuis l’adolescence, j’aime la poésie comme un éclair au chocolat (sourire). Pourquoi considère-t-on la poésie comme quelque chose de sacré ? Parce que les œuvres de la Pléiade sont imprimées sur papier bible… Quand tu rentres dans la voix d’un auteur, ça devient une sève, une passion dévorante qui résonne avec ton propre vécu.
Lorsque nous étions au lycée avec Clément et Sébastien, je les tannais dès que j’étais porté par un poème de Lautréamont ou de Rimbaud. Il y a des textes actuels qui sont bien plus périmés que des poèmes vieux de 150 ans ! La poésie, c’est une joie, une émancipation, une cathédrale de l’humanité. Le bateau ivre !
Tu aurais adoré écrire Avant qu’il n’y ait le monde, le poème de William Butler Yeats traduit par Yves Bonnefoy.
Arthur Teboul — Sans avoir les crédits de l’album, notre ancien manageur m’a dit que c’était la plus belle chanson que j’avais jamais écrite. C’est le plus beau compliment dont je puisse rêver. D’autant qu’on a pris des latitudes avec le texte, faisant d’un paragraphe un refrain. D’ailleurs, une chanson, c’est le contraire d’un poème mis en musique.
Sébastien Wolf — On a découvert ce texte de William Butler Yeats grâce à la réalisatrice Noémie Lvovsky. Ce poème figure au scénario de La Grande Magie, sa comédie musicale pour laquelle elle nous a demandé de composer la bande-son.
Arthur Teboul — Dans le film, c’est l’actrice Judith Chemla qui interprétera la chanson et qui a fait les chœurs sur la version de l’album.
L’entrée en matière du disque résonne avec nos vies de plus en plus dématérialisées.
Arthur Teboul — Je n’ai pourtant pas l’habitude d’écrire de manière aussi naïve, surtout quand je chante “Se prendre dans les bras/S’attraper dans les bras” dans Monde nouveau.
Sébastien Wolf — Si on oublie le Covid et les masques, il y avait déjà un mur entre les gens. La distanciation sociale a commencé par la prédominance des écrans dans nos vies.
Arthur Teboul — Et cette question obsédante et sans réponse : comment tenir les écrans à distance ? Les smartphones, c’est comme le flipper : tu ne peux jamais gagner, mais à chaque fois tu rejoues.
Vous souvenez-vous encore des années avant internet et des téléphones portables ?
Arthur Teboul — Ah oui, les années 1990. On appelait nos potes depuis un téléphone fixe pour se donner rendez-vous à un horaire précis. Il y a trois ans, à l’époque de L’Oiseleur, on commençait à peine à utiliser Instagram, un réseau social qui a complètement refaçonné l’industrie de la musique et du cinéma.
Sébastien Wolf — Les réseaux sociaux sont hélas devenus des médias, c’est comme si on refusait de répondre aux interviews.
“Pour s’engager dans une chanson, il faut que je sois pleinement convaincu par les phrases pour trouver la mélodie” Arthur Teboul
Clément Doumic — Ce sont aussi des outils qui permettent de nous adresser directement aux gens, surtout dans une période où l’on ne peut pas les rencontrer après les concerts.
Arthur Teboul — On l’a bien vu en sortant le single Monde nouveau. La réception du public, c’est notre deuxième jambe. Sans internet, on serait comme des écrivains. Tu es seul et tu jettes ton livre en l’air !
Est-ce que tu t’autocensures parfois dans l’écriture ?
Arthur Teboul — Très peu parce que, pour revenir au sujet de la démocratie, j’ai la chance incroyable d’avoir quatre copains qui me tombent rarement dessus. Sur ce nouvel album, il y a un texte, La Mer, qui a suscité des discussions entre nous. Rien n’est jamais acquis quand j’écris. Je remplis sans cesse des bouts de textes dans des carnets. Et pour s’engager dans une chanson, il faut que je sois pleinement convaincu par les phrases pour trouver la mélodie. Il y a des mots que je n’aurais jamais écrits si je ne les chantais pas.
Sébastien Wolf — C’est tout le débat avec Noémie Lvovsky, qui revient sur des paroles de chansons écrites pour sa comédie musicale.
Arthur Teboul — En tant qu’autrice du scénario, elle ne caresse pas le même endroit du cerveau qu’un parolier.
Sébastien Wolf — L’élasticité et la rythmique des mots existent différemment quand ils sont dits ou chantés. Dans une chanson, l’oralité prime parfois sur le sens.
Arthur Teboul — Quand je les ai rencontrés, j’écrivais déjà des histoires, sans jamais me poser la question de la langue. Grâce à eux, je suis devenu chansonnier.
Quelle serait la chanson qui résumerait l’ADN de Feu! Chatterton ?
Sébastien Wolf — Bic Médium, qui ne figure nulle part, même pas sur les internets ! C’est un morceau inédit, sorti en vinyle pour le Disquaire Day 2015, qui montre la transition du groupe, de la déclamation orale vers le rock mélodique. La contrainte originelle dans le groupe était qu’Arthur ne chantait pas. Il déclamait des textes longs comme le bras (sourire)…
Arthur Teboul — J’ai un souvenir précis de cette période. Nous étions encore si jeunes. Chanter en français n’était pas une sinécure, je tâtonnais à trouver des mélodies sur des mots.
Pour conclure, quelle signification porte le titre de Palais d’argile, illustré par une mystérieuse pochette aux contrastes bleutés ?
Arthur Teboul — C’est un album à la fois minéral et métallique. On a d’abord creusé l’idée d’écran, de superficialité, en projetant le titre de Grandes Surfaces, avant de piocher dans les paroles d’Ecran total pour choisir Palais d’argile. Réalisée par mon père, la pochette représente l’empreinte moulée d’une carte mère sous plastique, comme la photographie d’un fossile de notre société en 2021.
Palais d’argile (Universo Em Fogo/Caroline), sortie le 12 mars
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