Disparaître pour mieux revenir, rompre avec un succès épuisant, être inspirée par un mythique navigateur français, enregistrer un album à Big Sur, en Californie sauvage : Feist parle, longuement, de la route ayant mené à son très beau Metals.
Comment l’inspiration, l’envie d’écrire sont-ils revenus ?
J’ai essayé de réapprendre des choses basiques. Comme les traumatisés, après un accident, certains d’entre eux doivent tout réapprendre…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tu considères donc les « années The Reminder » comme un accident, qui aurait brisé quelque chose ?
Tout s’est mis à marcher, à fonctionner différemment. L’instinct social se transforme pour s’adapter au fait de voir des gens différents dans des villes différentes chaque soir, de rencontrer quotidiennement des gens que tu sais ne plus jamais revoir ensuite, ou cinq ans plus tard quand tu reviens au même endroit… Il faut apprendre à ne vivre que dans l’instant, et à considérer cet instant comme quelque chose de très pur. Les amitiés naissent et se développent différemment. On trouve la profondeur et l’intérêt d’une manière différente. Et c’est la même chose pour la nourriture, pour le lit dans lequel tu dors le soir… Et la famille : j’ai fini par leur demander de ne plus venir me voir en concert, car je savais que je trouverais assez irréel de les voir backstage, ce ne serait pas la relation telle qu’elle est supposée être. Ma mère a été la première à comprendre : elle ne venait pas me voir sur scène comme je n’allais pas lui rendre visite à son bureau, à m’asseoir à côté d’elle et la regarder travailler. Ce n’est pas un endroit pour avoir une relation réelle, normale, contrairement à un salon, au jardin de la maison familiale… Non, ce n’est pas un « accident » au sens propre du terme, mais ça bouleverse l’idée même d’une vie normale. Une idée qu’on finit par perdre quand on passe trop de temps sur la route.
Tu réussissais à avoir une vie culturelle, en tournée ? Tu lis beaucoup, non ?
Oui, je lis beaucoup. Notamment dans le tour bus. Ma couchette a toujours été un endroit très personnel, très spécial, ma propre petite cabane, un refuge. C’était déjà le cas quand j’étais petite : ma mère me retrouvait régulièrement endormie dans mon placard… J’aime les petits endroits, confinés. Tu tires le rideau, et ça devient ton endroit, tu le remplis de ce que tu veux, c’est pour moi un vrai plaisir.
Et comment s’est passé ton retour à la vie normale ?
J’ai du réapprendre comment passer une journée, quelque chose d’aussi basique que cela. Que fais-tu quand tu es complètement libre, que tu n’as aucune obligation ? J’ai connu beaucoup de réveils un peu paniqués, où je ne savais absolument pas quoi faire. Je pouvais faire ci ou ça, mais est-ce que j’en avais vraiment envie ? J’ai fini par faire des listes, des listes des choses que j’avais envie de faire… Réapprendre à savoir de quoi on a envie : c’est quand même assez fou ! On parle beaucoup de cette période dans cette interview, mais ce n’est pas si important que ça. C’est exactement comme des vacances : tu arrives, mais les quatre premiers jours, tu ne sais absolument pas comment te comporter, sur quel rythme te caler. Et tu ne trouve généralement comment faire que les trois derniers jours. Tu ne veux pas partir, et tu sais que tu as gâché un peu de temps à trouver le mode d’emploi… C’était comme ça, mais pendant un an et demi.
T’éloigner pendant un an et demi était donc normal pour toi…
Oui. Je l’ai fait pour une raison précise, ce qui n’allait plus ne me manquait pas. J’avais un fantasme de simplicité, retrouver mon foyer, mon petit jardin, mon confort quotidien. Jouer des concerts ne m’a pas non plus vraiment manqué. Mais je me sens à nouveau curieuse. Donc prête à repartir.
Quand as-tu recommencé à écrire ?
