Cette semaine, quelques-unes des plus passionnantes chanteuses de l’underground mondial se réunissent pour le festival Les Femmes s’en mêlent. Un panorama exigeant et éclectique pour rappeler que, avant de parler de femmes songwriters, il faudrait peut-être commencer par parler de songwriters.
Cette semaine, quelques-unes des plus passionnantes chanteuses de l’underground mondial se réunissent pour le festival Les Femmes s’en mêlent. Un panorama exigeant et éclectique pour rappeler que, avant de parler de femmes songwriters, il faudrait peut-être commencer par parler de songwriters.
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L’idée même de faire des festivals « de filles » est énervante. Doit-on en arriver là ? Est-ce en séparant les genres qu’on peut les réunir ? Parler de « musique de filles » est-il un mal(e) nécessaire ? Est-ce impossible de se débrouiller toute seule parmi les garçons compositeurs, producteurs et ingénieurs du son sans se faire remarquer pour sa qualité de fille (petite jupe, beau cul, etc.) mais pour ses qualités d’artiste ? Ce n’est pas dans l’esprit très courtois des années 90, pas très correct de condamner d’emblée des tentatives pourtant aussi louables que ce festival Les Femmes s’en mêlent. Il ne faut pas se tromper de cible. Si elle est questionnable sur le principe après tout, nombre d’artistes masculins indépendants auraient besoin d’un tel petit coup de pouce , une tournée itinérante mettant en valeur des talents aussi enfouis et subtils que ceux de l’Australienne Sophie Moleta est toujours précieuse.
Les Femmes s’en mêlent n’est pas la kermesse lisse et sentant bon le Narta du Lilith Fair. Ici, pas de Sarah McLachlan récolteuse de fonds. Pas de « belles » voix au trémolo estampillé Mariah Carey, pas de belle production clinique. Pas non plus de riot grrrls vengeresses et misanthropes, rêvant d’être mecs à la place des mecs. Mais des compositrices, auteurs et interprètes, passionnées, franches et honnêtes des artistes normales. L’idée des Femmes s’en mêlent est là : faire chanter et jouer des filles que l’on ne voit jamais, que l’on n’entend jamais, des perdues, des oubliées de toute radio, négligées des maisons de disques. Des filles de la rue d’à côté, du bout de la terre, des antipodes, des Suisses même. Des plus combattantes Meira Asher et ses expérimentations fascinantes mais à la limite de l’humainement supportable aux plus paisibles. Des plus rêveuses Lori Carson aux plus électroniques Andrea Parker, DJ langoureuse et résolument lancinante, ou encore DJ Ritu, cofondatrice d’Outcaste Records, refuge de Badmarsh&Shri. Des plus urbaines Eszter Balint, Lauren Hoffman aux plus bucoliques Edith Frost, fascinée par les cow-girls, ou l’Islandaise Magga Stína, amie d’enfance et protégée de Björk. Des grandes voyageuses Barbara Manning, toujours partagée entre les Etats-Unis, sa nation officielle, l’Allemagne, sa patrie d’adoption, et la Nouvelle-Zélande, sa terre d’inspiration aux plus sédentaires. Avec toutes un énorme point commun : une carrière restée jusque-là très underground.
Eszter Balint, New-Yorkaise, ex-actrice chez Jarmusch et Buscemi, copine de Marc Ribot et d’une certaine intelligentsia new-yorkaise, vient juste de sortir son premier album, Flicker. Même si, pour elle, l’underground n’est bientôt plus qu’un souvenir ancien, elle ne semble pas près d’oublier l’ignorance crasse qu’elle a dû affronter face aux velus de studios. « J’espère que l’idée derrière le côté féminin de ce festival n’est pas extrémiste. Je ne suis pas une grande fan de slogans, d’activités de groupe, d’étiquettes. J’espère ne pas être mise dans une catégorie… En écoutant ma musique, on peut se rendre compte que je ne suis pas militante. Je ne veux pas faire de grande déclaration, dire que c’est plus dur pour les filles et tout ce tintouin… C’est dur d’être musicien, point à la ligne. Le monde de la musique est très masculin en général, je suis toujours entourée par un tas de mecs. Tous les producteurs et les ingénieurs du son avec qui on travaille sont des hommes. Ce n’est pas toujours l’environnement le plus inspirant, ni le plus délicat. Les mecs pensent quand même différemment de nous, et pas toujours de la façon la plus constructive. Tellement de petits détails anciens sont enracinés dans notre culture et marquent la différence entre les hommes et les femmes que tout ce qu’on peut faire, c’est y faire face de façon personnelle, individuelle, au cas par cas. S’en plaindre et faire des déclarations générales sur le sujet ne sert pas à grand-chose. »
Elevée à Manhattan dans le théâtre de son père, Eszter Balint a commencé à fréquenter la musique alors qu’elle n’était même pas encore en âge de fréquenter le jardin d’enfants, jouant au chef d’orchestre sur La Flûte enchantée à 5 ans. A peine adolescente, elle est chargée de trouver les soundtracks des pièces jouées dans le théâtre de papa et devient vite DJ dans la boîte du coin. A 14 ans, elle sympathise avec les Lounge Lizards de John Lurie et a déjà vu sur scène Sun Ra, DNA et tout ce que New York compte alors de blues déglingué, de punk et de no-wave.
