Disparaître pour mieux revenir, rompre avec un succès épuisant, être inspirée par un mythique navigateur français, enregistrer un album à Big Sur, en Californie sauvage : Feist parle, longuement, de la route ayant mené à son très beau Metals.
Comment te sens-tu ? Heureuse de sortir un album, après avoir laissé couler un peu de temps ?
Heureuse. Je me sens heureuse. Je suis contente de pouvoir publier l’album que j’avais envie de publier. Ca n’a pas été si difficile, ça n’a pas non plus été facile ; faire ce disque a été juste ce qu’il faut de lutte pour pouvoir ressentir pleinement les choses.
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Et dans quel état d’esprit, voire dans quel état physique étais-tu après avoir bouclé le processus, tournées comprises, de The Reminder ?
J’étais épuisée. Littéralement vidée. Dans tous les sens du terme. Mes sens étaient stériles, je n’étais plus très curieuse, fatiguée. Ce n’était pas de l’ennui : ce serait terrible de décrire cet état comme ça, ça supposerait un désengagement total de ma part, ce qui n’était pas le cas. Je n’avais tout simplement plus de carburant, de carburant physique, émotionnel, musical. Au bout de quelque chose.
Penses-tu avoir évolué, en tant que personne, pendant cette période ? Appris des choses à propos de toi-même, de ces moments difficiles ?
C’est une bonne question. Oui, sans doute. Mais il faut du temps, il faut faire un pas en arrière pour avoir un peu de perspective sur ce qui a pu changer. Quand les choses durent trop longtemps, il arrive un moment où on entrevoit la boucle, on sait que si on n’y met pas un terme, le motif de ta vie, cette tournée peut se répéter à l’infini. Je ne voulais pas de ça. Je devais décider d’une date, dans mon calendrier, après laquelle j’arrêterais de tourner. Il n’y avait rien de déraisonnable là-dedans : j’avais tourné pendant deux ans après The Reminder. Pour n’importe qui, ce serait une tournée suffisamment longue. Et si on compte Let It Die, ça faisait 5 ans sans m’arrêter ou presque : c’est une longue, très longue période. J’avais besoin de respirer.
Et en quoi a consisté cette respiration ? Quelle a été la première chose que tu aies faite après la date fatidique que tu t’étais fixée ?
Je suis allé dans la maison de ma famille, en bord de mer sur l’Île du Prince Edouard ; j’avais tout planifié pour que ma tournée se termine là, pour que je puisse m’effondrer en face de l’âtre juste après le dernier concert. Une partie de mon groupe et de mon équipe m’a accompagnée : nous avions tous besoin d’une grande respiration, d’un sas de décompression avant de retourner chacun dans nos vies normales. Ma tante est venue. Heureusement, d’ailleurs : tout le monde s’est littéralement écroulé, sur le canapé, sur le sable, dans les lits, n’importe où, à côté de nos bagages ; elle a cuisiné pour nous pendant quelques jours. Et ces quelques jours ont ressemblé à une quarantaine entre la bulle que constitue la vie de tournée et le moment où on doit éclater cette bulle pour retrouver la terre ferme.
Tu considères une tournée comme une bulle, une déconnection par rapport au monde ?
C’est comme un camp d’été, quand tu es gamin. Tu peux écrire et recevoir des lettres, à la rigueur, mais le téléphone est interdit, tu te sens loin de tout. Tu vis dans un microcosme proche de Sa Majesté des Mouches, une sorte de résumé de l’humanité avec des archétypes, des leaders et des suiveurs, des gens en colères et d’autres qui sont toujours contents ; tous les rôles sont présents, ils ont tous leur utilité, et se définissent de plus en plus clairement avec le temps qui passe. Vraiment une bulle. Un monde miniature.
Ca ne peut pas devenir déprimant ?
Non, au contraire, c’est assez idyllique. Chacun tient son rôle, il existe une raison précise pour la présence de chacune des personnes qui sont là, tout le monde fait son boulot et le boulot de chacun est indispensable aux autres, donc chaque individu sait qu’il a une valeur, utile. C’est plus clair que la vie de tous les jours. Il y a chaque jour une nouvelle tâche à effectuer, et tu sais précisément laquelle. C’est comme une machine, dont les individus seraient les rouages : il y a quelque chose de confortable dans cette logique.
Après cette quarantaine, sur l’Île du Prince Edouard, tu as pris du temps pour toi…
Nous sommes en septembre 2011, et c’est en novembre 2008 que je me suis finalement écroulée à côté de mes bagages, à la fin de cette tournée. Deux ans et demi. Il y a environ un an, à l’automne 2010, je me suis remise à écrire, tout a recommencé à ce moment. J’ai donc pris, globalement, une année et demie de pause. J’ai l’impression que les gens pensent que j’ai été absente pendant quatre ou cinq ans, mais ce n’est pas le cas.
Ca t’a semblé long, cette année et demi ?
Rétrospectivement, ça ne me semble pas si long. Mais quand elle se déroule, une année peut d’une certaine manière ressembler à une vie entière. Même une semaine peut sembler très longue… J’ai voulu me retirer un peu car je ne voulais pas vivre dans un tableau Excel, je ne voulais plus que ma vie soit dictée par un emploi du temps. Je voulais être libre de faire ce que je voulais de mon temps et de l’espace, être libre d’aller où je le désirais et quand je le désirais, être libre d’être totalement immobile aussi. Je voulais sentir à nouveau la responsabilité d’un autre pan de ma vie : la famille, les amitiés, entretenir ce cadre stable. Mais il m’a fallu un peu de temps pour m’habituer à nouveau à ce style de vie.
