Avec Dolziger Str. 2, un album qui explose les frontières entre les genres, les Bordelais d’Odezenne trouvent une place à part et au top dans la musique en français. Ils seront le 12 novembre à La Cigale, à Paris.
« Michel Houellebecq au Macumba.” Ainsi a-t-on répondu à un ami qui demandait de décrire la musique de Dolziger Str. 2, le troisième album d’Odezenne. Quand on évoque la formule devant le trio, il acquiesce, tant ce paradoxe résume l’unicité de sa musique, l’impossibilité de la décrire avec des mots installés, elle qui n’est pas hip-hop, pas pop, pas electro, pas chanson, pas rock mais tout à la fois, par bribes, par lambeaux. Musique sans famille si ce n’est la sienne, resserrée.
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On a rencontré beaucoup de groupes ainsi repliés sur eux-mêmes, unis, solidaires, accrochés coûte que coûte à un rêve, un idéal. Mais peu l’ont incarné avec la virulence, le jusqu’au-boutisme d’Odezenne. Il y a une beauté désespérée, une fuite en avant assez effarante dans ce groupe qui est aussi une histoire d’amour triangulaire : Alix, Jaco et Mattia, deux MC et un trafiquant de sons.
On leur demande : pourquoi c’est vous trois ? Les yeux brillent. Alix commence : “Il fallait s’accrocher, donner un sens au quotidien. On s’est aimés avant même de faire de la musique, on ne voulait pas se quitter… On se soucie beaucoup les uns des autres. Jaco et Mattia sont pleins de choses que je suis incapable d’être, je ne suis pas bien quand ils vont mal, on s’aide dans ces cas-là. On s’impressionne les uns les autres.” Jaco, l’autre voix, enchaîne :
“A la base, Alix et moi, on rentre là-dedans par le rap, un monde où il faut écraser l’autre par tes mots. Mais on a cassé ces codes, on travaille ensemble, soudés. Il a les neurones qui me manquent.”
Une écriture houellebecquienne
Visiblement ému, Alix continue : “Pourquoi c’est nous trois ? Parce que nous n’avons pas besoin de jardins secrets, on veut tout partager. Il n’y a pas de pudeur entre nous. On habite ensemble, on a chacun son étage. Les maisons où on vit et où on travaille, ce sont nos utopies… Je n’aurais jamais rêvé une meilleure façon de réinventer les règles.”
Mattia, le générateur de musiques et de beats, confirme cette complicité : “Alix et Jaco sont immédiatement devenus mes meilleurs potes, leurs textes me touchent, je suis en admiration. Soudain, mon ancien groupe pop a pris un coup de poussière : j’ignorais que ma propre musique pouvait me toucher à ce point. En les rencontrant, je savais que je ne vieillirais pas seul.”
Ce qui sidère chez Odezenne, comme chez Houellebecq donc, c’est la capacité de Jaco et Alix à résumer des ambiances, des scènes, des sentiments complexes en une formule lapidaire, aussi horizontale que cinglante.
“Je passe derrière tellement de génies”
Cette musique invite sur le dance-floor, où elle casse les jambes à la batte de base-ball, au moral de mouroir. Ces mots résonnent longtemps après l’extinction de la musique : plus qu’hanter, ils squattent la mémoire vive. Les pieds sur la table et le bédo au sourire.
On interroge Jaco sur sa gouaille, ses rimes obliques et il nous parle de Mike Skinner, le pareillement fascinant conteur de The Streets. Le hip-hop, chez lui, a été une rencontre déterminante et formatrice, plus que chez Alix. “Gamin, à Vitry- sur-Seine, j’étais fan du groupe de rap local Little MC et j’avais enregistré un premier ep, ça m’avait coûté mille francs. Ça me suffisait, au mieux j’envisageais un concert à l’Espace Jeunesse Elsa-Triolet. J’étais un cancre à l’école et une maîtresse, pour amuser les autres, m’a fait lire Prévert en CM1. J’avais donc lu des passages de Paroles et j’ai immédiatement su que je voulais faire ça. Même si, aujourd’hui encore, je ne trouve pas ça terrible, ce que j’écris. Je passe derrière tellement de génies…” Jaco ajoute :
“Là, je vis une aventure de fou pour un mec qui a arrêté l’école à 15 ans pour aller vider des camions aux halles de Rungis.”
