Disparaître pour mieux revenir, rompre avec un succès épuisant, être inspirée par un mythique navigateur français, enregistrer un album à Big Sur, en Californie sauvage : Feist parle, longuement, de la route ayant mené à son très beau Metals.
Tu étais heureuse, en te remettant à l’écriture ?
Oui, j’étais ravie de me concentrer à nouveau sur quelque chose. Après tout ce temps hors de tout, à essayer d’apprendre à ne rien faire, créer à nouveau était très positif. J’ai du réapprendre à jouer certaines choses, et j’ai recommencé avec une nouvelle palette de tons, un nouveau vocabulaire. Il était différent de tout ce que j’avais fait avant, car je repartais de zéro.
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A quoi ressemblaient tes premières esquisses ?
Elles étaient des photos floues des morceaux finaux, mais tout était déjà là. Gonzo, Mocky et moi avons arrangé l’album, c’était pour moi important de se créditer de ça, au-delà de la simple production. Mais avant de parler d’un album, nous parlions des chansons : Gonzo et Mocky, qui ont tous les deux apporté toute leur subtilité, ont fait grandir les démos. C’est étonnant, parce qu’ils se connaissent depuis quinze ans, mais ils n’avaient jamais écrit ensemble jusqu’alors. Mocky et moi avions écrit ensemble, Gonzo et Mocky avaient écrit ensemble, j’avais travaillé avec Gonzo, mais c’est la première fois que nous sommes réunis tous les trois. Une famille réunie, et nous avons enfin quelque chose de tangible à partager. Caught A Long Wind, sur l’album, ressemble à notre amitié : elle est fluide, les énergies se correspondent, il y a une sorte de pression positive dans l’air.
Il était clair dès le départ que vous travaillerez tous les trois ? Vous avez aussi ouvert la famille à de nouveaux membres…
Il n’y avait aucune raison de ne pas le faire, sinon le fait que Mocky est quelqu’un de très occupé, et que Gonzo publie un album à peu près tous les six mois… Mais oui, nous avons accueilli de nouveaux esprits. Brian LeBarton, par exemple, qui joue du clavier : comme dans un club secret, l’accepter a été une décision commune. On était tous d’accord, aucune question ne s’est posée, on lui a donné le mot de passe. Je me suis toujours un peu méfié des claviers, qui ont la fâcheuse tendance de trop pointer vers une période donnée, les 70s, les 50s, les 80s. Je ne leur avais jamais trouvé de vraie place avant, même si Gonzo en joue sur certaines de mes anciennes chansons. Mais les choses sont différentes avec Brian : il prend des sons, il les utilise comme Broken Social Scene utilise ses guitares, comme de simples sources de son que des pédales et des effets altèrent en permanence pour le faire dire ce que l’on veut leur faire dire. Je n’avais jamais utilisé ce genre d’expérimentation auparavant, mais j’adore les gens qui savent bien le faire. Brian sait parfaitement le faire, il a des instruments incroyables, il en fabrique lui-même, et tout ça collait parfaitement avec notre triangle –qui a fini par se transformer en carré. Dean Stone, un deuxième batteur, nous a aussi rejoints, et il se combinait avec Mocky pour brouiller un peu les pistes rythmiques. L’idée était justement de ne pas se situer dans le temps, de ne pas sonner comme quelque chose issu d’une époque en particulier ; Brian a tendance à inventer de nouvelles ères avec ses expérimentations.
Comment, concrètement, s’est organisé l’écriture puis l’enregistrement de Metals ?
Je l’ai écrit seule, pendant l’automne. Puis je suis allé voir Gonzo et Mocky à Paris et Berlin en fin d’année, avec mes maquettes, pour discuter de ce qu’on voulait faire et de comment on voulait le faire. Ils sont ensuite venus à Toronto en janvier, on a eu plusieurs séquences, avec ou sans Dean et Brian –ils nous ont rejoint une fois les idées en place, les morceaux déjà bien dessinés. Nous avons ensuite tous pris une pause de deux semaines, histoire de respirer un peu, de maintenir une vie à peu près normale, puis nous sommes partis à Big Sur. Et à Big Sur, en deux semaines, nous avons construit un studio et enregistré un album…
Que peux-tu me dire de Big Sur, de ce choix ? Tu connaissais l’endroit ?
