Au Nigeria plus qu’ailleurs, difficile d’hériter du passé : la population tente de survivre après des années de dictature et de spoliations alors que Femi Kuti, le fils du légendaire Fela, cherche à reprendre le flambeau de son père pour donner un nouveau souffle au pays.
Dans les rues d’Ikeja, des jeunes ont reconnu Femi au volant de son 4×4 Pajero. Un attroupement se forme aussitôt, paralysant l’avancée du véhicule. Des bras se tendent à travers la portière. Femi se saisit d’une liasse de vieux billets de 20 nairas rangée dans un compartiment près du levier de vitesses et l’offre aux mains quémandeuses, tout en accélérant. « Ces gens me croient millionnaire. » Un court moment de frénésie qui révèle crûment l’indigence qui règne ici, mais qui surtout montre combien l’image de Fela, celle d’un sauveur, peut vivre au sein du peuple à travers son fils.
En nous rendant aux obsèques d’un ami, nous traversons Lagos, ville désastre, gigantesque Bronx postnucléaire. Comment décrire ce qui a cessé d’appartenir à une réalité homologable, ce qui ouvre sur un temps d’après le cataclysme ? Coincés sur le Third Mainland Bridge, qui relie le nord de la ville à Ikojo en enjambant la lagune, nous profitons de tous les arômes qui composent le fumet létal de ce cratère méphistophélique : kérosène, oxydes, soufre, charbon brûlé, essence, ersatz d’huile de palme pour des motos sans pneus que conduisent les aeras boys. Ces zonards qui vivent au bord des routes se faufilent sous les voitures pendant les embouteillages pour arracher une Durit d’essence ou débrancher un fil électrique et pratiquer un chantage à la réparation souvent juteux.
Trois jours après le retour, le parfum de Lagos vous poursuit jusque sous les draps, sous la douche. Vous le respirez partout, même dans la bouffe. Votre peau a hérité d’un hâle qui ne doit rien au soleil. Les moustiques ne survivent pas à Lagos. Les touristes non plus, paraît-il. D’ailleurs, on ne délivre pas de visa touristique pour le Nigeria. Seule l’imagination prophétique de quelques auteurs de science-fiction ou les accès apocalyptiques de cinéastes ont pu approcher le delirium qu’offre ce patchwork cannibale de zones en métastases, où toute rationalité européenne est engloutie, où règne une promiscuité inédite entre misère et urbanisme futuriste. Et où, malgré tout, la vie s’entête à être la plus forte. Perdu dans un de ces nombreux quartiers dont on doute qu’ils puissent encore figurer sur un cadastre, où les égouts sont à ciel ouvert et les baraques en rafistolez-moi-ça, Femi soulève l’enthousiasme. Sur son passage, des gens tendent le poing, l’interpellent. Dans leurs yeux brille la certitude de voir la réincarnation de son père, la survivance d’un espoir.
Sur le chemin du retour, une inquiétante lueur rouge se répand sur le satin bleuté de la nuit à la manière d’une tache de sang grossissante. En gravissant le dos du pont, nous découvrons tout un quartier en bordure de lagune dévoré par le feu. Les flammes montent si haut qu’elles semblent vouloir roussir les étoiles. Le spectacle fige par son immensité. Des gens, apercevant des Blancs, certains munis d’appareils photo, nous accostent : « Souvenez-vous bien, les flics étaient là au départ de l’incendie mais aucun n’a bougé… et il y a des gens qui sont en train de griller là-dedans ! » Le plus choquant n’est ni la dimension, ni la férocité du sinistre, ni même l’odeur, chassée par le vent du large, mais le silence. Pas un cri, pas une rumeur, pire, pas la moindre sirène de pompier à hululer au loin qui laisserait aux habitants l’impression que, quelque part, quelqu’un se préoccupe de leur sort. « Suffering and smiling, are we not « , disait une chanson de Fela.
