A l’étroit sur la Terre ? Embarquez pour le festival Via de Maubeuge avec le metteur en scène québécois Robert Lepage et le collectif Kubilaï Khan Investigations : un voyage qui pulvérise les clichés.
Le voyage et le déplacement. L’effacement des frontières et le glissement des surfaces. La traversée en profondeur de ce qui palpite et vibre, au-dessus comme en dessous de la peau, de l’atmosphère, du visible. Toutes ces variables, par un hasard heureux, participent de l’ampleur des projets respectifs du collectif Kubilaï Khan Investigations (Tanin no kao) et du metteur en scène québécois Robert Lepage
(La Face cachée de la Lune), tous deux présentés au festival Via de Maubeuge.
Poursuivons la comparaison. D’abord, un voyage en avion qui finit mal pour Arumum Sivasampu, ressortissant sri-lankais mort en août 1991 à l’aéroport de Roissy, est à l’origine de Tanin no kao, et l’aventure de l’espace conduite parallèlement dans les années 50 et 60 par les Etats-Unis et l’ex-URSS est au c’ur du dispositif mis en place par Robert Lepage dans La Face cachée de la Lune.
Ensuite, à quelles conditions le visage de l’autre peut-il me refléter (ou l’inverse, quelle différence, au fond ?) et quand comprendrons-nous enfin que la projection du miroir nous renverra toujours un visage autre, que l’obsession du double est un leurre ? Les deux frères, en tous points opposés, qui se retrouvent après la mort de leur mère, joués par Robert Lepage, interprète de tous les rôles de La Face cachée de la Lune, font écho au visage de l’autre (traduction littérale du titre Tanin no kao), point aveugle et centre nerveux d’où surgissent toutes les figures mixées en direct par le collectif Kubilaï Khan Investigations.
Enfin, l’utilisation de la vidéo, non pas comme relais ou collage dramaturgique mais comme pièce maîtresse d’un dispositif scénique qui recourt à plusieurs médiums et les met en relation, est dans les deux cas formidablement intégrée. Sans même parler de la musique, composée par Laurie Anderson pour le spectacle de Robert Lepage et jouée live par les interprètes de Kubilaï Khan Investigations.
On pourrait maintenant cesser de comparer puisque l’histoire de Robert Lepage relève de l’autobiographie, même fictionnelle, et s’adresse à l’autre le plus proche, le frère, alors que Tanin no kao évoque l’autre le plus lointain, l’étranger à qui l’on refuse l’accueil et qui en meurt. Or, non. Justement, non. Les distances perdent ici toute mesure et prennent des dimensions pascaliennes où l’infiniment proche et l’infiniment lointain ne se distinguent plus guère, puisque seul compte le trajet du regard qui largue enfin ses amarres pour voir ce qui est hors de lui et, par lui, reconnaissable.
Point aveugle, disions-nous. Tanin no kao s’ouvre sur le solo de l’incroyable boule d’énergie qu’est Chiharu Mamiya, danseuse japonaise de formation classique. Bonnet enfoncé jusqu’à l’arête du nez, un survêtement
vert bouteille ouvert sur un buste écrasé par une large bande Velpeau, elle fait rouler une épaule, un bras, une main… Membres qui, une fois ligotés, ont empêché Arumum Sivasampu de retirer la bande Velpeau de sa bouche pour ne pas mourir étouffé. Il est mort étouffé. Déflagration de la nouvelle, repêchée in extremis du flux incessant et indifférent des informations. Pour autant, Tanin no kao n’entend pas illustrer ce fait divers pour éveiller les consciences.
Ce que veulent les membres de ce comptoir d’échanges artistiques mis en uvre par Kubilaï Khan Investigations (rappelons que Kubilaï est le fils de Gengis Khan et qu’il fut un grand pacificateur et ami des arts), c’est éprouver la vérité de l’autre en s’approchant de lui et donner à la singularité de chaque rencontre l’éventail infini des modes sur lesquels elle se fonde. Ce que cherchent Frank Micheletti, danseur et chorégraphe, Antoine d’Agata, photographe, Chiharu Mamiya, danseuse, Nuno Olim, vidéaste DJ, Rui Owada, sampleur, Hugo Nazir, batteur et Andrea Konstankiewiczova, violoncelliste, c’est le partage de vues par l’entremise de formes qui se croisent, se suivent et se répondent. Et aussi, que chacun se frotte, à un moment ou à un autre, à ce qu’il connaît le moins : Chiharu chante en français, le vidéaste et le sampleur rejoignent un temps les danseurs, la violoncelliste chante et joue…
Ce n’est pas l’addition des spécialités de chacun qui contribue à l’élaboration d’une forme mais les va-et-vient permanents qu’ils instituent entre eux à partir de leur propre langage. Ça n’arrête pas un instant et, au dépôt de la mémoire, reste des plages de douceur et de calme, des houles de fureur et de refus, la panique de l’étouffement, la brûlure des outrages, la terreur du vivant qui ne se connaît plus, qui est passé et ne reviendra plus. Contre l’occlusion du regard et le transit terminal, Kubilaï Khan Investigations réagit et réfute cette vieille loi selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme pour faire entendre la seule formule qui vaille puisque, par elle, l’humanité se définit : l’homme doit être un homme pour l’homme. On est si loin du compte…
Commençons par chez soi, répond Robert Lepage dans La Face cachée de la Lune. Philippe, éternel étudiant et télévendeur, et André, présentateur météo, sont en deuil de leur mère. Le premier est un loser, rêveur et solitaire ; le second a de l’ambition et mène ainsi sa vie comme sa carrière. Entre eux, l’incompréhension, voire l’animosité. « L’amertume, c’est le premier obstacle à la réconciliation », reconnaît Philippe. Entre eux, seul souvenir vivant de la mère, un poisson rouge dont hérite Philippe. Lorsqu’il meurt, mystérieusement, André dit à son frère : « Maintenant, la seule chose vivante qui te reste de maman, c’est moi… » Le visage de l’autre n’est ici visible que par la grâce d’un désir de transmission et d’une acceptation de cette transmission. Notion concrétisée sur le plateau par la réalisation d’une vidéo amateur faite par Philippe pour un concours, en vue de l’envoyer dans l’espace à destination d’éventuels extraterrestres. Son film se clôt sur la lecture d’une poésie, Philippe mettant en garde les supposés habitants de l’espace : « Avant, le soir, on se racontait des histoires ou sa journée. Maintenant, c’est la télévision qui raconte sa journée. Mais c’est un miroir déformé de la réalité. Si vous voulez nous comprendre, dans nos contradictions et nos tiraillements, seule la poésie est capable de l’exprimer… » Ce qui décape, c’est de sentir à quel point les poètes sont sur Terre d’authentiques extraterrestres.