Tu cherchais aussi un nouveau terrain, de la fertilité pour ton inspiration artistique ?
Ce n’était clairement pas ma motivation initiale. Je portais d’une certaine manière le deuil de l’intimité que j’avais longtemps connu dans ma musique. Ecrire de la musique était quelque chose d’intime, et il y avait même un côté assez insulaire pendant des années à mes concerts, que je jouais dans des salles relativement petites, peu de gens venaient. Quand je passais d’une salle de 300 à 500 personnes, j’avais déjà l’impression d’un truc énorme… Et quand tu passes de 500 à 5000 spectateurs, il devient plus difficile de se véritablement se lier, sur un plan émotionnel, à ce qui passe. « Salut les gars, je n’ai pas grand-chose à voir avec ça ! » Au moment où tout ce qui se passe à l’extérieur a pris le pas sur ce qui se passait en moi, sur mon intimité, mon instinct s’est réveillé pour me faire comprendre que ce n’était pas sain. C’est vrai, je pense, des artistes comme de tout le monde : si l’intime s’efface face à l’externe, on passe à côté de quelque chose. On devient invisible dans son propre processus, ça crée une barrière entre ce qui se passe et ses sentiments. J’ai senti ça à un moment donné : je me sentais un peu moins présente lors de mes concerts que je ne l’avais été jusque là, tout au long de ma carrière. Je commençais à avoir l’impression de faire des photocopies de photocopie de photocopie de photocopie.
C’est uniquement lié au fait d’être devenue commercialement importante ?
C’est surtout du à ces années ininterrompues d’enregistrement et de tournée. J’ai su, en faisant cet album, que je devais redevenir égoïste, me concentrer sur moi-même : il m’était impossible de refaire un disque en pensant à ce qui se passait à l’extérieur. Je ne l’aurais de toute façon sans doute pas pu, j’ai développé une forme de mémoire réactive qui me prévient quand les choses ne vont pas comme je le voudrais. Comme un réflexe : quoiqu’il arrive, mon esprit me menait vers ça, vers le fait de faire exactement l’album que je voulais faire. C’était le seul succès que je cherchais avec Metals : un disque qui soit entièrement mien.
Tu t’es libérée de ton propre succès pour faire ce disque ?
Ce mot « succès » a beaucoup de définitions… Tu parlais sans doute du succès commercial, mais ce n’est pas ma définition du mot. Ce n’est pas que j’ai envie de revenir en arrière, dans l’ombre, en souterrain, je n’ai pas envie de devoir bosser dans un restaurant pour pouvoir payer 50$ à mon batteur pour un concert, ce genre d’économie bancale est derrière moi et je suis ravi que soit le cas. Je ne me plains donc vraiment pas de ce qui m’est arrivé ; je lis parfois des interviews d’artistes qui te racontent à quel point c’était mieux quand ils luttaient pour la survie, et je trouve ça assez affreux et peu respectueux. Non, je ne regrette pas cette époque : c’est simplement mon instinct qui m’a poussé vers un album qui ne prenne en compte rien de ce qui se passait autour de moi. Voilà : c’est ma conception du succès. Un succès fut par exemple le jour où j’ai tenu un exemplaire de Let It Die dans mes mains, le jour où on l’a reçu, avant sa sortie : je n’avais aucune idée de ce qui se passerait ensuite, mais c’était pour moi déjà un succès. Metals n’est pas encore sorti, mais savoir que le même groupe de gens avec lequel je travaille depuis 10 ans a travaillé une fois encore avec moi, que nous n’avons travaillé que dans l’instant présent, sans aucun stimulus ou influence sinon nous-mêmes, rien qui s’immisçait de l’extérieur de notre studio : c’est exactement ce que je voulais.
Tu travailles d’abord pour toi, et ensuite suit qui veut…
Je suis totalement égoïste. Mais je crois que c’est la seule manière, pour moi, d’être une artiste responsable, le seul moyen de remplir ma part du contrat. Dès que j’essaie de recréer quelque chose, que je fais quelque chose en réaction, que j’essaie de prouver quelque chose ; tous ceux qui fonctionnent comme ça ont tendance à se prendre les pattes dans leur propre ego… Certes, il est aussi question d’ego dans l’égoïsme de faire quelque chose qui me plaise d’abord à moi, mais… c’est la seule manière de bien faire les choses. J’ai souvent parlé de tout ça avec mes amis ces dernières années. Avec Peaches, par exemple. Quand elle a fait The Teaches of Peaches, ça sortait de nulle part, elle s’est totalement investi, et ça a eu un impact immense sur elle, bien plus grand que 1,2,3,4 sur moi : c’est toute une culture qui s’est inventée autour de cet album, elle s’est retrouvée aspirée dans un mouvement, beaucoup de gens se sont retrouvés et liés autour de ce qu’elle a créé. Et quand il a fallu qu’elle en écrive la suite, il lui était impossible d’être en réaction, pas plus que de prévoir quoi que ce soit : le seul impératif pour elle, pour bien faire les choses, était d’être totalement égoïste et de n’en faire qu’à sa tête. J’ai l’impression que tous mes amis fonctionnent comme ça. C’est peut-être cet égoïsme qui explique pourquoi on donne tous l’impression d’être tarés.
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