Dans la partie résidentielle du quartier Ikeja, banlieue populaire du nord de Lagos, la maison des Kuti n’échappe pas à la fatalité du barbelé et des éclats de verre qui hérissent les murs d’enceinte. Le fait que l’on puisse lire sur le portail Kuti’s House, peint en épaisses lettres blanches, donne toutefois à penser que ce nom dresse, entre ceux qui le portent et d’éventuels malfaiteurs, la plus infranchissable barrière : le respect. Ou peut-être la crainte.
Installés dans le salon, grande pièce meublée d’un divan, de quelques fauteuils et d’une télé, Femi et sa soeur Yeni nous présentent leur mère, Remi, la soixantaine argentée, d’une beauté affable tardant à s’estomper. Sa propre mère, petite femme à peau blanche dont les veines charrient du sang anglais, indien et africain, nous rejoint. Si bien qu’avec Made, le fils de Femi, et Funke, son épouse, ce sont quatre générations d’une même famille qui composent le douillet tableau de cet après-midi dominical.
Yeni ouvre une grande enveloppe en papier kraft dont elle extirpe un paquet de photos jaunies et écornées. Sur l’une d’elles, Femi et Yeni enfants sont assis en barboteuse sur la pelouse d’un jardin sans entretien. Sur une autre, Fela et Remi sourient à l’objectif lors de leurs noces londoniennes en 1961. Images simples, ordinaires, d’instants supposés heureux et étrangement décalés par rapport au tumulte des épisodes à suivre : Fela n’est pas encore ce guerrier érotique au corps de reptile couleur de bronze. Il a le visage rond, porte un costume à l’occidentale. Dans les yeux, on ne décèle aucun signe d’orgueil blessé, pas la moindre étincelle de morgue vengeresse. D’une autre enveloppe glisse une photo plus récente : Femi contemplant son père sur son lit de mort. Fela porte la maigreur d’une momie égyptienne démaillotée. L’héritier naturel au trône toise avec gravité la dépouille du pharaon défunt.
Après un déjeuner fait de riz et de viande en sauce, au moment où l’on offre habituellement le café ou le digestif, Femi propose de visionner la vidéo des obsèques de son père. Pendant deux heures défilent les images de la procession funèbre à travers les rues de Lagos, du stade de Tafawa Balawa jusqu’à la maison d’Ikeja où il sera inhumé dans les premiers jours du mois d’août 1997, sous une dalle de marbre noir en forme d’étoile. Des milliers de personnes se pressent sur le parcours, acclament et pleurent. Sous un dais écarlate, où le cercueil ouvert repose, un interminable défilé de parents, amis, anonymes rend hommage au Black
President, au Chief Priest de l’afro-beat, arme si redoutable qu’elle mit les puissants dans l’obligation de l’enrayer. Il y a ceux qui tendent le poing à la Black Panthers, ceux qui dansent autour du sarcophage et se prosternent. Femi regarde ces images, sans doute visionnées plusieurs fois déjà, silencieux. A l’évidence, elles exercent sur lui un pouvoir, sans que l’on puisse parler de fascination morbide. Comme s’il s’en abreuvait pour acquérir définitivement la certitude que son père est tout à fait mort. Et lui bien vivant.
