Alors que Gus Gus revient aux Eurockéennes avec son groove orgasmique, le groupe parrainait, il y a quelques semaines, le festival Pop í Reykjavík, où l’Islande exposait fièrement une trentaine de ses nouveaux groupes. L’occasion de constater avec fascination comment la culture pousse sur ces terres arides, comment l’arbre Björk peut dissimuler une pépinière.
Alors que Gus Gus revient aux Eurockéennes avec son groove orgasmique, le groupe parrainait, il y a quelques semaines, le festival Pop í Reykjavík, où l’Islande exposait fièrement une trentaine de ses nouveaux groupes. L’occasion de constater avec fascination comment la culture pousse sur ces terres arides, comment l’arbre Björk peut dissimuler une pépinière.
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Une compilation, suivie d’un film du même nom, Rock í Reykjavík, décomplexait il y a vingt ans l’Islande, pays à la situation musicale jusqu’alors strictement identique à sa position géographique : à mi-chemin entre les Etats-Unis et l’Europe, mais nulle part. Soudain, à Reykjavik, on cessait de singer les disques fournis par les bases américaines de l’Otan pour se découvrir une culture, une santé. Acte fondateur du rock local, pierre angulaire d’une aventure toujours en mouvement, Rock í Reykjavík allait se trouver une figure de proue idéale : la petite chanteuse mutine de la pochette, alors brailleuse chez les hippie-punks de Tappi Tíkarrass. Une drôle de môme insolente du nom de Gudmundsdóttir, plus tard connue sous le nom de Björk. Vingt ans après, c’est un second souffle que tentent de réveiller les organisateurs du festival (et film) Pop í Reykjavík, histoire de prouver au monde que l’Islande a encore à offrir derrière Björk et les scandaleusement sous-estimés Gus Gus.
Signe de ce renouvellement éclatant de santé, un seul musicien rescapé du premier festival jouera dans l’usine offerte par la municipalité à la culture lors de ce Pop í Reykjavík. A l’époque de Rock í Reykjavík, Eyjólfur Jóhannsson avait 15 ans et sa collègue de chant, Björk, à peine 13 ans. Fidèle à la mentalité islandaise qui veut que l’on touche à tout et même à deux mains, celui que l’on baptise Human League en raison d’une coupe de cheveux oubliée par l’histoire est également compositeur classique, ancien chanteur vedette d’un groupe de rock à poil long, directeur d’une florissante compagnie d’informatique et candidat malheureux au conseil municipal de la ville. Mais c’est pour sa protégée, Móa, que la presse anglo-saxonne est venue en masse à Reykjavik, snobant royalement le reste du festival pour n’assister qu’à la décevante performance de celle que l’on annonçait pourtant à la fois comme une révélation et la relève. Car si ses maquettes laissaient espérer la rencontre, sur une scène de cabaret, entre la gravité de Portishead et la flamboyance de Marlène Dietrich, Móa propose, au mieux, un trip-hop bien dégagé autour des oreillettes (dans lesquelles Bristol transmet ses ordres), une relecture sage du duo Propellerheads/Shirley Bassey et, au pire, une version réactualisée de la soul manucurée de Sade. « Mauvaise pioche », ricanent quelques directeurs artistiques envoyés par des maisons de disques d’Europe et d’Amérique pour faire leur marché, pour ramener coûte que coûte une Björk. Une ombre pesante qui plane sur tout le festival, qui revient dans toutes les conversations : on aura pourtant beau asticoter les groupes, pas une voix ne s’élèvera contre cet arbre qui humilie la forêt de bonsaïs, pas un trouble-fête ne brisant la belle cohésion nationale pour se démarquer de cette ambassadrice inespérée, qui fait venir à Reykjavik les touristes par milliers.
Alors qu’en ce mois de juin le soleil refuse lui aussi d’aller se coucher, Reykjavik profite de ce rab’ de lumière pour se laisser aller à son passe-temps favori : la fête sauvage. Pas étonnant qu’ici on ne trouve déjà plus d’hôtel ou d’avion pour le 31 décembre 1999 ; quand on connaît la capacité des Reykvíkingar (les habitants de Reykjavik) à célébrer en grande pompe le moindre prétexte (la gueule de bois de la veille, la nouvelle roue de secours du 4×4), ce réveillon promet du grandiose, du maboul, du brutal. Surtout que, le lendemain matin, Reykjavik se réveillera avec un sacré mal au crâne mais un titre en poche : capitale européenne de la culture pour l’année à venir. Reykjavik revient pourtant de loin, d’un raz-de-marée dont beaucoup de pays mettront des années à se remettre (la Suède, sinistrée, est désormais impropre à la culture locale) : la suprématie de MTV, à peine contrée par quelques tentatives de chaînes musicales locales. Une culture clés en main livrée en même temps, il y a cinq ans, que le premier McDonald de la ville, mais qui a du mal à pousser sur ces terres brûlées, sur cette pierrasse noircie : l’Islande résiste, s’invente une culture propre. Car ici, on n’a pas réussi à se débarrasser des Danois après des siècles d’occupation pour se laisser à nouveau dicter des ordres, pour enfiler sans rien dire un autre joug qu’il soit simplement culturel. Ainsi, l’année dernière, les trois maisons de disques islandaises ont distribué plus de deux cents disques de groupes locaux un record, pour un pays de 200 000 habitants , alors que les écrivains islandais se partagent les trois quarts du marché local du livre. Un fourmillement relayé par le jeune magazine Undirtó, capable de présenter, dans le numéro de juin, quarante et un groupes locaux. Selon le débonnaire Baldúr, ministre des arts financiers chez Gus Gus, ce festival Pop í Reykjavík ne serait d’ailleurs qu’un bac blanc, destiné à tester les compétences locales avant de se lancer dans les gigantesques célébrations promises pour l’an 2000. Eh ben, ça promet. Un bruissement féroce qui fait penser à ces armées qui compensent leur manque d’effectif par le vacarme de leurs troupes, pour faire croire à l’ennemi ici, un certain Jón Ólafson, magnat omnipotent de la culture qu’elles sont plus nombreuses. Ainsi, tout le monde ici semble, entre 20 et 30 ans, impliqué dans une forme ou une autre de création. D’où ce titre de capitale européenne farouchement mérité dans ce pays où lire, chanter, dessiner, filmer, écrire, danser, designer ou peindre est un devoir, forcément inclus dans tout kit de survie.