Mélancolie et gueule de bois
Dans les paroles de Dolziger Str. 2, d’une économie et d’une précision cinglantes, “liesse” rime avec “en laisse” – et ça résume bien cette ambiance aussi euphorique que plombée. Tout semble ici empoisonné par le spleen, le mal-vivre, la tension sexuelle, la certitude du dérisoire. On sent bien que chez Odezenne, le prix du lendemain est lourd à payer en mélancolie, gueule de bois et bite en berne.
Et pourtant, le groupe est rigolard, bon vivant, bien vivant. Sa musique aspire même à la lumière, à la grâce, au sauvetage en merde. Accablé mais optimiste, patraque mais droit, le trio fait même mine de s’étonner quand on insiste sur la noirceur de ses visions. Mattia hésite… “Un ami à nous parle de ‘belle tristesse’ pour évoquer notre musique. Parfois, on pleure d’émotion sans être malheureux : c’est pour ça que je ne trouve pas triste la musique de Portishead ou No Surprises de Radiohead.”
“Ecrire, pour moi, relève toujours du jeu, continue Jaco. Quand j’écris, je bois, et je vais chercher le débile.” Alix enchaîne : “Ce sont des choses sombres qui me motivent pour écrire, tout ce que je laisse sur le côté de la route… Mais l’écriture est du coup une véritable libération, ça met des mots sur plein de questions qui me hantent. Ça me valorise à mes yeux.”
On évoque aussi la sexualité omniprésente, triste ou goguenarde, dans leurs textes. Alix répond par son érotisme, parle du sexe comme d’un “rendez-vous avec le présent, un garde-fou” ; Jaco jure qu’il n’écrit pas “sur le cul mais sur l’amour”. On est pourtant ici nettement plus proche du plan cul glauque d’Arab Strap que des fanfaronades de Booba.
Un cadre Mad Max bucolique
On est à Bordeaux pour visiter en vrai les endroits qui ont constitué Odezenne. Lieux de vie et de musique indissociés, parce que tout ici a été mélangé, enchevêtré, jusqu’au passionnel : les trois Odezenne partagent depuis des années une maison, avec les copines bienveillantes.
Souvent, Jaco fait la cuisine pour tous – épicée. “On dort où on travaille, il ne faut pas la moindre distance, le moindre recul”, martèle Alix alors que, sur les rives de la Garonne, on visite la friche industrielle où le groupe a reçu les clés d’une des quelques maisonnettes abandonnées.
Un cadre Mad Max bucolique, où se pressent plasticiens, ferroniers ou street-artists, éparpillés dans ce havre de paix que forme Les Vivres de l’Art, refuge d’artistes épargné par l’urbanisme dévorant de ce quartier. Ce petit parc où la récup est reine accueille expositions, fêtes et concerts. Dans la maison voisine de celle d’Odezenne, Alix a monté avec un vieil ami une brasserie collaborative, développant de nouvelles bières artisanales.
Le lieu abrite même une truie, achetée pour être grillée mais épargnée : elle est aujourd’hui dodue et s’appelle Bernadette. A l’intérieur de sa maison, et on aime le symbole, le groupe nous montre avec fierté les cloisons abattues. Une porte d’entrée a été détruite : elle sera découpée en cinq mille pièces, chacune s’insérant dans la pochette compliquée d’une série limitée de l’album.