Quand il parle de Fela, son fils passe du familier « papa », au plus distant « my father ». Et emploie parfois l’impersonnel « Fela ». Ses souvenirs de « fils de Fela » le conduisent assez machinalement à évoquer ces nuits où il somnolait dans l’attente tant redoutée d’être réveillé pour d’effarantes missions. « C’était plusieurs mois après que l’armée a attaqué Kalakuta. A l’endroit même où fut donné l’assaut, mon père avait déposé un cercueil avec ces mots peints dessus : « Ici, la liberté fut écrasée. » Personne, pas même les démolisseurs lorsqu’ils vinrent raser le quartier, n’osait déplacer ni même toucher ce cercueil. Tous avaient la certitude que Fela avait caché des gris-gris à l’intérieur. Il avait fait serment par voie de presse de venir le déposer dans la cour intérieur de Dodan Barracks, le palais présidentiel, avant le 1er octobre, date à laquelle le général Obasanjo devait remettre le pouvoir aux civils. Les autorités, averties, l’attendaient de pied ferme. Cette nuit-là, j’ai prié le ciel pour ne pas être réveillé, pour qu’il ait changé d’avis. Mais à l’aube, il vint dans ma chambre, me toucha l’épaule et dit « Femi, c’est l’heure ! »
C’est ainsi que Femi, âgé de 16 ans, participe à l’un des célèbres faits d’armes de l’épopée Fela. Au volant d’une fourgonnette, où ont pris place son fils et ses boys, Fela tente d’éviter les barrages que la police a dressés sur les principales artères de Lagos. Mais il ne peut échapper à la vigilance d’une patrouille qui le prend en chasse, toutes sirènes hurlantes. « Ils nous tiraient dessus en visant les pneus. Je ne sais comment, mais nous sommes arrivés devant Dodan Barracks et avons réussi à nous y introduire. » Le temps de décharger le cercueil, une meute d’hommes en armes accourt. « J’étais sûr de mourir, mon coeur explosait dans ma poitrine, je suintais de peur. Des soldats rouaient mon père de coups, d’autres au contraire prenaient sa défense. » Femi est relâché après trente heures passées dans une cellule exiguë sans manger ni boire, Fela sera libéré quelques jours plus tard sous caution.
Des opérations spéciales, où se lisent à la fois la témérité et le goût de la provocation de leur auteur, Fela en a conduit de nombreuses, comme aller déverser des seaux pleins de merde dans la maison de Moshood Abiola, lors de l’affaire West Africa Decca. Le plus souvent, il emmène son fils avec lui. Car Fela, comme tout guerrier, a le souci de l’exemple donné aux plus jeunes. Femi nourrit aujourd’hui des sentiments contradictoires à l’égard de ce père mort du sida voilà un an, qui fut un héros et une entrave. « Je me suis séparé de lui voilà douze ans. Ses concerts ressemblaient à des réunions politiques. La musique était reléguée au second plan… Alors je l’ai quitté, et tout le pays s’est retourné contre moi. C’est l’époque où je jouais avec mon groupe devant dix personnes, mes meilleurs amis. J’avais besoin du soutien de mon père, mais puisqu’il me le refusait, j’allais devoir m’accrocher. En 88, j’ai failli tout plaquer. A l’époque, ma mère, qui finançait mon groupe, avait déjà investi près de 25 000 nairas (15 000 dollars). Elle n’avait plus assez pour payer le loyer et luttait contre le cancer. J’ai pu continuer grâce à mes contrats en Europe. Heureusement, en 91, Fela m’a invité à jouer au Shrine. Deux ans plus tôt, il avait dit de mon show qu’il était nul. Mais là, il était devant la scène en train de danser et tout le monde l’a suivi. »
De Remi, sa mère, Femi a reçu l’amour, une éducation « à l’anglaise » et un soutien inconditionnel. De son père, il hérite d’un orgueil incommensurable, de quelques talents musicaux et du sceptre d’un royaume illégitime situé à mi-chemin entre le temporel et le spirituel, un royaume dont les frontières, floues, lointaines, ne s’imposeront aux hommes qu’une fois la mémoire sanglante de ce pays hors norme définitivement sondée. Cette succession, c’est l’histoire de Femi. Son passeport anglais l’autoriserait à fuir demain pour aller vivre en Europe avec femme et enfant, loin de ce Nigeria ravagé par un demi-siècle de désastres politiques, de ce pays perpétuellement en proie aux forces de mort, qu’elles aient pour noms dictature, brutalité, corruption, rapacité. Femi, pourtant, a choisi de rester.
Lorsque vous portez le nom des Kuti, vous appartenez déjà à une légende qui ne saurait s’assortir d’un départ en catimini. Dans vos veines coule le sang intrépide du révérend Canon J.J.
