Disparaître pour mieux revenir, rompre avec un succès épuisant, être inspirée par un mythique navigateur français, enregistrer un album à Big Sur, en Californie sauvage : Feist parle, longuement, de la route ayant mené à son très beau Metals.
Comme chez Moitessier, il y a quelque chose de presque mystique, dans son expérience… Big Sur a eu un effet similaire, sur toi ?
Mystique, je ne sais pas, mais je nourris une vraie fascination pour l’Océan Pacifique. Bien plus que pour l’Atlantique, que je connais par cœur, qui n’a plus rien de mystérieux pour moi, sur les deux rives duquel j’ai vécu, que j’ai survolé des dizaines de fois. Il y avait à Big Sur cette nouveauté, ce mystère, cet inconnu dont j’avais besoin ; et le fantôme de Bernard Moitessier planait quelque part. Mais comme je l’ai dit, les chansons ont choisi cet endroit. Elles avaient leur propre humeur, elles m’ont mené vers la Californie, la Californie m’a menée vers Big Sur. Elles ont été pour moi ce que les dauphins ont été pour Moitessier. Mon manager m’a proposé pas mal de studios, mais je voulais aller dans un endroit où aucun album n’avait été enregistré. Il est également ingénieur du son, il savait qu’il allait devoir monter le studio ; on a tout apporté du Canada. Mais c’est une décision émotionnelle, presque irrationnelle : aller à Big Sur était évidemment la chose la moins pratique que l’on puisse trouver. Mais les chansons, que l’on avait déjà commencé à arranger, réclamaient Big Sur, la Californie. Je savais que c’est ce que je voulais. C’est sauvage, très peu peuplé. Les gens qui y vivent sont souvent des excentriques, impliqués dans des modes de vie un peu en marge. Culturellement, il y a une empreinte humaine évidente, l’endroit a capturé l’essence de quelque chose de formidable, en littérature surtout. Et, naturellement, il y a quelque chose de très graphique à Big Sur, cette ligne entre terre et mer : il un continent entier derrière, l’Océan Pacifique devant, et tu te tiens précisément entre les deux. Je voulais concrètement me tenir sur cette frontière.
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L’espace est quelque chose que l’on sent, sur Metals…
Oui, sans doute. Cela vient aussi du fait qu’on l’a enregistré live. On entend les gens vivre, respirer, bien plus que si on l’avait construit par petites briques.
L’album, à première écoute, semble plus sombre que les précédents.
C’est difficile de comparer. J’ai pleinement ressenti The Reminder quand je l’ai fait, il venait d’un endroit précis, les racines étaient profondes. C’est la même chose pour Metals, même si les racines sont sans doute différentes, qu’elles naissent dans d’autres cavernes… Les deux albums n’ont pas grand-chose en commun, ils sont tous les deux été faits à des moments particuliers de ma vie. Mon auteur préféré est Michael Ondaatje, qui a écrit In The Skin of a Lion ou Le Patient Anglais. Il sort un nouveau roman à l’automne, et je sais que le seul lien que je trouverai entre celui-ci et les précédents est sa voix propre –je serais sans doute assez déçue de le voir tourner en rond, avec les mêmes personnages, les mêmes émotions. L’auteur doit disparaître derrière son livre, être absorbé par ses personnage pour ne faire que passer une histoire. J’imagine que je vois le songwriting un peu de cette manière : je ne veux pas que mes chansons ressemblent à des entrées de journal intime, certes il y a ma perspective et mon vocabulaire propres, mais c’est presque du storytelling… C’est sans doute encore plus le cas avec Metals : c’est la première fois que j’écris un album en une seule période, il est comme un groupe de chansons, qui se répondent les unes aux autres, plus qu’avant. J’ai mis cette période de ma vie dans une capsule, qui s’appelle Metals. Et je procéderai de la même manière pour le prochain, je le sais déjà.
Tu n’as ressenti aucune pression en écrivant ou en enregistrant cet album ? Il n’y a par exemple aucun single évident, ce qui ne doit pas simplifier les choses avec le label…
Absolument aucune pression. Pas du tout. J’imagine que j’étais quand même un peu bornée, un peu en réaction, malgré ce que je pouvais dire tout à l’heure. J’imagine qu’inconsciemment je ne voulais pas qu’il y ait de single cette fois. 1,2,3,4 n’a pas fait un bon boulot en tant que représentant d’un album complet. La chanson a fini par parler pour elle-même, pour son propre compte, même plus pour le mien. Elle a vécu par elle-même. Et pour d’autres, aussi –pour Apple, par exemple. Qu’une chanson sorte ainsi du lot, d’un album, n’a aucun sens pour moi. Je ne regrette pas ce qui s’est passé, j’ai apprécié cette chanson, j’ai profité de cette période, jusqu’à un certain point, et ça m’a nourrie, d’une certaine manière. Mais je ne voudrais pas alimenter ce feu, je préfère le voir s’éteindre tranquillement. Et en allumer un autre, avec des flammes différentes, un carburant différent. Pour éviter ça, j’ai fait en sorte sur Metals que les chansons soient très intimement liées les unes aux autres, qu’elles aient une forme d’esprit de fraternité, qu’elles ne se lâchent pas, pour qu’aucune ne dépasse réellement. Comme les chapitres d’un même roman ; si on en enlève un, le reste ne signifie plus rien. Je suis content que tu me dises qu’aucun single ne ressort vraiment : c’est, je crois, ce que je cherchais. Après, je peux vraiment être accrochée par un simple morceau, un truc pop, une chanson de R Kelly, un tube de Destiny’s Child, mais je crois que les choses auxquelles je m’attache le plus sont généralement des albums, des collections de chansons. Comme Arular de M.I.A. par exemple.
Tu parlais de carburant, à l’instant : quel aurait été le carburant principal de cet album ?
Je ne sais pas. Sans doute cette succession d’une période frénétique et d’un grand calme, des années de mouvement suivies d’une immobilisation soudaine. Les choses qui me semblaient dignes d’être observées, les choses qui me recadraient, une certaine recherche de la vérité, une vérité que je dirais en mon nom ainsi qu’en le nom des gens qui m’entourent. Avec tout cela, je plante des graines. Et je vois ce qui pousse. Et avec les années, je me rends compte que ce qui pousse change encore bien après la croissance ; une chanson comme Let It Die est suffisamment fluide pour avoir évolué en même temps que moi. De manière très égoïste, je trouve que c’est un succès pour moi.
Comment décrirais-tu Metals ?
Je ne le ferais pas, et j’en serais incapable. Le mixage a été bouclé il y a quelques semaines à peine, je manque encore de perspective. Peut-être comme une œuvre d’égoïsme : c’est le seul moment d’une vie où tu peux être égoïste de manière positive, sans blesser quiconque.
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