De Bordeaux à Berlin
Quelques kilomètres plus loin, dans le centre, le groupe nous montre La Concorde, cave médiévale qui lui servit pendant six ans de lieu de vie, de répétitions et de formation, reliée par un étroit escalier en colimaçon au petit appart où Mattia dépensait pour le groupe son RSA en coquillettes et saucisson, pour faire tenir coûte que coûte le rêve Odezenne.
Jaco y a vécu six mois, à son arrivée à Bordeaux. Dans une cave. Pour qui douterait encore de l’engagement, de la motivation. “C’est rien, ça, à côté du tri des tripes de porc à 3 heures du matin à Rungis”, commente-t-il.
Pour ce troisième album, Odezenne a pourtant ressenti l’appel du large, loin des habitudes et formatages qui le menacent à Bordeaux. Il rêve d’une ville-musique : ce sera Berlin. Le groupe place toutes ses économies dans la location d’un studio, en apprend l’adresse par cœur, la visite au quotidien sur Google Street View. L’arrivée est euphorique, la douche froide carabinée : pendant deux mois, rien ne se crée.
De longs instants de doute
Malgré le succès du précédent album, O.V.N.I., et de véritables triomphes sur le net, c’est un groupe dans le doute qui s’installe aux studios Subland de Berlin. Alix écrit une nouvelle, Jaco de la poésie et Mattia enchaîne les nouveaux sons sans but. Il ne se décourage pourtant pas, offre sans répit des musiques à ses deux amis, qui tentent, sur leurs épais carnets, de dénicher les rimes qui débloqueraient cette impuissance.
Alix : “Berlin, c’était notre cadeau les uns aux autres. Ce qu’on n’osait pas se dire, c’était que ce voyage était sans doute notre dernière chance… Au bout de deux mois, j’ai dû leur avouer que je pensais que c’était fini, j’étais paumé. Deux ans plus tard, je considère donc cet album comme un miracle : il n’aurait jamais dû exister.”
Des souvenirs du chaos
C’est la chanson Bûche – et une engueulade salvatrice – qui, au bout de deux mois, décoince les cerveaux et les corps, soumis à rude épreuve par une hygiène de vie borderline. La chanson “désacralise” le processus, redonne au trio le goût de l’urgence, de la tension. Une semaine après, les chansons pleuvent, la frénésie reprend. “On était tous dépassés par ce flux, c’était comme avoir fait la guerre avec un pote et s’en être sorti vivant”, confirme Jaco.
Les maquettes, sans le moindre sample, enregistrées sur place, s’inviteront d’ailleurs copieusement dans la version finale de l’album, produit entre Bordeaux, Bègles et Paris. Comme s’il fallait garder en souvenir du chaos ces instants de vie, ces accidents, ces épiphanies.
“Pour la première fois, je suis en paix au moment de sortir un album, se réjouit Jaco. Sur les cinq plus beaux moments de ma vie, trois sont liés à ce disque. Des moments où il se passe un truc très fort entre nous. Alix y a beaucoup souffert, il vivait entre son lit et les bars, j’ai eu peur.”
Alix, le « commerçant du futur »
L’histoire d’Odezenne démarre au lycée, quand Alix et Mattia, musicien prodige (son père est batteur de jazz) débarqué d’Italie, forment un premier groupe sous influence Nirvana. Une phase adolescente, avant la découverte du hip-hop : Métèque et mat, d’IAM, La Rumeur et surtout des Américains en marge comme Madlib ou MF Doom. “Mais le hip-hop n’est qu’une parenthèse dans ma vie, j’ai été beaucoup plus influencé par Gainsbourg que par le rap”, dit Alix.
C’est à cette époque où le rap est encore central qu’il rencontre un Parisien en rupture, venu à Bordeaux en week-end coquin : Jaco. L’un et l’autre partagent le micro pour des freestyles dans une soirée. Immédiatement, Alix est séduit par ce beau parleur aux histoires toutes plus drôles les unes que les autres. Jusqu’à le penser totalement mytho.