Ingrédient de la joie affichée : la Black Death, cet alcool monstrueux qui gomme le cerveau, assurant sans le moindre secours possible des méninges le triomphe de l’instinct brutal, de la joie primale visiblement, les Vikings savaient s’amuser. Mais il y a autre chose. Un besoin viscéral d’oublier qu’ici il pleut trois cents jours par an, que la terre se contente de tolérer les Islandais, quitte à se rappeler fréquemment à leur bon souvenir : tremblements de terre, volcans, tempêtes, noyades, raz-de-marée. Ainsi, en trois jours de festival, on n’a pas vu le Radiohead de Reykjavik, le Leonard Cohen d’Islande la mélancolie se combat ici à poings nus. Par contre, dans une furie et une joie contagieuses, on a eu la chance de croiser les Beastie Boys locaux, Quarashi et son batteur phénomène, groupe ado culte dans un pays où les enfants naissent un skate aux pieds. Un trio jalousement protégé par The Prodigy qui l’a recruté sur le label anglais XL gouailleur et souple, branleur ultraspliffé, au hip-hop autrement plus massif et soufflant que leurs poussifs collègues de Subterranean, un des groupes vedettes de l’île dont le concert révélera le souffle court, le flow laborieux. C’est, d’entrée, ce qui frappe dans ce festival : la capacité de réponse de ces musiciens à toute tentative étrangère. L’oeil rivé sur Internet, l’Islande sait ainsi parfaitement ce qui se trame loin d’elle, sauvegardée des modes et des poses par un cynisme amusé, picorant dans les musiques d’Amérique ou d’Europe de quoi nourrir sa boulimie d’idées neuves, de sons vierges. Ailleurs, des soirées aussi rigoureusement intitulées que « nuit easy-listening » ou « nuit post-rock » auraient donné lieu à une macabre conférence de faussaires, à un petit commerce d’imitation. Mais les groupes d’ici forcent tellement le trait que la soirée easy-listening se révèle authentiquement abracadabrante le look Picon-bière de Hringir, qui reprend Pop corn comme un champion, ou le show Email Diamant de Páll Óskar & Casino, au maximum du ringard cool avec son costard Tergal Sacha Distel et la soirée post-rock franchement post tellement loin du rock qu’on ne le voyait même plus à l’oeil nu, sauf, très flou, chez les lents orfèvres de Slow Blow, qui jumellent l’Islande et Spain. Parfois, bien sûr, l’Islande n’oublie pas qu’elle est devenue depuis que Jarvis Cocker ou, surtout, un bien pathétique Damon Albarn y passent leurs week-ends une enclave brit-pop dans la glace : des dandys sous perfusion Bowie de Vínyll à la power-pop taillée pour la consommation mondiale de Maus, on sent que les leçons d’efficacité (refrain assassin, pose de gandins) de MTV ont été suivies au pied de la lettre. C’est pourtant quand le rock d’ici s’affranchit qu’il sidère, inventant sa propre façon de marcher, sans forcément et bêtement mettre les pieds l’un devant l’autre. C’est le cas de la pop progressive de Magga Stína, la première recrue de Björk sur son tout nouveau label Air, avec ses chansons voltigeuses, hallucinées et cinglantes. Ce sera également le cas de Bang Gang le jour où le duo se sera débarrassé de curieux relents gothiques. Comme ses concitoyens de LHOOQ (prononcer « Elle a chaud au cul », ce que les Islandais eux-mêmes ignorent), il malaxe un trip-hop aguichant, où sensuel ne s’écrit pas forcément sans sel. Un trip-hop somptueusement accompagné de cordes entortillées, volontiers salace, reprenant à merveille et en douceur le In heaven du film Eraserhead. Ce sera le cas de Unun, d’anciens Sugarcubes poursuivis par la poisse, quand ils cesseront enfin de mépriser leurs aspirations pop. Ce sera peut-être le lot des étonnants Stjörnukisi la dégaine de Doc Gyneco mais la voix de Ian Curtis , dont le rock menaçant nous rappelle que, dans un de ses moments de folie, le chanteur de Killing Joke était venu se ressourcer ici. C’est surtout le cas de Gus Gus, la gigantesque bourrasque de ce festival, dont le concert, entièrement revu à la hausse depuis leurs pourtant récentes dates européennes, provoqua un vertige rare et jouissif. Une heure d’excellence, avec une science exquise de la maîtrise de soi, permettant au groupe de faire grimper soudain des chansons qu’on croyait, depuis dix minutes déjà, à leur apogée, réussissant à trouver dans son groove orgasmique le coup de reins nécessaire pour systématiquement passer, en une astuce, à l’étage supérieur. Un art du suspens, de l’attente, du foreplay qui, ce soir-là, fait de Believe un monstre qui aurait dévoré la proximité chaleureuse de la pop-song et les poussées de sève ébranlantes de l’acid-house, un monstre de sensualité sadique, coquine. Un rock en perpétuel mouvement, interdit de sédentarisation. Ne pas oublier que le rock islandais descend des Vikings, en chute libre.
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