Ransome-Kuti, pionnier de l’Eglise chrétienne yoruba ; celui de Canon I.O. Ransome-Kuti, son fils, homme acharné et droit, ministre du Culte et directeur de lycée à Abeokuta et Ijebu-Ode, connu pour ses méthodes insolites ; celui de Funmilayo Anikulapo-Kuti, son épouse, mère de la lutte pour l’indépendance : ce personnage implacable va se battre sa vie durant pour que justice et liberté progressent dans son pays et, grâce à elle, les Nigérianes obtiendront le suffrage universel. Accusée d’avoir encouragé son fils Fela à mener campagne contre le régime militaire, elle sera défenestrée lors de la prise de Kalakuta en février 1977 et décédera un an plus tard. Comment échapper à pareille lignée ?
Fela Kuti aura nourri plus d’un imaginaire, mené plus d’une révolution. « Il y a des révolutions qui touchent aux bases matérielles d’une société (…) et des révolutions symboliques, celles qu’opèrent les artistes, les savants ou les grands prophètes religieux ou parfois, plus rarement, les grands prophètes politiques, qui touchent aux structures mentales, c’est-à-dire qui changent nos manières de voir et de penser », écrit Pierre Bourdieu. Fela a donné au continent africain son premier genre musical moderne, l’afro-beat, que l’on pourrait, sans trop faillir, expliquer comme un retour du jazz à l’état primitif.
A la fin des années 60, il a parcouru les Etats-Unis avec les Koola Lobitos, son premier groupe, pour jouer ce highlife jazz élaboré dans les clubs de Lagos et de Londres mais qui laisse le public plutôt indifférent. A cette déconvenue s’ajoute celle de se voir constamment humilié : les agents l’arnaquent et il doit endurer les pires vexations des services d’immigration. Cette galère l’amène à une prise de conscience. « J’étais confronté à une autre réalité de l’homme noir. J’y ai appris une dimension que j’ignorais du passé africain. »
Beaucoup disent que c’est aux Etats-Unis que Fela a compris l’Afrique. A son retour à Lagos, il cite Malcolm X, salue ses amis le poing fermé à la Black Panthers et invente cet afro-beat, support de ses nouvelles préoccupations panafricaines. Pourtant, si cette émancipation intellectuelle peut s’effectuer aux Etats-Unis dans un contexte d’hostilité amortie par certaines dispositions constitutionnelles, au Nigeria, où les généraux dictateurs s’engendrent à l’identique, à la manière de poupées russes galonnées, elle débouche rapidement sur un engrenage de provocations et de violences. Dès lors, Fela devient un musicien dissident, un artiste supplicié, un leader politique, un héros populaire. On ne compte plus les procès, les arrestations, les passages à tabac, les enquêtes administratives, les menaces dont il fut l’objet, qui aujourd’hui nourrissent sa légende. Pour ne pas avoir voulu respecter cette frontière
inviolable séparant le symbolique du réel, implicitement stipulée dans le contrat que passe l’artiste avec la société, Fela va s’attirer les foudres des juntes militaires successives. Olesegun Damisi, percussionniste de Femi, recueilli par Fela dans sa république utopiste de Kalakuta à l’âge de 14 ans, parle de son protecteur comme on devine un contemporain de Jésus témoigner sur le Nazaréen : « On n’imagine pas ce qu’il a pu souffrir, et tout ça pour nous. » Depuis qu’il n’est plus, Fela fait l’objet d’un culte, sorte de christianisme afrocentriste mâtiné de sorcellerie yoruba. Devenu en quelque sorte une entité multiple, politique, culturelle et spirituelle, Fela a su installer au Nigeria un pouvoir non homologué et pourtant bien réel qui nécessairement, à sa mort, devait se reporter sur l’un de ses fils, dont tout le monde attend qu’il en assume l’exercice avec charisme. Comme il en fait lui-même l’aveu, avec ce mélange de bravoure et de lassitude face à l’immensité de la tâche, Femi n’avait pas le choix.