“Mais tout s’est vérifié au fil des ans.” On en garde une : adolescent, Jaco hantait les night-clubs du sud de Paris, endimanché en costard de lumière, inventant des danses suggestives pour des femmes mûres qui le payaient en nature. Sous le nom de Jacques Travolta.
Lui aussi se souvient de la première rencontre. “Alix, immédiatement, a été pour moi le commerçant du futur ! Un visionnaire ! Il m’a tout de suite rassuré, je savais qu’il ne me laisserait jamais tomber dans la Garonne. Il avait, à l’école, un classeur hyper bien ordonné, avec les prix, grâce auquel il vendait des stickers de streetwear.”
Un goût militant du farniente
Cette éthique de la démerde, entre organisation maniaque et joyeuse filouterie, a logiquement propulsé Alix dans le rôle de “commerçant du futur” de la petite entreprise Odezenne. On connaît le travail sidérant qu’ordonne cette indépendance, la gestion en coopérative de tout ce qui touche au groupe, des visuels aux concerts, des lieux de travail à la composition, du label Universeul au management. “J’avais soudain l’impression de diriger une start-up”, affirme Alix, qui vient juste d’apprendre à déléguer.
Le groupe évoque pourtant sans complexe son goût militant pour le farniente, qui ne peut prendre comme prétexte voire justification que les jeux Olympiques ou Roland-Garros. “Les moments de glande sont d’une intensité effarante”, jure Jaco. Alix cite Kundera, qui disait que s’il y avait tant d’écrivains en France c’était qu’il n’y avait rien d’autre à faire. “Tourner en rond est vraiment une condition pour écrire”, énonce-t-il en évoquant ce besoin de désœuvrement.
On leur parle de démission par rapport à la vraie vie. En chœur, ils s’exclament : “C’est exactement ça !” “Je ne me suis jamais senti dans la vie, continue Alix. Et je continue de repousser l’échéance. Le seul moment où je suis responsable, c’est quand ça touche à Odezenne. Il faut travailler dur pour mériter sa démission. Je pense que ma copine aurait deux ou trois choses à dire à ce sujet ! Mais ça demande une certaine forme de résistance de continuer à tout remettre en question après 25 ans…”
Un territoire et des désirs singuliers
Ils n’ont certes rien en commun musicalement, mais comme Fauve ≠ ou Salut C’est Cool, autres groupes artisans proposant des univers clés en main, personnels jusqu’au militant, Odezenne a ainsi farouchement réévalué, voire réinventé, les codes de l’industrie, défendu au canif son territoire et ses désirs – on a failli écrire “son dogme”, mais le groupe n’est pas assez sectaire pour ça et chante même qu’il emmerde les puristes.
Comme Fauve ≠ et Salut C’est Cool, le groupe bordelais a aussi tissé avec ses fans une relation intime : ses auditeurs lui empruntent ses expressions, se calent sur sa démarche, le suivent au hasard des concerts en mode guérilla. Comme eux, il a surexploité, voire détourné, les réseaux sociaux, avec des pas d’avance sur l’industrie traditionnelle.
Quand on évoque sa récente signature avec le label parisien Tôt Ou Tard, le groupe raconte d’abord ses innombrables rendez-vous avec les majors, suite au carton sur le net (près d’un million de vues) de Je veux te baiser. Sans illusions, sans ambitions, il s’y rendait presque en ethnologue, fasciné mais estomaqué par un discours standard, où il était surtout question de force de vente, de richesse et de parts de marché. “On n’était pas là pour parler stratégie, mais musique : on est des artisans, ricane Alix. On est dans le faire. On met tout dans ce groupe. Il est ma vie. Mais bon, on reste trois branleurs dans une cave.”
album Dolziger Str. 2 (Tôt Ou tard), sortie le 12 novembre
festival les inRocKs Philips le 12 novembre à Paris (Cigale), avec Jack Garratt, Rationale et Minuit (lauréat inRocKs lab)
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