En septembre l’année dernière. J’avais décidé de revenir à La Frette, où j’avais enregistré The Reminder ; un endroit absolument incroyable, où je me sens vraiment bien. Je ne voulais pas enregistrer, mais écrire, seule. Pour commencer quelque chose. J’avais passé suffisamment de temps chez moi, j’avais eu suffisamment d’espace, de silence. Quand j’ai pris mon année sabbatique, j’ai prévenu tout le monde que je partais pour un an. Mais au bout de cette année, je me suis rendu compte que j’avais encore besoin de temps, que j’apprenais à peine à apprécier mon temps. J’ai donc dit à tout le monde que je prenais une deuxième année… « OK, elle prend une deuxième année… » Et j’ai soudainement eu l’impression que les gens avaient disparu. Ils n’étaient pas là, je me sentais enfin seule, j’avais l’impression de pouvoir m’échapper, me glisser hors du cadre. Ca collait enfin parfaitement avec mon état d’esprit : c’est comme ça que je peux m’épanouir, j’avais besoin de ce sentiment de fuite, de discrétion, de silence, que personne ne m’écoute, que je sois la plus silencieuse possible. C’est quand j’ai finalement atteint cela que j’ai commencé à commencer, que l’idée d’écrire à nouveau a germé en moi. Je suis retourné à la Frette par superstition : j’y avais passé un moment génial, le souvenir y était très positif, je voulais m’y retrouver seule quelque jour pour écrire un peu, même si Gonzo est passé me voir. Puis je suis retournée à Toronto, et j’ai écrit l’album en quelques mois, de septembre et décembre, entre ma maison à Toronto et ma petite retraite dans les bois.
Qu’avais-tu en tête, au tout départ ? Tu cherchais un nouveau territoire ?
Je faisais du bruit autant que j’en écoutais. J’essayais de retrouver ce qui m’avait touché et ce qui ne m’avait pas touché par le passé ; j’ai une mémoire très physique, musculaire, de chaque période de ma vie, de mes tournées en solo, de ce que j’ai pu faire avec Broken Social Scene, avec un groupe plus tard, quand je ne chantais pas mais que je jouais de la guitare, ou que je jouais de la guitare mais ne chantais pas, quand les choses étaient calmes ou quand je hurlais. Tout ceci laisse des traces et quand je me suis enfuie pendant cette année et demi, j’ai d’une certaine manière interrogé ma base de données d’émotions, de sentiments, pour retrouver ce que j’aimais. Je me suis replongé dans la guitare avec une intensité que je n’avais plus connue depuis longtemps. J’avais à nouveau envie d’en jouer, de jouer avec les tons –le fait de jouer dans des grandes salles, où je ne pouvais plus vraiment utiliser mes vieux amplis, m’avait éloigné de ça. J’ai créé un petit espace, derrière chez moi, pour écrire et enregistrer ; une sorte d’abris de jardin, minuscule. J’y ai emmené un bureau, quelques instruments, un tambourin, un petit ampli : j’avais tout ce dont j’avais besoin mais rien de plus. J’y étais seule, je devais bricoler avec ce que j’avais, avec mes connaissances parfois limitée, et compter sur les musiciens qui viendraient ensuite pour donner forme à mes chansons.
Comment expliques-tu ce nouvel amour pour la guitare ?
Il a toujours été là, mais j’ai souvent été accompagné de guitaristes en tournée, ou j’ai donné trop d’importance, mentalement, à la technique de ce qui était joué ; je reposais sur d’autres. Puis j’ai compris à nouveau que je ne devais compter que sur mes compétences, mêmes limitées, et que j’aimais la manière dont je jouais, justement grâce à ces limitations, qui me poussent à contourner les problèmes et à inventer des solutions. C’est la même chose pour le chant. Je ne possède pas la précision et la perfection, mais je fais avec. Et je me suis avec cet album réapproprié tout ça, c’est ce qui est le plus gratifiant ; je sais que je ne dois plus me chercher d’excuses pour ne pas jouer moi-même le rôle que je dois jouer.
(suite page suivante)
{"type":"Banniere-Basse"}