Cette semaine, plusieurs événements ont mis le Nigeria sur le devant de l’actualité. L’écrivain Wole Soyinka, prix Nobel de littérature 1986, séjournait brièvement à Lagos après un exil de quatre ans. Ayant fui le régime ubuesque du général Sani Abacha, décédé au printemps dernier dans un accident d’avion, son retour devait signifier pour l’ensemble du peuple nigérian que les conditions d’une véritable démocratisation, après trente-huit ans d’indépendance chaotique marqués par huit coups d’Etat, une guerre au Biafra et de nombreux soulèvements, se trouvaient enfin réunies. On laisse entendre que Soyinka pourrait devenir le prochain président élu lors d’un scrutin annoncé pour mai 99.
La tragédie de Jesse, localité située dans la région du delta du Niger, à quelque trois cents kilomètres au sud de Lagos, prouvait en revanche que, si le vent du changement commençait à souffler sur lui, le pays allait devoir supporter longtemps encore l’égarement d’élites spoliatrices qui l’avaient réduit à l’état de navire en perdition. Agglutinées autour d’un pipeline de pétrole brut qu’elles « vandalisaient » avec jerricanes, seaux et baquets, cinq cents personnes devaient périr brûlées après qu’une étincelle, vraisemblablement provoquée par une moto, n’enflamme tout un quartier. Quand on sait que le Nigeria est le cinquième producteur de pétrole au monde, qu’en raison du détournement persistant des fonds alloués par les compagnies européennes à l’entretien des puits et des raffineries le pays connaît une pénurie d’essence sans précédent, on comprend mieux l’impression de dérive qui ici affleure l’esprit.
Ce 15 octobre, Fela aurait eu 60 ans. Femi avait choisi cette date pour convoquer la presse à l’Africa Shrine (« le sanctuaire »), club créé par son père dans le quartier de Surulere, puis déplacé à Ikeja après l’attaque de la concession Kalakuta. Ouvert en juin 78, son existence n’a cessé depuis de provoquer des disputes légales. Un jugement daté du 19 octobre en ordonne d’ailleurs la fermeture pour le 31 janvier 99. Une vingtaine de pétitions circulent actuellement pour tenter de faire échec au projet de fermeture.
Situé sur Pepple Street, l’une de ces innombrables ruelles qui font d’Ikeja un dédale grouillant et cabossé, le Shrine attire dans ses parages la faune des désoeuvrés mais aussi des petits négociants qui, derrière des étals branlants, vendent cigarettes, barres de confiserie, berlingots d’eau, sodas, brochettes et marijuana. Le Shrine fermé, toute une micro-économie serait en péril. Mais cela signifierait surtout la disparition d’un lieu symbolique de résistance par la fête.