J’y étais passée deux fois, rapidement, mais c’était suffisant pour faire naître en moi une fascination pour l’endroit. Je savais que c’était un endroit spécial, unique, sauvage. Plein d’histoire : je dis souvent pour plaisanter que Steinbeck et Henry Miller y ont déjà enregistré 50 albums en écrivant chacun des livres qu’ils y ont écrits. Mais j’ai d’une certaine manière également l’impression que ce sont les chansons elles-mêmes qui ont choisi Big Sur. Quand j’écrivais dans mon petit univers intime et caché du monde, je savais qu’enregistrer à Paris, par exemple, n’aurait cette fois pas de sens. J’avais besoin de nouveauté, d’un endroit qui me soit inconnu, qui soit positif sur un plan humain. C’est quand même un endroit assez incroyable, presque anormal, pour enregistrer un album. On blaguait souvent sur notre « temps de transport » quotidien : entre la maison où nous dormions et la grange où nous enregistrions, on devait marcher sur le chemin que prenaient les vaches, sur une falaise à pic, l’océan était en bas, mais il fallait marcher 45 minutes pour l’atteindre, on ne l’entendait même pas de là où nous étions. C’était la première fois de ma vie que je pouvais regarder l’horizon sur l’océan sans entendre ses vagues et son fracas : je voyais plus loin que je n’avais jamais vu, et tout était silencieux, c’était assez mystérieux, surréaliste. Le tsunami au Japon s’est produit quand nous y étions. Nous n’avons pas vu d’effet nous-mêmes, mais nous avons vu le soir aux infos que la ville la plus proche avait été un peu touchée, que les bateaux avaient été pas mal secoués. Une vague avait traversé le Pacifique pendant 18 heures et avait fini par échouer en Californie : ça nécessite une force gigantesque, indicible, et être confronté à ça, même de manière très lointaine, donne une certaine perspective sur les choses. L’océan en général a pris une certaine importance dans ma vie ces derniers temps. J’ai lu livre écrit par le navigateur français Bernard Moitessier, La longue route. Gonzo l’avait lu et me l’a prêté, il m’a profondément marqué. Il a même assez directement, je dois l’admettre, influencé Caught a Long Wind, sur l’album. Moitessier était parti pour une course autour du monde, il était dans la dernière ligne droite, et il n’a finalement pas voulu s’arrêter : il est reparti pour un second tour du monde. Son livre est extraordinaire. Son langage aussi. Son récit, justement, de la traversée du Pacifique est incroyable : des jours et des jours et des jours de solitude totale, mais d’une richesse spirituelle absolue, il fait corps avec la vie, avec l’univers, au milieu de nulle part.
Lire le récit de Moitessier a donc eu une influence sur toi ?
Totalement, oui. Ca m’a totalement concentrée. Sa prose est magnifique, comme sa poésie, la manière dont il observe les choses, son expérience de la solitude ne ressemblent à rien de connu. C’est sublime. Il écoutait souvent la radio pour savoir ce que devenaient ses camarades navigateurs, mais il raconte comment la course a fini par disparaître totalement des infos au fur et à mesure, du moins pour lui et aux moments où il pouvait capter la BBC. Il ne pouvait communique que très rarement vers l’extérieur, il ne savait pas si ses messages étaient bien reçu, il était vraiment seul. Totalement coupé du monde. Rester, dans ces conditions, mentalement sain. Et protéger sa propre vie en décidant de repartir. Il cherchait un idéal, il avait un respect total pour l’océan : c’était pour lui une entité vivante, comme l’était, pour lui aussi, son bateau. Il a peuplé sa solitude avec du symbolisme. Il y a une histoire assez folle. Des dauphins, par dizaines, qui lui envoient un « message », qui lui font comprendre qu’il court au devant d’un grave danger, qui en plongeant tous dans la même direction lui demandent de changer de cap. Il le fait et vérifie sa position, et se rend compte qu’il n’est pas du tout là où il était supposé être, se rend compte que les dauphins lui ont vraiment permis d’éviter de heurter des récifs. Tous les dauphins ont ensuite disparu sauf un, qui l’a accompagné pendant 2 jours : quand il finit par disparaître lui aussi, Moitessier vérifie sa position et constate que l’animal est parti précisément au moment où il était certain qu’il était définitivement hors de danger. Il avait ces expériences littéralement incroyables, ces accès de folie, si on peut appeler ça comme ça ; on ne sait pas si c’est positif ou négatif.
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