A écouter distraitement sa musique, mélange de folk et de country éplorée « les seules musiques auxquelles je n’avais pas accès : le fait que je joue ça maintenant est sûrement l’expression d’une rébellion contre mon éducation » agrémenté de samples et bruits divers, on aurait pourtant pu la croire folkeuse geignarde et sérieuse, à la neurasthénie fonds de commerce. Mais cette jeune femme à l’allant enviable, qui a arrêté d’apprendre le chant classique parce qu’elle voulait « créer quelque chose et pas seulement interpréter », réfute la mélancolie de ses chansons, même si elle s’y montre souvent « dépouillée et nue ». Et si elle n’entend pas révolutionner le monde du folk, elle ne manque pas moins de recul, sait ce qu’elle veut et de quoi elle parle. « J’aime l’ironie et l’humour, ça manque beaucoup dans le folk. Je déteste les chansons-confessions, sérieuses et honnêtes. »
En voilà une qui aura de quoi polémiquer avec sa collègue Edith Frost, elle aussi présente au festival. Cette Chicagoanne d’adoption, née au Texas, ancienne chanteuse de country classique, revendique le plus pur droit à l’introspection, le confort douillet du spleen de ses ballades. « Je me demande parfois pourquoi je me mets dans de tels états… Certainement pour en tirer quelque chose de créatif. Je ne crois pas avoir envie d’écrire une chanson vraiment gaie. Je n’arrive pas à m’imaginer en train d’écrire un truc mignon et rigolo. Ça m’est beaucoup plus facile de me plaindre. » Dit comme ça, on imagine vite Edith Frost casse-bonbons, solitaire et péniblement renfermée, grattant sa misère sur sa guitare, sa seule amie. Mais on n’est pas forcément une traîne-misère nostalgique des folklores d’avant-électricité lorsqu’on « chante le blues toutes les nuits » (Temporary loan). Edith Frost n’est pas une amish, ne s’éclaire pas à la bougie et connaît bien l’usage de l’électricité. Et de le prouver avec un incroyable site Internet mis en place par elle-même (son gagne-pain de tous les jours est d’aider à monter des serveurs), farci d’adresses de sites au-delà du réel, allant de la vie des cow-girls jusqu’aux figurines japonaises en passant par des synthétiseurs de voix et des tests psychologiques jusqu’à l’adresse de la radio Couleur 3.
Un passe-temps auquel s’adonne également une autre country-girl présente parmi celles qui s’en mêlent, Barbara Manning, exilée volontairement à Darmstadt, Allemagne, et gardant contact avec le monde réel ses fans, la Nouvelle-Zélande à travers les nombreuses lettres qu’elle diffuse sur son site. Un usage de la technologie qui ne s’arrête pas à l’empirisme d’Internet. La fragilité acoustique, la poésie modeste et le bucolisme de leur musique n’empêchent pas ces trois filles entre deux chaises de manier science et technologie sur leurs albums respectifs. Histoire d’avoir un son « moderne et urbain », comme l’affirme Eszter Balint.
Comme quoi on peut se confier à sa guitare acoustique et vivre au xxième siècle, pas forcément recluse dans son coin. Comme quoi on peut mélanger les vieux pots et les tubes à essais les plus modernes. Comme quoi, aussi, on peut parfaitement avoir souffert du machisme light du rock sans en faire un cheval de bataille, une cause qui étoufferait le songwriting. Pour preuve, les quelques noms qui papillonnent autour de ces filles ou plutôt, et surtout, de leurs chansons : David Grubbs et Jim O’Rourke ont efficacement pris en main le son de Calling over time, premier album d’Edith Frost. Barbara Manning a paré son folk-rock spleenien des plus belles toiles de jute tramées par Calexico, David Kilgour, Chris Knox, Robert Scott… Et Eszter Balint a su retrouver son pote de quinze ans Marc Ribot et débaucher l’ex-American Music Club Richard Buckner. Résumé, dans un éclat de rire, du bon état d’esprit d’Eszter Balint : « Je vais jouer dans un festival de filles, ce qui veut dire des groupes avec une chanteuse et tous les musiciens sont des mecs, non ? »
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