La survie du Shrine n’était pourtant pas à l’ordre du jour quand Femi, entouré de ses oncles, de sa soeur et de quelques responsables culturels, annonça devant une cinquantaine de journalistes le lancement de son mouvement M.A.S.S. : Movement Against Second Slavery. En 1979, de retour à Lagos, après un nouveau séjour en prison et un exil écourté au Ghana, Fela avait également créé son parti, le Movement Of the People, avant d’annoncer sa candidature aux élections présidentielles de 83. Le discours de Femi n’est d’ailleurs pas différent de celui assené par Fela au cours de sa turbulente carrière : « Je ne suis rien tant que l’Afrique et le Nigeria n’auront pas retrouvé leur dignité… Mon père reprenait déjà des idées propagées par d’autres, Malcolm X, Martin Luther King, Kwame Nkrumah. Ce message n’a pas encore été entendu. Rien n’a fondamentalement changé. J’aimerais avoir une vie agréable et profiter des bonnes choses. Mais si je me pose cette simple question, « Est-ce que mon fils a un avenir dans ce pays ? », la réponse est forcément « non ». Serait-il alors prêt à endurer les mêmes souffrances que son père ? « Fela a tellement donné, tellement supporté pour son peuple que si quelqu’un osait s’en prendre à moi aujourd’hui, ce serait le chaos, l’anarchie, la révolution. Je suis un oeuf. Je suis protégé parce que je suis du même sang. Je suis une bombe à retardement. »
L’audace seule ne suffirait pas à le rendre attachant. Femi montre aussi cette lucidité qui lui fait dire, presque en aparté, « Il faudra plus d’une génération pour remettre ce pays en état.« Et lorsque vient la remarque que pareil découragement précoce dote toute son action d’un éclairage vacillant, il répond, sincère, désarmé : « Je me sentirais coupable si je n’essayais pas… »
Non, Femi Kuti n’est pas un « fils de » comme les autres. C’est d’ailleurs ce qui nous inquiète : à le voir mener si ardemment ce combat multiple contre les phénomènes visibles et ceux qui ne le sont pas, quelque chose nous dit que tout peut arriver, la folie comme la mort. Ainsi, cette matinée qui avait débuté par une minute de silence, suivie par l’écoute d’un titre de son nouvel album, devait s’achever par le découpage d’un énorme gâteau d’anniversaire illuminé de soixante bougies. Entre-temps, on avait parlé du prix du pain, des coupures de courant, de la pénurie d’essence et de médicaments. Evoqué également le souvenir de Sola, soeur de Femi et Yeni, morte peu après leur père, pour n’avoir pu bénéficier à l’hôpital d’un traitement adapté. Quand on sait que le professeur Koye Ransome-Kuti, leur oncle, fut ministre de la Santé, on imagine la réalité sanitaire du pays. Entre meeting politique, lancement promotionnel d’un disque et cérémonie d’anniversaire, Femi venait de se mettre en demeure de prouver qu’il était digne de son illustre géniteur et d’assurer ceux qui en doutaient encore qu’il serait désormais autre.
Fela Kuti est aujourd’hui béatifié. Lui qui pour nom de guerre s’était choisi Anikulapo, « celui qui a la mort dans sa poche » en langue yoruba, a finalement réussi à y mettre aussi les vivants. Les politiciens, qui l’ont combattu sans relâche, l’utilisent pour obtenir l’écoute du peuple, les musiciens pour acquérir une crédibilité, les vendeurs de T-shirts, de badges ou de casquettes à son effigie pour manger. Et si vous avez l’impudence de les questionner sur les copyrights, ils vous répondent que Fela est autant leur père qu’il est celui de Femi.
Tout ce monde s’était donné rendez-vous au stade de Tafawa Balawa, vaste enceinte de béton habituellement réservée aux matchs de base-ball où un concert gratuit, cofinancé par l’ambassade et l’Alliance culturelle française, réunissait environ 30 000 personnes. Ainsi Femi souhaiterait pouvoir faire du 15 octobre un Fela’s day, donnant lieu chaque année à des manifestations culturelles.
Dans une atmosphère pour le moins électrique rappelant les festivals d’antan, avec mouvements de foule, jets de bouteilles, débordements de service d’ordre et même, sur la fin, tirs de mitraillette, le plateau proposait quelques noms de la scène nigériane : Lagbaja, Charlie Boy, Bright Chimezie, ainsi qu’un échantillonnage de la progéniture de Fela : sa fille Shalewa, ses fils Kunle, Seun et Femi. Car un an après la disparition du père, il apparaît que sa succession artistique n’est pas encore entérinée. Seun, âgé de 16 ans, accompagné par l’orchestre de Fela,
Egypt 80, semble en effet déterminé à contester à son demi-frère Femi la couronne de roi de l’afro-beat.
Mais en attendant que la barbe pousse au menton de Seun, la vedette est Femi, dont chaque apparition a valeur de test pour lui, pour le public, pour ses détracteurs. Comme si une question restait constamment suspendue au-dessus de sa tête : est-il celui que l’on attend ? Avant de pouvoir totalement rassurer sur sa dimension messianique, Femi vient de sortir le meilleur album d’afro-beat depuis fort longtemps. Produit par Sodi, jeune Français qui, pour avoir travaillé avec Fela, connaît toutes les ressources de cette musique,
Shoki shoki marque le passage d’un genre, caractérisé jusqu’à présent par l’hypnotisante longueur de ses morceaux, à un format plus radiophonique, à une dynamique plus dance-floor. A l’écoute de ces « tourneries » endiablées assorties de cuivres triomphants, on réalise que, pour le combat qu’il souhaite mener, Femi possède au moins un redoutable atout dans son jeu. Car derrière lui, ce sont les trompettes de Jericho qui résonnent et éclaboussent l’air tiède de formidables séquences aux sculptures harmoniques insistantes.
Quand Femi est sur scène, entouré de Yeni, Funke et de Shade, le visage peint, habillées de lamelles de tissus, rubans et cordelettes rouge et or, falbalas donnant à leur danse la gestuelle et l’érotisme ondulant d’un feu de sabbat, la bière Star et les joints de yamba ont eu bien le temps de vous péter le groin. Femi sur scène, ce sont des instants de grâce hachés par d’innombrables défauts. Son chant perd assez souvent la tonalité mais son père n’était pas Marvin Gaye non plus. Son saxophone révèle bien vite des limites techniques que l’énormité du souffle ne saurait totalement compenser mais Fela était aussi loin de Charlie Parker qu’Albert Raisner de Sonny Boy Williamson.
On aimerait pouvoir échapper au jeu stérile des comparaisons, mais à voir Femi torse nu et saxophone en bouche, entouré de danseuses tribales, comment ne pas songer au père ? Son jeu de scène prouve au moins qu’il se cherche encore une théâtralité qui puisse dispenser des inévitables rapprochements. On y trouve encore beaucoup de maladresse et un certain manque d’assurance. Pourtant, au bout de cet enchaînement de faiblesses, il y a une force qui, lorsqu’elle entre en synergie avec le moteur du groupe, touche quelque chose à l’épicentre de vous-même. Si Femi accorde au répertoire de son nouvel album la meilleure part de son spectacle, il lui faut toujours consentir à l’exécution d’un morceau de son père, le très long et envoûtant B.B.C. (Big Blind Country) ou ce Clear road to Jagajaga, sorte d’Anarchy in the UK version yoruba. « Si c’était moi, commente Femi au sortir de la scène, je n’en ferais rien. Mais ici ou au Shrine, ne pas jouer un titre de Fela serait sacrilège. En Europe, je n’interprète que mes titres. » Et comme pour mieux évacuer ses propres défauts, il donne alors à ceux de Fela une importance que n’importe quel biographe ferait flotter bien haut au pavillon des faits de gloire : « Mon père baisait trop de femmes et fumait trop de ganja. » Et de vanter l’organisation, l’efficacité, les joies du sport et du mariage.
Il est devenu à Femi d’autant plus difficile de s’affranchir de l’influence de Fela que sa disparition physique lui a donné un caractère de parfaite immanence. Comment tuer le père quand il est déjà mort ? Lorsque vous lui demandez si Fela est venu le visiter depuis son décès, il vous répond sans montrer d’étonnement, peut-être parce que cette question sera toujours mieux comprise en terre africaine qu’ailleurs : « Jusqu’à présent, je m’étais efforcé de rester sourd à ses appels. Par peur. Il y a quelques jours, il est apparu au cours de mon sommeil. Il levait la main et me disait ces choses qu’il ne m’a jamais dites de son vivant : « Nous n’avons pas été très proches toi et moi. Ne m’en veux pas. Je t’aime. » Femi Anikulapo-Kuti a sans doute chaussé les bottes de Fela pour une croisade bien incertaine, mais à 36 ans et avec courage, il essaie enfin de naître.
Femi Kuti, Shoki shoki (Barclay/Polygram).